Xavier Moreau est un homme d’affaires et un analyste politico-stratégique installé à Moscou depuis 2003. Il conseille différents groupes internationaux dans les pays de l’ancienne URSS, dont la Russie et l’Ukraine, et dirige le site d’analyse géopolitique Stratpol. Il est considéré par beaucoup dans la mouvance dite d’extrême droite comme un spécialiste à suivre pour comprendre les enjeux d’une guerre entre l’Occident et la Russie. Comme pour toute interview, rappelons que les propos et analyses de la personne interrogée n’engagent qu’elle-même.
Rivarol : Votre parcours fait de vous un des observateurs les plus suivis sur les questions géopolitiques russes. Pouvez-vous revenir sur les expériences personnelles et professionnelles qui vous ont formé ?
Xavier Moreau : J’ai un double cursus puisque je suis passé par Saint-Cyr ainsi que par la Sorbonne, où j’ai eu l’honneur d’être l’élève de Georges-Henri Soutou. Je me suis spécialisé sur la période de la guerre froide, sur l’emploi de l’arme nucléaire tactique et sur les relations entre la Yougoslavie de Tito et l’URSS. J’ai travaillé pendant près de quatre ans sur des projets de coopération militaro-industrielle entre la France et la Russie. Les sanctions de 2014 ont mis fin à tous ces projets.
Déclenchée le 24 février 2022 sur ordre du président russe Vladimir Poutine, l’intervention russe en Ukraine fut une surprise pour l’opinion publique occidentale. Quelles sont pour vous les véritables raisons qui ont conduit le Kremlin à franchir le Rubicon ?
En 2018, Vladimir Poutine avait prévenu lors d’une conférence de presse que si Kiev profitait du championnat du monde de football pour attaquer le Donbass, cela remettrait en cause l’existence même de l’Ukraine en tant qu’État. Il a été répété plusieurs fois depuis, y compris en 2021, par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense russe, ainsi que par le chef d’État-major de l’armée russe Guerassimov, que la Russie interviendrait en cas de tentative d’invasion ukrainienne du Donbass. Les Russes ont appris fin janvier-début février 2022 que Kiev s’apprêtait à passer à l’acte et ont décidé, comme en Syrie, de frapper les premiers. Le pouvoir kiévien n’avait de toute manière pas le choix car l’économie ukrainienne était au bord de la banqueroute et l’effondrement de la popularité de Zelensky l’avait poussé depuis un an à prendre des mesures dictatoriales comme la fermeture des médias d’opposition et l’enfermement ou l’exil de ses principaux opposants. La guerre était un coup de poker à tenter pour sauver le régime de l’effondrement.
Y a-t-il eu une discussion interne au pouvoir russe pour cette intervention ? Les Russes soutiennent-ils l’intervention ?
Sur la première question on ne peut faire que des suppositions, mais je considère que le consensus était général, que la guerre était inévitable et les militaires ont obtenu de frapper les premiers, quitte à faire passer la Russie pour l’agresseur. Le Kremlin a estimé que, quoi qu’il arrive, les régimes politiques occidentaux considéreraient la Russie comme la fautive. Le bénéfice d’une attaque par surprise l’a emporté sur l’espoir naïf que les médias occidentaux puissent avoir une vision objectif du conflit.
Moins qu’une confrontation entre deux pays, cette guerre serait pour vous un affrontement entre Moscou et l’OTAN. Comment l’Alliance atlantique participe-t-elle directement à ce conflit sans entrer en guerre officiellement ?
Sans l’OTAN, le conflit serait déjà terminé, Kiev aurait reconnu la perte de la Crimée et des deux républiques du Donbass et aurait changé sa constitution pour qu’il soit mis fin aux persécutions contre les Russes. Cas unique dans l’histoire des conflits, Kiev a demandé au bout de deux jours à négocier avec la Russie. Les radicaux et Washington en ont décidé autrement. Les uns parce qu’ils savaient qu’ils risquaient de se retrouver devant la justice russe et les autres parce qu’ils avaient investi des milliards de dollars pour faire de l’Ukraine une « anti-Russie ». Le soutien avait déjà commencé bien avant le 24 février par l’envoi d’armes légères, d’instructeurs et de mercenaires (on en compte 6 000 en ce moment selon Moscou). Ces armes « magiques » se sont révélées particulièrement décevantes, tant la supériorité russe en matière de puissance de feu et de contrôle du ciel ukrainien est écrasante. Cette guerre est une guerre d’artilleurs, ce qu’a finalement compris l’OTAN, qui a donc commencé à livrer des armes lourdes et de l’artillerie. L’OTAN est désormais cobelligérante dans ce conflit.
Quelle est la situation militaire actuelle sur les divers fronts du conflit ? L’aide massive occidentale pourrait-elle faire la différence ?
Les Russes sont en train de détruire l’essentiel de l’armée ukrainienne qui se trouve dans le Donbass. Elle semble y réussir notamment à cause de la décision stupide de Zelensky de tenir coûte que coûte des chaudrons comme celui de Marioupol quitte à sacrifier ses meilleures troupes.
Pour l’instant, l’aide occidentale sert surtout de moyen de propagande pour faire croire aux combattants ukrainiens qu’ils ont encore une chance, mais ce qui a été livré est soit en trop petites quantités (le CAESAR français par exemple), soit inutilisable efficacement face à une armée moderne comme celle de la Russie (comme les canons tractés italiens ou américains, comme le M777). L’arrivée de lance-roquettes multiples longue portée américains M31 GMLRS pourrait créer un vrai problème à la Russie à condition qu’ils soient en nombre suffisant. Le problème de l’aide otanienne est aussi celui des munitions car les calibres sont différents de ceux utilisés par l’Ukraine. Il faut donc mettre en place des chaînes logistiques extrêmement lentes et vulnérable car les Russes ont la maîtrise quasi totale du ciel.
Le scénario d’une nouvelle escalade (avec le risque d’une intervention directe de l’OTAN ou d’utilisation d’armes nucléaires) vous semble-t-il crédible ?
L’arrivée de M31 GMLRS pourrait entraîner une escalade d’autant plus qu’avec une portée de plusieurs centaines de kilomètres, Kiev pourrait les utiliser contre des villes russes comme Belgorod ou Koursk. Dans ce cas, la Russie pourrait viser des villes européennes ou américaines.
Je ne crois pas à l’utilisation d’armes nucléaires dans ce conflit. Certainement pas sur le territoire ukrainien dont la Russie ambitionne de reprendre certaines provinces. La Russie dispose d’armes hypersoniques uniques au monde et imparables et pourrait en représailles cibler une ville polonaise ou américaine par exemple, sans pour autant utiliser une ogive nucléaire.
Il semble que les buts de guerre russes aient profondément changé en quelques semaines ? L’Ukraine risque-t-elle d’être démembrée ?
Les buts de guerre initiaux consistaient à obtenir la Crimée et les deux républiques du Donbass, mais Vladimir Poutine avait prévenu dès le 5 mars que ceux-ci pourraient évoluer en fonction de l’entêtement de Kiev.
Le 22 avril, le ministère de la Défense russe a annoncé que désormais son objectif était le contrôle de tout le littoral ukrainien. Il s’agissait aussi de rassurer les habitants des larges territoires conquis quasiment sans combats dans les régions de Kherson, de Zaporojie ou de Kharkov. Toutes ces populations ont accueilli l’armée à bras ouverts et craignent, en cas de départ de cette dernière, de subir le sort des habitants de Boutcha. Pour elles, il n’y a aucun doute que le massacre a été accompli par les unités de représailles ukrainiennes.
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est devenu une star en tournée en Occident. Quel est son parcours et a-t-il une véritable autonomie dans cette guerre ?
Pour la Russie ou pour l’Ukraine, cela n’a jamais été bon signe lorsqu’un dirigeant est populaire en Occident, et cette popularité est souvent bien plus importante à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Zelensky est un comique qui a été élu car il avait été le héros d’une série télévisée, Le Service du peuple, où il jouait précisément le rôle du président ukrainien.
C’est un peu comme Emmanuel Macron, un produit marketing sans colonne vertébrale. Comme son prédécesseur, il a été élu sur un programme de réconciliation nationale et de bonne entente avec la Russie, et comme lui, il a fait exactement le contraire. C’est aussi l’homme de plusieurs oligarques, qui l’ont sans doute poussé à faire la guerre pour reprendre leurs actifs confisqués après 2014, notamment dans les républiques populaires du Donbass.
Face à l’Occident, quels sont les pays qui soutiennent la Russie ?
En dehors de l’Occident, les pays du G20 ont soit une position neutre intéressée, comme l’Inde, l’Indonésie, la Turquie, le Brésil ou l’Arabie saoudite par exemple, soit un soutien ouvert comme la Chine. La Russie n’est évidemment pas isolée et, au contraire, est devenu très populaire dans le reste du monde où l’imperium faiblissant de l’Occident exaspère de plus en plus.
La Turquie et Israël ont une position très pragmatique dans ce conflit. Quels sont leurs interventions et leurs rôles dans cette guerre ?
La Turquie a tout à gagner. Elle est devenue un acteur essentiel de contournement des sanctions par la Russie avec laquelle elle assure l’approvisionnement stable en gaz pour le sud de l’Europe grâce au gazoduc Turkish Stream.
Elle devrait pouvoir profiter de la situation pour liquider militairement la question kurde et a trouvé le moyen de faire chanter l’OTAN en refusant dans un premier temps de valider officiellement la candidature de la Suède et de la Finlande.
Pour Israël, c’est beaucoup plus compliqué car les 20 % de juifs ukrainiens et russes qui composent sa population sont eux aussi divisés. Les Russes sont furieux de la présence de mercenaires israéliens et du fait que le gouvernement israélien ne soit pas plus actif dans la dénonciation des héritiers de Bandera et de Chouchkievitch.
D’un autre côté, Zelensky, en comparant l’opération russe à la Shoah devant la Knesset, a perdu énormément de soutien dans la classe politique israélienne. Tel-Aviv est aussi très inquiet des concessions que Biden pourrait faire à l’Iran pour obtenir des livraisons de pétrole supplémentaires en remplacement de celles des Russes désormais sous sanctions.
Poutine a t-il une vision géopolitique pour l’avenir ? Pensez-vous qu’un monde multipolaire puisse naître des suites du conflit russo-ukrainien ?
Poutine est en effet aujourd’hui le champion de la multipolarité, qui est une réalité de facto. Le fait que la Russie puisse se tourner vers d’autres partenaires économiques après que les Européens lui ont fait défaut montre la fin de la prépondérance économique occidentale sur le monde. En outre, la défaite de l’Ukraine, si elle arrive, sera fatalement celle de l’OTAN après son implication gigantesque dans le conflit.
Comment juge-t-on les démarches d’Emmanuel Macron à Moscou ? Pourquoi la France s’embarque-t-elle dans cette guerre qui ne la regarde pas ?
Macron a énormément déçu les Russes lorsque Vladimir Poutine lui a donné une chance à l’hiver 2021 de relancer le format Normandie et l’application des accords de Minsk. Il s’est révélé tel qu’il est, c’est-à-dire futile, à la limite de l’irresponsabilité.
De tous les dirigeants occidentaux, il porte incontestablement la plus grande responsabilité dans l’aggravation du conflit. Il s’est montré en cela le parfait héritier de François Hollande. Le résultat est que le conflit ne sera réglé in fine ni avec Kiev, ni avec Bruxelles, ni avec Paris, mais le sera entre Moscou et Washington.
Les déclarations guerrières du nouveau chancelier allemand au forum de Davos tranche avec l’orientation vers l’Est d’Angela Merkel. Comment expliquer cette nouvelle ligne stratégique allemande ?
Il n’y a plus vraiment de ligne stratégique allemande. Scholtz doit composer avec une coalition gauchiste, dont le ministre des Affaires étrangères, Mme Baerbock, est totalement dépassé par les événements.
Heureusement, le poids des industriels allemands est réel et il évite pour l’instant le pire. La question se pose de savoir si la coalition actuelle survivra à la crise économique qui s’annonce en Europe et dans le monde.
Il serait souhaitable de revenir à une alliance SPD-CDU. Pour l’instant, la coalition de gauche a réussi à rabaisser la diplomatie allemande au niveau d’incurie de la diplomatie française.
Les sanctions économiques occidentales ont-elles un impact sur la Russie ?
Elles en auront incontestablement, mais elles peuvent devenir aussi l’occasion de faire un saut qualitatif comme entre 2014 et 2016. Du point de vue financier, la Russie n’a jamais gagné autant d’argent avec les hydrocarbures et les Occidentaux ont découvert son poids économique concernant d’autres domaines stratégiques comme les engrais et l’agriculture.
Les Russes, qui soutiennent largement l’opération, ont une capacité de résilience extraordinaire. Le blocage du SWIFT et le vol des actifs russes par les banques centrales occidentales ont entraîné une révolution monétaire mondiale dont la Russie, la Chine ou l’Inde ont bien l’intention de profiter. En outre, on constate déjà que ces sanctions serons bien plus dures pour les Européens que pour les Russes.
Le retour de bâton des sanctions économiques pourrait-il déstabiliser l’Union européenne ?
L’impact sur l’euro risque d’être extrêmement violent car, contrairement au dollar, il est très « jeune » et moins utilisé dans les échanges internationaux. Il était en passe de devenir une véritable alternative au dollar mais le vol des actifs russes a tout simplement tué cette monnaie.
Ce qui est grave, c’est que beaucoup de pays comme la France vivaient de la capacité à s’endetter à taux très bas, voire négatifs, en euros. Ce ne sera sans doute plus possible. On pourrait même imaginer que Washington a utilisé cette crise pour tuer cette monnaie concurrente. On peut donc en effet attendre une déstabilisation de l’Union européenne par sa monnaie.
Que pensez-vous du traitement médiatique du conflit en France ? Que vous inspirent les interventions des « spécialistes militaires » français sur les plateaux des chaînes d’informations continues ?
Je revis ce que nous avions vécu pendant les guerres de Yougoslavie avec les mêmes acteurs comme BHL, tandis que Raphaël Glucksman a pris la relève de son père. La différence est que, contrairement aux années 1990, une défaite dans les médias occidentaux ne signifie pas une défaite sur le terrain.
C’est ce que semblent avoir oublié ceux que j’appelle les « Gamelin de plateaux ». Leur « plantage » lamentable est lié à différents facteurs. Le premier est que l’OTAN a fait d’eux des imbéciles imaginant que la Russie voulait en Ukraine ce que l’OTAN y voulait, c’est-à-dire un changement de régime. C’est pour cela qu’ils n’ont absolument pas compris l’offensive en direction de Kiev, ni le redéploiement de l’armée russe là où elle avait le mieux progressé, c’est-à-dire à l’est et au sud.
La Russie veut reprendre sous son aile la partie russe et russophone de l’Ukraine et certainement pas les régions pauvres et hostiles de l’ouest.