À l’heure où l’ordre international subit des perturbations inédites dans l’histoire contemporaine, il est fondamental d’approfondir l’étude des relations internationales par une approche métapolitique. C’est-à-dire une approche qui intègre ce que le comte Joseph de Maistre (1753- 1821) désignait comme une « métaphysique des idées politiques ». Comprendre l’idéologie de l’oligarchie mondialiste est le meilleur moyen de la combattre.
Après Pierre Hillard, nous avons voulu avoir l’analyse de Youssef Hindi sur la nature de la Russie dans le jeu international. De l’influence sioniste à l’eurasisme d’Alexandre Douguine, il décrypte pour nous les coulisses du pouvoir russe et les manœuvres des États- Unis contre ses ennemis. Ses propos et analyses n’engagent bien sûr que lui.
Rivarol : La guerre des clans au sein du régime russe est donc une réalité. Qui entoure Vladimir Poutine ?
Youssef Hindi : Il y a autour de Poutine des patriotes et des libéraux, des hauts-fonctionnaires, civils et militaires, attachés à l’État et des hommes d’affaires qui pensent à leurs intérêts. L’existence de réseaux et de milliardaires libéraux pro-occidentaux et pro-israéliens en Russie n’est pas un secret. Alexandre Douguine en parle ouvertement depuis de nombreuses années. Il écrivait, dans un article paru le 23 septembre 2016, que la cinquième colonne en Russie se compose de ces groupes qui soutiennent la civilisation de la mer (les États-Unis et l’OTAN) et s’opposent à la dominante historique de la Russie sur la terre, l’identité eurasienne.
Cette cinquième colonne a soutenu l’effondrement de la structure de la terre continentale, représentée par l’Union soviétique, puis est arrivée au pouvoir sous Eltsine dans les années 1990, lorsque Andrei Kozyrev, ministre russe des Affaires étrangères, a ouvertement déclaré leur position « atlantiste », et a ensuite été à la tête des élites dirigeantes politiques, économiques et culturelles de la Russie jusqu’en 2000. Durant toute cette période, elle ne pouvait pas être traitée de « cinquième colonne » dans toute son acception car elle a pu pleinement arriver au pouvoir et réprimer l’opposition patriotique. La cinquième colonne et le régime des réformateurs libéraux russes des années 1990 sont synonymes. Néanmoins, dans le contexte géopolitique de cette époque, l’élite dirigeante russe n’était rien d’autre qu’une cinquième colonne : elle n’a pas agi pour l’intérêt national, mais a servi d’instrument de contrôle externe. Le centre de décision était localisé à l’Ouest, et les libéraux de Moscou appliquaient simplement les solutions, en essayant de maximiser les avantages et les bénéfices pour eux-mêmes et leurs entreprises. C’est là que l’oligarchie russe a été créée. La puissance d’un petit groupe de magnats a saisi, en vertu de la privatisation et de la corruption insouciantes, des monopoles d’État entiers : tout d’abord, le domaine de l’énergie.
Ce pouvoir de l’oligarchie russe lié aux États-Unis est devenu une cinquième colonne lorsque Vladimir Poutine a accédé à la présidence et qu’il a redonné à l’État sa centralité et récupéré ce qui lui a été volé par des oligarques souvent d’origine juive : Goussinski, Berezovsky, Khodorkovski. Depuis le début des années 2000, l’opposition à Poutine est composée de représentants atlantistes qui avaient dominé la scène politique dans les années 1990 et avaient été marginalisés avec le début du mandat de Poutine et son changement de politique vers la civilisation de la terre, l’eurasisme. Depuis ce moment-là, l’« opposition libérale », composée des Occidentaux, d’oligarques en disgrâce et de stricts russophobes, a commencé à ressembler de plus en plus à une véritable cinquième colonne... Le plus important est que la cinquième colonne géopolitique (au niveau civilisationnel) a commencé à se former comme la cinquième colonne interne manœuvrant contre son pays à l’intérieur.
Cette cinquième colonne se divise en deux catégories, selon Douguine : une cinquième colonne qui s’oppose ouvertement à Poutine, notamment par des manifestations de rue ; et une autre, sournoise, composée d’oligarques, de politiciens, de fonctionnaires, d’analystes, d’experts, de dirigeants communautaires, de propriétaires de médias qui ont trouvé le moyen, même en étant atlantistes et même radicalement anti-Poutine, de rester dans le régime politique, après l’arrivée de Poutine et sa politique patriotique.
La seconde catégorie, qui est autour de Poutine, qui le soutient, et que Poutine maintient en place, est la plus dangereuse, car elle accompagne ses actions dans le sens des intérêts atlantistes, et parfois même sabote ses réformes et ses mesures patriotiques visant à renforcer la souveraineté russe.
Lors de la gestion du covid, nous avons pu observer deux politiques différentes. Il y avait d’une part Poutine qui défendait la liberté vaccinale, et de l’autre des représentants de l’autorité russe et des maires, comme celui de Moscou (Sergueï Sobianine), qui pratiquaient la même politique qu’en Occident : passe sanitaire, QR code, confinement… Finalement, la population russe et la police, réfractaires, ont eu raison du covidisme. Mais la vaccination a été massive. Big pharma était à l’œuvre, comme l’avait expliqué Xavier Moreau.
Quelle est l’influence des réseaux sionistes en Russie ? Pensez-vous que Poutine est influencé par une tendance « traditionnelle » du judaïsme comme l’évoque Pierre Hillard ?
Israël exerce sur le pouvoir russe – de plus en plus difficilement depuis l’intervention de l’armée russe en Syrie – une influence via les oligarques juifs russes proches du Kremlin et de Vladimir Poutine. Ces milliardaires communautaristes ont joué un rôle important dans le maintien des bonnes relations russo-israéliennes. À l’instar de Vladimir Soultsker, qui est un acteur important de l’internationale sioniste.
En 2004, Sloutsker a accédé à la présidence du Congrès juif russe (il resta en poste jusqu’en 2005) qui est censé représenter toutes les organisations juives en Russie. À la suite de sa nomination à la tête de l’organisation juive, le journal israélien Haaretz lui a consacré un article titré « Le nouvel oligarque juif va rendre la vie facile au Kremlin ». Vladimir Sloutsker y est décrit comme un « oligarque juif », un « professeur de kabbale », ayant des « liens étroits avec le Kremlin ». Un homme qui « est au cœur de l’élite d’affaires et de la politique » et dont « le cercle de connaissances comprend de nombreux juifs, des hommes d’affaires et des membres importants du gouvernement ».
Le Congrès juif russe a été fondé en 1996 en grande pompe par un groupe d’oligarques juifs mené par le magnat des médias russes, Vladimir Goussinski, qui en a été le premier président et qui a essayé d’en faire un lobby puissant sur le modèle de l’organisation juive américaine Conference of Présidents of Major American Jewish Organizations.
Mais le projet est stoppé dans son élan par l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Goussinski, à l’instar d’autres oligarques juifs, a utilisé son média pour attaquer Poutine. Goussinski a donc fui vers Israël en 2000 ; ce dont a pâti le Congrès juif russe qui est passé d’un budget initial de 10 millions de dollars par an à quelques centaines de milliers de dollars annuels. Trois ans plus tard, le second président du Congrès juif russe, Leonid Nevzlin, un des propriétaires de la compagnie pétrolière russe Ioukos (qui était contrôlé auparavant par Mikhaïl Khodorkovski, emprisonné en 2003 pour « escroquerie à grande échelle » et « évasion fiscale »), s’est également exilé en Israël. Vladimir Poutine a donc mis au pas un certain nombre d’oligarques juifs russes qui lui étaient hostiles, et a laissé en place d’autres qui lui étaient favorables.
L’arrivée de V. Sloutsker à la tête du Congrès juif russe, permise par Vladimir Rissen, l’adjoint au maire juif de Moscou, est advenue, d’après Haaretz, dans « une période creuse dans les relations israélo-russes ». En effet, en janvier 2005, le gouvernement russe « a décidé de vendre des missiles à la Syrie », et « il a annoncé qu’il fournirait à l’Iran le combustible nécessaire au fonctionnement du réacteur nucléaire de Bouchehr ».
Le rôle de Sloutsker et du lobby juif qu’il représente en Russie était, et il est toujours, de contrer cette politique russe défavorable à Israël et que l’oligarque juif attribuait à certains organes et centres de pouvoir dans le pays (en Russie) où la pensée du passé prévaut, selon laquelle les pays arabes font partie de « notre » camp, et Israël et les sionistes font partie de l’autre camp.
Il y a donc une guerre sourde dans l’appareil d’État russe et autour de Poutine, une guerre opposant les juifs pro-israéliens et les patriotes.
Comme je l’ai rapporté et analysé dans Chroniques du sionisme (éditions Kontre Kulture, 2019), les relations russo-israéliennes se sont dégradées depuis l’intervention russe en Syrie autour de la question syrienne et iranienne, et tout particulièrement depuis que l’aviation israélienne a causé la destruction d’un avion russe et la mort de son équipage le 17 septembre 2018. Le Kremlin a, dans la foulée, autorisé la livraison des missiles S-300 à la Syrie.
Durant cet épisode, le Grand Rabbin loubavitch de Russie, Berel Lazare, qui fait partie de la direction du Congrès juif russe et qui est « proche » de Poutine, s’est opposé à la livraison des missiles S-300 à la Syrie au nom de sa « sensibilité à propos de nos frères en Israël, à Sion ».
Jusque-là, les Russes s’étaient abstenus de livrer les S-300 à la Syrie, en raison du lobbying des Israéliens en Russie qui arguaient que cela limiterait la capacité de l’État hébreu à neutraliser les « menaces terroristes », incluant le Hezbollah. Mais après la destruction de l’avion russe à cause de Tsahal, la realpolitik, les alliances géopolitiques de la Russie et son armée ont prévalu sur les desiderata du lobby pro-israélien en Russie. Précisons tout de même que, manifestement, les Russes n’ont pas autorisé les Syriens a utiliser les S-300 contre la chasse israélienne qui a continué à frapper la Syrie impunément. Ce refroidissement entre la Russie et Israël ne m’a guère surpris, mais à au contraire confirmé mes articles de prospectives géopolitiques écrits depuis 2015.
J’anticipais, notamment lors d’un entretien que nous avons eu en avril 2020, une aggravation de la détérioration des rapports israélo-russes. Et cela s’est vérifié depuis, notamment avec la guerre en Ukraine. La Russie ayant avancé comme un de ses objectifs militaires la « dénazification », le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a répondu : « Quel genre de nazification avons-nous si je suis moi- même juif ? »
Ce à quoi le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a rétorqué par la provocation le 1er mai 2022 : « Si je me souviens bien – mais je peux me tromper – Hitler avait aussi du sang juif, donc cela ne signifie absolument rien du tout. » Israël a immédiatement condamné les propos de Sergueï Lavrov, exigeant des excuses. « Les remarques de Lavrov sont impardonnables et scandaleuses », a alors déclaré le ministre israélien des Affaires étrangères, Yair Lapid, évoquant une « inversion de l’Holocauste ». Et d’ajouter que « le niveau le plus bas de racisme est d’accuser les juifs eux-mêmes d’antisémitisme ».
Bien loin de s’excuser, Moscou a accusé Israël de soutenir « le régime néo-nazi de Kiev ». Le ministère russe des Affaires étrangères a ainsi tweeté le 3 mai 2022 : « Les déclarations anti-historiques du ministre israélien des Affaires étrangères ont été mises en évidence. L’orientation actuelle du gouvernement israélien, qui soutient le régime néonazi de Kiev, s’explique en grande partie par ces déclarations. Sur la question de savoir s’il y a vraiment des néo-nazis en Ukraine : https://tele- gra.ph/Ob-antisemitizme-05-03 »
Le lien qui accompagne ce tweet renvoie à un texte de réponse à Israël produit par Moscou dans lequel il est rappelé notamment que « l’histoire, malheureusement, connaît des exemples tragiques de juifs ayant collaboré avec les nazis. En Pologne et dans d’autres pays d’Europe de l’Est, les Allemands ont nommé des industriels juifs à la tête de ghettos et de conseils juifs, dont certains se sont illustrés par des actes absolument monstrueux. À Varsovie, Jakub Leikin espionnait les juifs et rapportait tout à l’administration d’occupation allemande, condamnant ses compatriotes à une mort certaine et parfois douloureuse ; tandis que Chaim Rumkowski proposait aux juifs de Lodz de livrer leurs enfants aux nazis en échange de la vie des adultes du ghetto – les témoins de ses propos sont nombreux… »
En outre, durant l’été 2022, le ministère russe de la Justice a ordonné la fermeture de l’Agence juive pour Israël en Russie. Et le 6 juillet 2022, le grand rabbin de Moscou, chef de la plus importante communauté juive de Russie, Pinchas Goldschmidt (également président de la Conférence des rabbins européens), a quitté la Russie pour s’installer en Israël à la suite de l’intervention en Ukraine à laquelle il s’est opposé. La porte-parole de la communauté juive en Russie, Olga Yessaulova, a indiqué qu’« il n’est pas question de successeur, peut-être qu’il n’y en aura pas ».
Rappelons les propos tenus par Poutine au sujet du rôle néfaste de membres de la communauté juive lors de la révolution de 1917. Le 13 juin 2013, à l’occasion de sa visite au Musée juif de Moscou, devant un parterre de religieux, il a déclaré : « Jusqu’à 80 à 85 % des membres du gouvernement de l’Union soviétique étaient juifs. Et ces juifs guidés par de fausses pensées idéologiques ont arrêté et réprimé les adeptes du judaïsme, du christianisme, de l’islam et d’autres religions. Ils n’ont pas fait de différence. »
La Russie propose un retour à un monde multipolaire. Que recouvre pour vous ce terme et qu’implique-t-il dans les orientations géopolitiques russes ?
La Russie ne propose pas un monde multipolaire, c’est l’Histoire et la réalité du politique qui imposent ce monde multipolaire. Du début de la guerre froide à la chute de l’Union soviétique, nous avons vécu dans un monde bipolaire. À la suite de l’effondrement de l’URSS, le monde a subi le diktat de l’unipolarité américaine. Quand Poutine a osé affronter directement l’OTAN en Ukraine, le 24 février 2022, il a officialisé la fin du monde unipolaire qui existe de facto depuis la réémergence de la Russie et de la Chine et l’émergence de puissances relativement importantes comme l’Inde et le Brésil.
L’unipolarité, la domination exclusive du monde par les États-Unis, a été un bref moment historique qui a débuté avec l’effondrement de l’Union soviétique qui était synonyme, pour les Américains, de la disparition définitive de l’Empire et de la puissance russes. Ils pensaient que c’était « la fin de l’histoire ». C’est ce que George H. Bush a appelé « nouvel ordre mondial » le 11 septembre 1990 lors d’un message à la nation américaine. Déclaration qu’il fait quelques semaines après le début de la guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991) lancée par les États-Unis à la tête d’une coalition de 35 pays.
Cette guerre était censée montrer au monde que ce nouvel ordre avait pour maître et architecte l’Amérique, une sorte de nation-Messie qui, en vainquant l’Union soviétique, avait fait s’effondrer l’Histoire et fait entrer le monde dans l’ère messianique, à savoir l’établissement sur la terre entière de l’Éden libéral. Or, la cible choisie par les États-Unis pour faire la démonstration de leur « toute- puissance » aurait dû mettre la puce à l’oreille à tous les géopolitologues. Attaquer l’Irak, ou plus tard la Yougoslavie, n’était pas une démonstration de force mais de faiblesse.
Profitant de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’effacement russe de la scène internationale durant la décennie 1990, les États-Unis ont tiré profit de cet avantage et de ce vide géopolitique pour multiplier les guerres directes et par proxy et les révolutions colorées pour mettre en place des régimes soumis à travers le monde. L’agitation militaire de Washington n’a pas fait perdre le sens des réalités aux stratèges américains qui gardaient à l’esprit que cette domination mondiale avait pour première condition l’empêchement de l’émergence ou de la réémergence de puissances rivales. Cette stratégie a échoué, elle ne pouvait s’opposer à la marche de l’Histoire.
Le fanatisme messianique des Américains a conduit une partie de la classe dirigeante états-unienne à croire qu’ils étaient à la tête d’un empire éternel, ou du moins qu’ils domineraient sans partage pour un nouveau siècle. Le monde multipolaire est la coexistence de plusieurs empires ou puissances, plusieurs grandes civilisations et centres économiques qui agrègent d’autres nations. La Russie n’a pas d’autre prétention que de faire partie d’une de ces grandes puissances qui se partagent actuellement le monde. Un partage du monde que les Américains refusent. C’est ce qui explique la guerre actuelle qui oppose les États-Unis à la Russie en Ukraine.
L’avènement d’un gouvernement mondial est un projet essentiellement utopique et messianique, en ce sens qu’il signifie la disparition même du politique. Or, tant que le politique existe, la pluralité des États persistera. La multipolarité, c’est un monde où plusieurs États puissants exercent une influence sur leur sphère respective, sur d’autres nations petites et moyennes. Le pluralisme des États est le caractère spécifique du politique, et toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi, et donc la coexistence d’une autre unité politique. C’est ce qu’a compris et expliqué il y a près d’un siècle Carl Schmitt à qui l’histoire a donné raison. « Aussi, tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en existera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière. Le monde politique n’est pas un universum, mais, si l’on peut dire, un pluriversum. » (Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, Flammarion, 1992, p. 95).
Que vous inspire l’eurasisme d’un Alexandre Douguine ? Sa voix vous semble- t-elle avoir une influence sur le pouvoir russe poutinien ?
Alexandre Douguine est le principal représentant et la figure centrale de l’eurasisme aujourd’hui, mais il n’en est pas le père. L’eurasisme est né il y a un siècle, et il est l’héritier du mouvement slavophile et du panslavisme du XIXe siècle qui sont nés en réaction à l’influence de l’Europe occidentale sur la Russie, notamment depuis les réformes d’inspiration occidentale du tsar Pierre le Grand (1672-1725). On ne peut donc pas appréhender l’eurasisme sans connaître la généalogie du slavophilisme et du contexte historique dans lequel il naît. Cela nous permet de mieux saisir les relations actuelles entre la Russie et l’Europe occidentale ainsi que l’attitude de Vladimir Poutine.
Le mouvement slavophile naît et se développe dans le milieu intellectuel russe et vise, entre autres choses, à définir l’identité russe et à comprendre son altérité face à l’Europe. Il s’oppose au modernisme et au libéralisme venus d’Europe et qui menacent les régimes traditionnels. La tentative de coup d’État, baptisée insurrection décembriste, qui eut lieu le 14 décembre 1825 à Saint-Pétersbourg, fut considérée comme le produit de la libre-pensée inspirée par l’étranger et adoptée par la jeunesse éduquée russe. Le tsar Nicolas Ier chargea le comte Serge Ouvarov, en tant que ministre de l’Éducation, de trouver une solution. En 1833, il proposa la version officielle du concept de génie national que les slavophiles étaient en train d’élaborer, selon lequel les valeurs traditionnelles de la Russie devaient être défendues contre les idées étrangères. La formule qui fut adoptée est la suivante : « orthodoxie, autocratie, génie national ».
Aujourd’hui, face au LGBTisme, que Poutine qualifie de « satanique », on observe une réaction russe qui rappelle cette époque. Mais les slavophiles s’opposent à l’Europe tout en lui empruntant une partie de son appareil intellectuel et philosophique. C’est d’ailleurs le cas de Douguine qui est très influencé par les Allemands Martin Heidegger, Carl Schmitt, Oswald Spengler et par le Français René Guénon qu’il considère comme le plus grand penseur du XXe siècle.
Le mouvement slavophile développe une liaison organique entre nation, christianisme et une philosophie de l’histoire qui ne conçoit qu’un seul grand conflit dominant de l’histoire universelle : l’opposition entre Orient religieux et Occident rationaliste. Et la Russie a pour mission de réconcilier les contraires ; c’est une conception hégélienne. Il y a même l’idée que la Russie conservatrice a pour mission de sauver l’Europe du modernisme. N’oublions pas que le tsar Nicolas Ier considérait que la défense de l’ordre traditionnel était un devoir international. « Au cours de son règne, la Russie fut appelée le "gendarme de l’Europe" en raison de son empressement à aider les autres monarques à piétiner les flammes et les braises de la révolution. » (Mark Galeotti, Brève histoire de la Russie, Flammarion, 2021, pp. 213-214.)
En 1831, l’armée russe écrasa en Pologne une révolte déclenchée par la réduction des droits constitutionnels décrétée par Nicolas Ier. Après avoir aidé les Autrichiens à réprimer la révolte de la ville de Cracovie en 1846, le tsar brisa le mouvement national moldave de 1848, puis envoya ses armées aider celles des Habsbourg pour mettre un terme à la révolution hongroise en 1849. La victoire dans la Grande Guerre patriotique face à Napoléon, qui exportait la Révolution française, était une apothéose du messianisme russe ; les Russes étaient convaincus qu’ils étaient une nation spéciale, et au milieu du XIXe siècle ils affirmaient être les défenseurs de l’Europe. La Russie tsariste, faisant partie du continent européen, combattait les idées modernes qui la contaminaient et la mettaient en péril. Le penseur russe qui ouvrira la voie aux eurasistes est Nicolas Danilevskij (1822-1885), le principal intellectuel à donner une formulation systématique au panslavisme, faisant le lien avec le slavophilisme de l’époque romantique, et qui fut très populaire dans les milieux intellectuels après la guerre russo-turque de 1878.
L’eurasisme empruntera un certain nombre de schémas historiques et philosophiques à Danilevskij : histoire cyclique, aires de civilisation closes, irréductible opposition Europe-Russie, philosophie du territoire, existence platonicienne d’une réalité cachée plus « vraie » que l’apparence matérielle, etc. (Marlène Laruelle, L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire, L’Harmattan, 1999, p. 39) Mais la vision eurasiste de la nation russe est plus vaste, plus impériale que celle de Danilevskij qui est exclusivement slave. L’influence de Douguine sur la politique de Poutine me semble tout à fait exagérée par les anti-Poutine comme par certains admirateurs de Douguine. Toutefois, on peut affirmer qu’une partie des influences philosophiques de Poutine puisent dans l’eurasisme et le slavophilisme.
En janvier 2014, Vladimir Poutine a distribué trois ouvrages aux hauts-fonctionnaires : L’Inégalité de Nicolas Berdiaev (1874-1948), La Justification du bien de Vladimir Soloviev (1853-1900) et Nos missions d’Ivan Iline (1883-1954), un philosophe slavophile et anti-communiste.
Soloviev est un penseur important qui influencera les eurasistes. Il ne dévalorise pas la pensée occidentale et appelle à une synthèse de l’Orient et de l’Occident, de la philosophie, de la religion et de la science. Ce penseur, qui développe une philosophie religieuse et eschatologique, unissant orthodoxie et néoplatonisme, va jusqu’à appeler à l’œcuménisme de toutes les Églises chrétiennes, ce qui est contestable. La Russie doit, selon lui, renoncer à son nationalisme religieux et politique pour accomplir la mission que « ne surent mener à bien ni Constantin ni Charlemagne, incarnant une troisième force entre un Occident rationaliste et un Orient impersonnel » (Marlène Laruelle, op. cit. p. 40).
Berdiaev, contemporain des eurasistes, formulera une conception tout particulièrement religieuse de la dualité matériel et spirituel, extérieur et intérieur, qui s’incarnerait dans le processus historique par l’opposition de deux aires de civilisation antagonistes. Il existe pour Berdiaev une géographie spirituelle parallèle à la géographie physique : « La Russie, c’est tout un continent, un énorme Occidento-Orient, elle relie deux mondes. Et dans l’âme russe, depuis toujours, se sont affrontés ces deux éléments, l’occidental et l’oriental. » (Nicolas Berdiaev, L’Idée russe, Paris, Ymca-Press, 1946, p. 10. Cité par Marlène Laruelle, op. cit. p. 41) Les eurasistes emprunteront à Berdiaev plusieurs thèmes : la conjonction entre orthodoxie et thématique sociale, voire socialiste, l’appréhension de la révolution bolchévique comme d’un événement métaphysique, une géographie spirituelle, une pensée millénariste, la perte de Dieu par l’Occident et la suprématie, selon eux, du christianisme oriental, une Europe étriquée et formelle face à une Russie libre « de l’intérieur », l’universalité et la sacralité du destin russe, un troisième espace entre Occident et Orient.
Le projet géopolitique eurasiste de Douguine est influencé par les théoriciens allemands – comme Karl Haushofer et Carl Schmitt – qui proposaient l’alliance des puissances continentales, l’établissement de grands espaces, pour faire face aux Anglo-Américains. À titre personnel, la dimension mystique ou ésotérique guénonienne qu’Alexandre Douguine a intégrée à l’eurasisme ne me parle pas, ne me convainc pas, et je ne pense pas que le peuple russe, ou le président tchétchène Khadirov, qui est un musulman orthodoxe, soient perméables aux théories comme la « Tradition primordiale » ou « la vision hindoue de l’histoire ». Ces tendances ésotériques très contestables n’ont toujours été, en Europe comme en Russie, que l’apanage de certains « cercles » politiques et intellectuels.
Toutefois, il ne faut pas s’étonner de trouver chez les Russes des discours et des théories promouvant le respect mutuel, voire la communion des religions. Il ne faut pas transposer une vision franco-centrée sur la réalité russe. La Russie n’est ni le royaume de France catholique ni la République jacobine, c’est un empire multi-ethnique, et même une civilisation multi-confessionnelle. Poutine, en tant que chef de cette fédération, ne peut pas faire autrement que de tenir un discours favorable à chacune des religions et prôner le respect mutuel. Son objectif est de maintenir la cohésion et non pas de déclencher une guerre civile interconfessionnelle en insultant les différentes communautés religieuses, leur expliquant qu’elles sont dans l’erreur et que la seule religion vraie est l’orthodoxie.
Le conflit en Ukraine est un élément de la stratégie américaine pour asservir l’Europe. Quelles formes cette guerre prend-elle contre l’intérêt des peuples européens ?
Elle prend la forme d’un pillage à très grande échelle, d’un dépeçage du Vieux Continent par les États-Unis qui sont dans une grave crise économique depuis plusieurs décennies maintenant, en raison du système de libre-échange et de la prééminence de la finance qui a phagocyté l’économie réelle. Ainsi, nous assistons à une double guerre : une guerre civile à l’échelle de l’Occident, opposant la haute finance et l’industrie, y compris aux États-Unis ; et une guerre économique inter-étatique que mène l’Amérique à l’Europe pour mettre la main sur les ressources de ses vassaux du Vieux Continent afin de remédier à la contraction de son économie, dont la cause est, comme je l’ai dit, la destruction de l’industrie par le libre-échange et la Banque.
Par conséquent, le problème immédiat de la France et de l’Europe est là, le danger de mort est représenté par les États-Unis et la haute finance judéo-protestante, pas par la Russie et l’eurasisme, qui n’ont ni les moyens ni l’ambition de dominer l’Europe. C’est ce qui m’a motivé – dans un contexte où l’oligarchie occidentale et tout son appareil politico-médiatique nous poussent à nous focaliser sur la Russie et à la haïr – à écrire mon dernier livre, La guerre des États-Unis contre l’Europe et l’avenir de l’État, dans lequel j’explique comment et pourquoi Washington s’attaque aux intérêts vitaux des pays européens. Mais les conséquences de cette domination et de cette guerre des néoconservateurs dépassent de loin le seul domaine économique ; je fais également dans mon livre un diagnostic théologico-politique et juridique de l’évolution du monde occidental.
Quel est, selon vous, l’objectif des atlantistes sur le long terme pour notre continent ?
Washington fait d’une pierre plusieurs coups : il coupe les ponts énergétiques entre la Russie et l’Europe, il dresse un nouveau rideau de fer, il contraint les Européens à s’approvisionner auprès des États-Unis, il se débarrasse de concurrents industriels européens.
L’objectif à long terme est de maintenir vassalisée l’Europe, d’empêcher les pays du Vieux Continent de recouvrer leur souveraineté et d’établir des alliances dans leurs intérêts, notamment avec la Russie ; ce qui aurait pour conséquence d’empêcher les Anglo-Américains d’atteindre le but qu’ils se sont fixés depuis le XIXe siècle : encercler l’Eurasie, l’étouffer et lui briser les os, l’éclater en de multiples petites entités, ce qu’ils projettent de faire avec la Russie si celle-ci perd la guerre contre l’OTAN.
C’est pour cette raison que Karl Haushofer préconisait l’alliance des puissances continentales, afin de constituer de grands blocs en capacité de faire échec à la stratégie des thalassocraties anglo-américaines. Et c’est ce que cherche à mettre en œuvre Poutine.
Le général de Gaulle, quelles que soient les critiques légitimes que l’on peut lui adresser par ailleurs, avait parfaitement compris cela. Il a sanctuarisé le territoire français par l’acquisition de la bombe atomique, est sorti du commandement intégré de l’OTAN, a chassé l’armée américaine hors de France, et a mené une politique d’équilibre entre les États-Unis et l’Union soviétique. S’il tendait la main à la Russie, ce n’est pas parce qu’il était communiste ou soumis à Moscou, mais par réalisme et intérêt national. Si un défenseur des intérêts de la France arrive demain au pouvoir, c’est ce type de politique qu’il mènera. La dernière partie de mon livre est consacrée à cette question.
Vous évoquez la possibilité d’un remplacement de la classe dirigeante pour sortir de cette logique mortifère. Quelle forme pourrait prendre ce renversement de l’ordre dominant ?
Dans la séquence historique actuelle, où s’est instauré, en Occident en général et en France en particulier, un État tyrannique et totalitaire dirigé par l’oligarchie entrée en guerre contre le peuple, cela ne se fera pas dans un bureau de vote, mais dans la violence. Une violence qui a été déclenchée par le pouvoir politique actuel.
L’histoire nous enseigne que le contexte de guerre et de crise économique grave met en péril les régimes fragiles délégitimés, comme c’est le cas aujourd’hui en Occident, et en France tout particulièrement. « La guerre met une nation à l’épreuve. De même que les momies se décomposent aussitôt qu’on les expose à l’atmosphère, de même la guerre prononce son verdict de mort contre toutes les institutions sociales qui ont perdu leur force vitale », disait Karl Marx. La France n’est pas (encore) entrée dans une guerre directe contre la Russie, mais elle fait partie du bloc géopolitique qui contribue financièrement et matériellement à cette guerre pour faire tomber la Russie. Une défaite de l’OTAN, ou du moins son incapacité à parvenir à un affaiblissement net de l’État russe, aura des conséquences politiques.
Dans l’entre-deux-guerres, et notamment à la suite de la crise financière de 1928, il y a eu une série de changements de régime en Europe. Je ne dis pas que l’histoire va se répéter exactement de la même façon, mais les mêmes causes ont tendance à produire des effets similaires. Dans mon dernier ouvrage, je me livre à une analyse approfondie de la situation actuelle et à une prospective assez large. Quelle que soit l’issue, à court, moyen ou long terme, je pense que les lecteurs trouveront des explications aux événements futurs dans mon livre La guerre des États-Unis contre l’Europe et l’avenir de l’État.
Ne manquez pas la prochaine conférence de Youssef Hindi :