Maître Damien Viguier est horripilé par la politique étrangère de son pays et dégoûté par la mascarade politique qui a lieu en France. Pour lui, « la haute administration, que ce soit dans l’armée ou dans la diplomatie française, est bien consciente du caractère complètement aberrant de cette politique ». S’agissant du terrorisme, l’avocat français est convaincu que « le monde du capitalisme anglo-saxon et sioniste n’a aucun problème avec l’obscurantisme ». Quant aux relations entre nos deux pays, « il y a des forces qui cherchent à entretenir les rancœurs et les haines entre les populations algérienne et française », dit-il. Interview.
Algeriepatriotique : Vous avez relevé la duplicité du discours officiel français sur le terrorisme et avez même accusé la France officielle d’être complice d’Al-Nosra en Syrie. Pourquoi une démocratie comme la France soutient-elle le terrorisme islamiste ?
Maître Damien Viguier : Je ne sais pas s’il s’agit de duplicité, ce n’est pas le mot que j’emploierais. Il y a, à mon avis, une crasse incompétence. Si ceux qui commandent s’en rendent compte, alors oui, c’est de la duplicité. La haute administration française n’a que l’expérience de ses échecs dans la guerre moderne : Vichy, l’Indochine, l’Algérie, sans compter les multiples escarmouches depuis les années 80. Pourtant, ce sont des officiers français, forts des expériences indochinoise et algérienne, qui ont pu faire progresser la doctrine militaire. Mais les connaissances acquises par Galula ou par Trinquier ont profité aux Américains.
Je n’ai pas exactement accusé la France. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’en tant qu’avocat de victimes syriennes des agissements des supposés « rebelles » en Syrie, nous avons en effet accusé Laurent Fabius de divers méfaits. Le Conseil d’Etat a répondu qu’il s’agissait, avec ces méfaits, de la politique étrangère de la France. Cette réponse est déplorable, mais elle a permis au Conseil d’État de se déclarer incompétent pour condamner les fautes personnelles du ministre.
La question de savoir pourquoi la France soutient le terrorisme islamiste est un peu précoce. Il faut commencer par établir qu’en effet, la France soutient ce « terrorisme ». Officiellement, nos chefs d’État et ministres successifs, Juppé, Sarkozy, Hollande, Fabius, Valls, Fillon, Ayrault... continuent de prétendre qu’ils défendent la population syrienne et qu’ils luttent pour la démocratie, les droits de l’Homme et l’état de droit. De leur point de vue, cette cause est juste. La population syrienne veut sa liberté et le « régime syrien », comme ils disent, est contre cette liberté. Par conséquent, rien de ce que ce « régime » peut faire en matière policière ou militaire ne lui sera passé. Le seul fait de ne pas quitter la Syrie condamne, aux yeux des Français, le président Bachar Al-Assad pour crime contre l’humanité, car sa cause n’est pas juste. En revanche, ce vulgaire appareil de propagande permet de justifier tous les agissements possibles de la part de ceux qui luttent contre le « régime ».
Nous savons qu’en réalité, c’est la population syrienne tout entière qui est victime d’une agression internationale, et que la nation syrienne tout entière résiste à la tentative de la faire disparaître. Mais comme les médias dominants en France diffusent leur propagande de manière ininterrompue, et comme la plupart des gens, y compris, et peut-être surtout dans les classes les plus éduquées, avalent sans sourciller les moindres choses dès lors qu’elles sont mises à la sauce des droits de l’Homme, on a la situation infernale que nous connaissons.
Vous dites qu’il faut établir d’abord que la France soutient ce terrorisme. Or, le président français lui-même a reconnu la livraison d’armes aux terroristes et Laurent Fabius a soutenu que le Front Al-Nosra, un groupe placé par Washington sur la liste des organisations terroristes, « fait du bon boulot »...
Il y a deux choses. Il s’agit d’abord d’une question de mots, mais dans ces affaires, les mots sont importants. La France reconnaît depuis le début, depuis 2011-2012, qu’elle aide des gens en Syrie, mais elle refuse évidemment de les appeler des terroristes, elle préfère les appeler des rebelles, ce qui veut dire résistants, ou même, au sens du droit de la guerre, combattants. Tout dépend ici du point de vue. C’est une première chose. Il faut donc commencer par démasquer ce double langage, le caractère fourchu de cette langue qui joue sur les termes de résistant et de terroriste. Mais ce n’est pas tout, car, par ailleurs, la France – c’est-à-dire les chefs d’État et membres successifs de son gouvernement, le régime en place en France – nie que les rebelles soient des islamistes ; elle prétend que ce sont des modérés. Sur ce point, il s’agit d’un mensonge. Et c’est un second effort à mener que de démasquer ce mensonge.
Les deux aspects de la question ont éclaté depuis 2015, avec l’affaire Charlie, et cela ne va cesser de s’accentuer, tout simplement parce que le « rebelle modéré » soutenu par la France en Syrie et le « terroriste islamiste » contre lequel elle lutte en France sont une seule et même personne.
Existe-t-il des voies légales possibles pour poursuivre les responsables politiques français coupables de soutien aux groupes armés en Syrie ?
Oui, il en existe beaucoup. De bonnes et de moins bonnes. Rêver d’une action devant une juridiction internationale du genre du Tribunal pénal international est une erreur, car ce serait se soumettre précisément à l’ordre mondial qui est coupable de l’agression. Je pense plutôt à des voies de droit commun, devant les juridictions françaises. Mais cela suppose, vous l’imaginez bien, une certaine révolution.
La France officielle persiste-t-elle dans cette politique contraire aux principes démocratiques qu’elle affirme défendre ou est-elle en train de l’abandonner, selon vous ?
Aujourd’hui, en mars 2017, rien ne laisse paraître un quelconque changement. De toute manière, hormis peut-être les épisodes de rébellion gaulliste, la France a perdu sa souveraineté en 1944, voire même en 1940, par conséquent, sauf bouleversement international – par exemple un effondrement des tuteurs historiques de la France, les États-Unis d’Amérique et leurs fidèles alliés –, ou national – une révolution –, il n’y a rien à attendre de la politique française.
Je ne dis pas cela à la légère. La haute administration, que ce soit dans l’armée ou dans la diplomatie française, est bien consciente du caractère complètement aberrant de cette politique.
Comment expliquez-vous cette incohérence de la politique étrangère française, qui soutient les régimes monarchiques moyenâgeux du Golfe et déstabilise un État comme la Syrie où les différentes communautés vivent en harmonie ?
C’est exact, le paradoxe est frappant. C’est d’ailleurs la question qui revient continuellement dans la bouche des Syriens : pourquoi entre nous, qui avions de l’admiration pour le modèle français, et eux, qui représentent l’antipode de la civilisation, est-ce eux que vous avez choisis ? Ma réponse est que l’incohérence de cette politique éclate en France, mais elle ne vient pas de la France, elle est commandée par d’autres puissances, évidemment. Le monde du capitalisme anglo-saxon et sioniste n’a aucun problème avec l’obscurantisme, certains disent même que la réforme wahhabite est une occidentalisation de l’islam.
L’opinion publique française acquise à la propagande des médias mainstream qui ne cessent de falsifier la réalité sur la guerre en Syrie est-elle autant réceptive qu’au début à la manipulation ?
Oui. Le Français est naïf, moins que l’Allemand, mais quand même. Ou alors il se moque des actualités et ne fait pas de politique. Ceci étant, les médias mainstream sont inquiets. La dernière arme de la propagande officielle consiste à traiter de « complotistes » ou de « conspirationnistes » tous ceux qui tenteraient de remettre en cause la véracité de ce que racontent les journalistes. Et du complotisme à l’antisémitisme, il n’y a qu’un pas. Nous, en France, vivons sous une sorte de cloche de verre. Peut-être est-ce un signe d’espoir. Les puissances étrangères qui dominent indirectement en France ne se donneraient pas tant de peine s’il n’y avait pas un réel danger pour elles à ce que les Français soient informés.
Quand vous abordez la lutte contre le terrorisme, vous prenez toujours l’Algérie comme exemple. Qu’est-ce qui vous a frappé le plus pendant cette période tragique dans la vie des Algériens ?
Sur la lutte contre le « terrorisme », je raconte toujours la même anecdote qui m’avait frappé. Durant les années noires, les années 90 du « terrorisme » islamiste, lorsqu’une voiture piégée explosait, les premiers à arriver sur place, avant même les secours quasiment, dans l’ordre, c’était le véhicule qui dégageait la carcasse encore fumante et la voiture-balais pour nettoyer la chaussée de toutes les traces. Et on n’en parlait pas. En trente minutes, tout était réglé.
C’est un exemple. Je demande toujours aux gens s’ils ont une idée du prix de la minute de télévision, et ce que coûte le fait, comme pour l’affaire Charlie Hebdo, d’avoir monopolisé, des jours et des jours durant, toute la presse française, toutes les chaînes de télé, les radios, dans un gigantesque carnaval qui a traumatisé la population. Qui est le terroriste dans cette affaire ? À 95% un attentat est composé de la communication qui l’entoure.
La question de la colonisation est de nouveau à l’ordre du jour depuis la déclaration d’Emmanuel Macron à Alger qui l’a qualifiée de « crime contre l’humanité ». Quelle est la responsabilité juridique de la France coloniale dans ses atteintes aux droits humains ?
Emmanuel Macron n’est pas juriste. C’est l’évidence même. Il aurait pu parler de crime contre l’humanité au sujet de la guerre d’Algérie – les « évènements » d’Algérie, du point de vue français puisqu’il y avait alors une situation de guerre civile. Dans le contexte du nouvel ordre mondial, en cas de guerre civile, il y a toujours un camp dont la cause est juste, et un autre dont la cause est injuste. Dans le cadre de la décolonisation, vous autres Algériens étiez du bon côté. Par conséquent, tout, absolument tout ce que les fedayin pouvaient faire était légitime. Je n’entre pas dans le détail. Mais, au contraire, rien, absolument rien de ce que la police et l’armée française pouvaient faire n’était légitime. Le moindre contrôle d’identité entrait alors sous la qualification de persécution pour des motifs raciaux, religieux ou politiques : c’est la définition du crime contre l’humanité retenue à Nuremberg.
Du point de vue français, vous comprendrez bien que l’on puisse parler de « lutte contre le terrorisme ». Car les faits sont les mêmes ; tout dépend du jugement que l’on porte sur la cause. D’ailleurs, dans le cas de l’occupation israélienne, on est dans le schéma inverse. La bonne conscience humaniste internationale a fini par admettre que la cause d’Israël était juste, et celle des populations palestiniennes injuste. Dès lors, il devient possible de parler de terrorisme pour les actes commis par les combattants palestiniens, tandis qu’au nom de la lutte contre le terrorisme, Israël peut absolument tout se permettre.
Le drame, dans ce système du nouvel ordre mondial, c’est que la population est prise en tenaille. L’ancien ordre, l’ordre traditionnel de la société interétatique, reposait au contraire sur le respect des populations civiles, que l’on tenait à l’écart de la guerre comme de la politique. Cela ne permettait pas d’éviter les crises et les guerres civiles, mais celles-ci étaient marginalisées et neutralisées au plus vite, tandis qu’aujourd’hui, c’est l’inverse : ce sont les guerres conventionnelles que l’on interdit et les guerres civiles que l’on promeut et entretient. Il y a eu un recentrement du droit international, de la guerre conventionnelle sur la guerre civile.
Il y a très certainement, au plan mondial, des forces qui cherchent à entretenir les rancœurs et les haines entre les populations algérienne et française. La guerre civile entre Algériens et Français peut durer ainsi éternellement. Quant à la colonisation, peut-être croyez-vous, en Algérie, qu’elle est terminée, alors que ce n’est pas le cas. Elle continue en métropole où ont été déportés des millions des vôtres. Ils sont entassés dans ce que l’on appelle des « cages à lapin », dans les banlieues des grandes villes bourgeoises (Lille, Paris, Marseille, Lyon, Grenoble, Metz, etc.). Ils fournissent depuis les années 30 une main d’œuvre corvéable et plus serviable que le prolétaire autochtone. Il faudrait parler de la drogue aussi, et de la délinquance. Nos prisons sont pleines à craquer de jeunes Maghrébins. Ils forment l’écrasante – c’est le cas de le dire – majorité de nos internés. De la déportation, des camps, du travail... Oui, si vous voulez. Crime contre l’humanité.
Vous ne répondez toujours pas sur la responsabilité juridique de la France dans ses crimes commis en Algérie pendant la colonisation...
Les crimes commis par les Français en Algérie… J’estime, pour demeurer fidèle à un ordre international qui n’est plus, que ce serait aux Français de les punir. Et, selon moi, il ne pourra s’agir que de crimes de droit commun. Ni le crime de guerre ni moins encore le crime contre l’humanité ne seront des catégories pertinentes. La première parce qu’elle n’a pas lieu d’être dans un cadre policier, la seconde parce qu’elle n’a pas lieu d’être tout court. Pour le moment, les gouvernements et les populations sont pris dans le tourbillon d’un prétendu ordre mondial qui repose sur l’entretien du chaos, au nom précisément du crime contre l’humanité. Mais si un jour, qui n’est peut-être pas si lointain, le droit et la justice sont restaurés, pourront régner aussi à nouveau les principes de réparation, de compassion et de miséricorde.
Depuis Homère, en particulier, on dit que c’est le pardon et l’oubli qui permettent de retrouver la paix. Il est certain que cela suppose une configuration internationale différente de celle qui a été celle de l’époque du colonialisme et de l’impérialisme français. La France était encore l’une des grandes puissances européennes qui se partageaient le monde. Mais, dans un contexte multipolaire, si les Algériens veulent présenter leurs doléances, je n’y vois pas d’inconvénient juridique de principe. Il sera évident tout de même qu’il faudra aussi que les Algériens entendent les doléances contraires. Car il y en a.
Vous voyez que ce n’est pas simple. La question est : qui, depuis le début de la colonisation, profite de cet affrontement ? Quoi qu’il en soit, la réconciliation entre la France et l’Algérie, entre les Français et les Algériens, est d’actualité.
La France vit une situation inédite depuis l’avènement de la Ve République. Deux candidats à la présidentielle mis en examen, des partis éclatés, des jeunes loups qui veulent chambarder le paysage politique... Comment analysez-vous la situation politique française actuelle ?
Il s’agit d’un spectacle, à l’évidence. Et le scénario vise à ridiculiser encore un peu plus la France. Vous noterez que les politiciens, en France, ne sont jamais mis en examen que pour des affaires relativement mineures. C’est déplorable. Bon nombre croient encore dans un sursaut national en France. Tout n’est peut-être pas perdu et peut-être que les nationalistes algériens pourraient contribuer à hâter un changement, en tendant la main aux nationalistes français qui ont grandement besoin d’aide actuellement.
Comment les Algériens pourraient-ils jouer un rôle dans un problème franco-français ?
Je vais reformuler mon propos. Je vous donne un exemple. En France, les politiciens de gauche, les socialistes, draguent les immigrés algériens et les descendants d’immigrés d’algériens. Ils font tout pour les dresser contre les Français de souche, accusés au passage d’avoir occupé l’Algérie. Pourtant, ces mêmes politiciens sont les héritiers directs des hommes qui, au XIXe siècle, ont orchestré la politique coloniale en Algérie, puis qui en ont si mal géré la fin. Les nationalistes français ont toujours compris le nationalisme algérien et, réciproquement d’ailleurs, un nationaliste algérien comprend toujours très bien les nationalistes français. Depuis l’étranger, on s’étonne toujours beaucoup de l’inertie de la population française.
Mais il faut savoir que la moindre opinion jugée politiquement divergente vous expose à l’ostracisme. Et si elle est exprimée publiquement, elle peut vous valoir des poursuites. Les magistrats eux-mêmes, dans ce domaine, vivent sous la pression des médias, de leur administration et des associations de défense des intérêts collectifs. C’est ainsi que l’on condamne lourdement, aujourd’hui, des humoristes, des artistes, des historiens, des journalistes ou des intellectuels. Par conséquent, les vrais hommes politiques français, ceux qui ont, pour ainsi parler, la patrie au cœur, sont opprimés bien plus sévèrement que les marionnettes de la vie politicienne. Peut-être que les nationalistes algériens pourraient d’ailleurs contribuer à hâter un changement, en tendant la main aux nationalistes français qui ont grandement besoin d’aide actuellement.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït Amara