Samah Jabr est Jérusalémite, psychiatre et psychothérapeute, dévouée au bien-être de sa communauté, au-delà des questions de la maladie mentale. L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid.
Ce matin, je me suis réveillée au bruit des hélicoptères, des voitures de police et des ambulances, alors qu’un affrontement éclatait dans notre quartier de Shuafat, jusqu’ici paisible, à Jérusalem-Est. Les forces de sécurité israéliennes tiraient sur des jeunes Palestiniens qui manifestaient contre le meurtre de Muhammed Abu Khdeir, 16 ans, enlevé dans notre quartier alors qu’il se rendait à la prière de l’aube. Des témoins ont vu Muhammed forcé de monter dans un véhicule et en avaient informé la police.
Quelques heures plus tard, la police israélienne retrouvait son corps dans la forêt de Jérusalem, dans le village de Deir Yassin – presque comme un retour en arrière sur la scène de ce massacre traumatique infligé à ce village, il y a plus de six décennies ! Muhammed a été poignardé, son corps carbonisé et défiguré. Juste la nuit précédente, des Israéliens avaient tenté d’enlever Mousa Zalloum, 10 ans, qui fut sauvé grâce à la résistance courageuse de sa maman, Deema. Tous les deux ont vécu pour raconteur leur histoire.
Incitation et vengeance
Immédiatement après l’enlèvement le 12 juin de trois colons israéliens en Cisjordanie occupée – dans un secteur où Israël détient le contrôle total, militaire et civil -, le Premier ministre israélien, Benjamin Nethanyahu, annonçait que “le Hamas était responsable et que le Hamas allait payer”. L’armée israélienne a lancé des raids violents et imposé des couvre-feux dans toute la Cisjordanie, tuant une dizaine de jeunes, ré-arrêtant des membres du Parlement et des prisonniers précédemment libérés, et démolissant les maisons des suspects, avant même qu’une preuve n’ait été produite devant l’opinion ou un tribunal. Ce ne serait pas une surprise pour moi si les Palestiniens qu’Israël accuse étaient assassinés, car ainsi il ne subsisterait que la version israélienne. Cependant, l’escalade militaire israélienne depuis le 12 juin ne consistait pas seulement à rechercher les trois colons disparus. Le régime de Netanyahu profitait de la situation pour tenter d’inspirer une sympathie internationale après les critiques venant du monde entier contre le rôle d’Israël dans le gel des négociations de paix. Israël a infligé une punition collective au peuple palestinien, restreignant ses déplacements dans toute la Cisjordanie et interdisant aux Hébronites non juifs de quitter le pays, effectuant des incursions brutales et des fouilles dans les maisons, villes et camps de réfugiés palestiniens, arrêtant beaucoup de Palestiniens, et tuant quiconque était perçu comme une menace.
Ces actions israéliennes ont servi à réduire les pouvoirs du gouvernement d’union de Palestine, et à attiser les flammes de la polarisation. En outre, les dirigeants et propagandistes israéliens ont créé un climat hostile aux Palestiniens, caractérisé par leur déshumanisation extrême, y compris des enfants, dans les médias officiels comme dans les médias sociaux. Après la découverte des corps des trois colons, Netanyahu a declaré : « Ils ont été enlevés et assassinés de sang-froid, par des animaux humains », et « Ils sanctifient la mort, nous sanctifions la vie ». Il a également évoqué « un large fossé moral (qui) nous sépare de nos ennemis ». Benny Kashriel, maire de la colonie illégale de Ma’ale Adumim, a demandé aux autorités israéliennes de construire de nouvelles unités de logement en Cisjordanie, en réponse au meurtre des trois colons israéliens. Les slogans du genre « Mort aux Arabes » et « Pas d’Arabes, pas d’attentats terroristes », sont devenus de plus en plus stridents dans l’opinion israélienne.
Des dirigeants et diplomates dans le monde, qui ne connaissent pas les noms de ces gamins palestiniens qui se font tuer quasiment tous les jours, ont déploré dans les termes les plus forts le meurtre des trois colons, citant leurs noms. Mais qu’en est-il de Youssef Shawamra, 15 ans, tué en mars pendant qu’il cueillait de la gundelia, cette plante épineuse sauvage qu’on mange en légume (Akkoub) à Deir Al Asal, au sud d’Hébron ? et d’Ahmad Sabarin, 20 ans, qui regardait un match de la Coupe du monde quand les Israéliens sont entrés faire des arrestations dans le camp de réfugiés d’Al Jalazoun, et qu’ils ont abattu Ahmad alors qu’il sortait de chez lui pour voir ce qui se passait ? et de Saker Daraghmeh, 16 ans, tué à Tayaseer, près de la vallée du Jourdain, alors qu’il faisait paître son bétail ? Mahmoud Odeh et Nadeem Nawara, ces deux adolescents tués pendant qu’ils commémoraient la Nakba, n’ont reçu aucune de cette attention internationale qui fut accordée aux trois colons juifs ! Le meurtre d’un Palestinien ne se voit pas de façon aussi atroce que celui d’Israéliens ; notre douleur n’est pas perçue comme aussi vive que la leur. Assimiler injustement la responsabilité palestinienne dans des actes, présumés, de quelques individus, avec la responsabilité officielle d’un gouvernement israélien démocratiquement élu dans les actions de son armée, c’est une autre insulte à la logique et à la raison, une insulte souvent commise par les amis d’Israël. En réalité, jamais un Israélien n’a reçu une peine sérieuse après avoir tué un Palestinien. Aujourd’hui, après le meurtre de Muhammad Abu Khdeir, les troupes israéliennes ont envahi Shuafat – pas le quartier des tueurs ! Ceux-ci resteront probablement anonymes, leurs maisons ne seront pas démolies, il n’y aura aucun bouclage d’imposé sur les quartiers israéliens, et les colons israéliens ne seront pas empêchés d’aller travailler ou de partir à l’étranger. Les rabbins et les dirigeants des colons qui incitent leurs partisans continueront de le faire en toute impunité.
Depuis qu’il occupe notre terre, Israël nous a enlevé notre liberté, nos vies, et nos perspectives. Aussi longtemps que le meurtre d’un gentil sera considéré avec plus de légèreté que celui d’un juif, aussi longtemps qu’il y aura cette énorme divergence dans la valeur de l’être humain et ce manque de validation de l’expérience palestinienne, aussi longtemps qu’Israël restera le seul auteur de ce récit sur la terre, et le seul acteur politique qui compte, la mort et le nihilisme continueront de nous enlever nos perspectives de vie – tant palestiniennes qu’israéliennes.
Samah Jabr
Traduction : JPP pour les Amis de Jayyous