Vers la partition de la Syrie ?
La Russie avait évité le bourbier syrien en dépit des prédictions les plus sinistres. Poutine a réduit son empreinte au minimum, sa guerre est pratiquement terminée, Daech est en déroute. Trump pourrait également s’écrier : « Mission accomplie ! », et rentrer chez lui. Mais il semble qu’il veuille se précipiter là où même les anges ont peur de mettre les pieds. Trump n’a même pas peur de faire pour le Premier ministre israélien ce que ses prédécesseurs, tant démocrates que républicains refusaient, concrètement livrer la guerre des israéliens en prolongeant indéfiniment l’occupation illégale et hostile de la Syrie.
Il aurait dû comprendre que la politique étrangère n’est pas son fort. Ses opposants libéraux à demeure neutralisent de fait chacune de ses initiatives. Qui plus est, ses initiatives sont contreproductives. Il réussirait bien mieux s’il décidait d’oublier le monde pour un bon moment, et laissait le monde l’oublier en retour.
Prenons par exemple, ces fameuses manifestations en Iran. Cela avait l’air tellement dangereux pour le régime, quand les foules appelaient à la résurrection du Shah et au retrait de Syrie. Cela aurait pu devenir sérieux, mais tout s’est dissipé grâce à l’opportune intervention du président Trump, dès qu’il a exprimé son soutien aux manifestants.
Même les secteurs les plus pro-américains de l’entité politique européenne ont compris que le véritable establishment US n’est jamais d’accord avec le vrai Trump, et ils ont refusé d’embrayer sur la rhétorique des droits de l’homme pour condamner l’Iran. Nous pouvons applaudir en douce l’odieuse Nikki Haley, qui est arrivée à consterner la communauté internationale pendant le vote sur Jérusalem, si bien que ses efforts actuels pour appeler aux armes le Conseil de sécurité se retournent contre elle.
Les Russes et les Turcs se sont alignés sur les points de repère fournis par Trump, et ont dénoncé une intervention américaine (qui autrement n’avait guère d’existence) tandis que les Européens restaient à bonne distance. Les protestataires iraniens ont vite compris qui allait se réjouir si les émeutes continuaient, et sont rentrés chez eux, pour refuser à Trump ce plaisir.
Excellente issue pour les Russes qui auraient pu se retrouver en mauvaise posture en Syrie sans les troupes au sol iraniennes.
En Palestine, le génie de l’entêtement de Trump a réussi l’exploit quasi impossible de forcer la direction palestinienne à se retirer des accords d’Oslo. Ces misérables accords, qui avaient la bénédiction des US et de l’UE et qui avaient été condamnés par le grand et regretté Edward Saïd, avaient été le socle de la perpétuation de l’apartheid en Israël Palestine. Tant qu’ils étaient préservés, on ne pouvait pas s’attendre à de grands changements ; c’était ça, le dôme de fer de la politique israélienne, a fait remarquer un témoin israélien sur Ha’Aretz. Les voilà périmés, et de nouvelles règles vont s’implanter, avec la participation de la Russie, on peut le présumer.
Le bras de fer avec la Corée du Nord avait l’air périlleux, et la guerre nucléaire paraissait imminente. Mais l’évident dérangement mental de Trump a ramené le bon sens dans la tête du président sud-Coréen Moon. Il a compris qu’il pouvait se retrouver président d’une capitale incinérée, et a fait signe à son homologue nord-coréen pour un échange amical. Les deux dirigeants coréens ont échangé quelques cigares virtuels et se sont mis d’accord pour présenter une équipe unique aux Jeux olympiques, grave déception pour Trump le va-t-en guerre. Ce bol d’air a si bien vivifié les Russes et les Chinois qu’ils ont refusé de participer au rassemblement de Vancouver ; et sans eux, la rencontre n’avait plus aucun sens, au demeurant.
En Syrie, les Russes se sont trouvés visés par une attaque des drones, qui a coïncidé avec l’offensive de l’armée gouvernementale dans la province d’Idlib, contrôlée par les rebelles. Les drones venaient aussi d’Idlib, où se joue le dernier acte de la guerre civile en ce moment. La Turquie est censée maintenir la paix à Idlib, et les Turcs ont été indignés par l’offensive. Ils ont dit que les négociations de paix avec les rebelles seraient la seule façon de rétablir l’ordre ; cela convient aux Russes qui préfèrent généralement négocier plutôt se battre. Mais Damas ne croit pas aux négociations avec les radicaux islamistes ; ces radicaux, une nouvelle réincarnation d’al-Qaida, ont des exigences insoutenables du genre « Assad doit partir », et ils mettent à profit le temps passé en négociations pour se renforcer. La confrontation entre les Turcs et « leurs » rebelles d’un côté, les Russes et « leurs » Syriens de l’autre, autour d’Idlib, était imminente, menaçant d’éclater.
Les choses auraient pu devenir déstabilisantes pour les Russes, mais encore une fois, les US ont donné un coup de main en déclarant qu’ils étaient en train d’armer et d’entraîner une nouvelle armée rebelle au Kurdistan syrien. Rien de tel pour pousser les Turcs à l’action qu’un tressaillement du côté des Kurdes. Tout récemment, ils ont réussi à déjouer la tentative de Barzani pour créer un Kurdistan indépendant en Irak, et maintenant avec un Kurdistan bis, certains voudraient remettre le couvert, cette fois-ci en Syrie. Erdoğan a promis de noyer la nouvelle armée kurde sous commandement américain dans des fleuves de sang, et a commencé à rassembler des troupes à la frontière d’Afrin, la petite enclave tenue par les Kurdes.
Même Erdoğan ne commettrait pas l’imprudence de faire face à la Russie et aux US à la fois, et il a consolidé son alliance avec Poutine. L’assaut des drones fut réattribué, non plus aux rebelles soutenus par les Turcs mais à ceux qui étaient soutenus par les US, dès lors qu’un patrouilleur Poseidon de la Navy P-8A US avait été observé dans les airs au bon moment. Voilà comment un grand moment de tension entre la Russie et la Turquie a été détourné, tandis que l’inimitié Turco-US se ravivait immédiatement.
Ce serait vraiment le moment de rentrer chez eux pour les Américains, tant qu’ils le peuvent. La Turquie est bien plus importante pour les US que la Syrie ne pourrait jamais l’être ; pour Israël c’est juste le contraire, c’est la Syrie qui compte. C’était le moment où le président Trump devait choisir : qu’est-ce qui lui tient le plus à cœur, les US ou Israël ? La réponse, c’est le discours de Rex Tillerson qui l’a fournie, à l’Institution Hoover.
Si jusqu’à présent la position officielle US était qu’ils étaient venus en Syrie pour battre Daech, puis feraient demi-tour dès leur mission accomplie, maintenant nous voilà désabusés. Les Américains ne vont s’en aller nulle part, ils vont rester là pour toujours, ou jusqu’à ce qu’on les mette à la porte ; et ils occuperont un autre morceau de la Syrie, à côté des hauteurs du Golan.
« Les US vont garder une présence militaire en Syrie… Nous n’allons pas refaire l’erreur de 2011, quand nous nous sommes retirés d’Irak. Nous allons tout faire pour réduire l’influence iranienne, l’arc [chiite] au nord leur sera retiré, et les voisins de la Syrie [comprenez l’Israël] seront en sécurité. [Nous resterons jusqu’à ce que la Syrie soit] ... débarrassée de ses armes de destruction massive…. Les US ne vont pas se retirer tant qu’Assad ne sera pas parti. »
Par conséquent, l’affirmation de Sergueï Lavrov la semaine dernière, selon laquelle les US cherchent à démembrer la Syrie, se trouve confirmée. Un processus de partition de la Syrie s’engage, disait le ministre des Affaires étrangères russe. Et cette prédiction est en cours de réalisation.
À part ça, quoi de neuf ? Les Américains ne s’en vont jamais de leur plein gré. Partout où ils débarquent, c’est pour tenter de s’installer définitivement. Ils ont débarqué aux Philippines en 1898, et ils y sont toujours, malgré tous ceux qui ont réclamé leur départ. Ils ont débarqué à Cuba en 1898, et ils y sont toujours, malgré moult promesses de lâcher Guantánamo, leur base gorgée de sang. En 1945, ils ont occupé l’Allemagne et le Japon, et ils y sont toujours, seuls leurs marionnettes changent. Ils ont débarqué en Corée du sud, et ils y sont toujours. Ils ont conquis l’Afghanistan, et ils y sont toujours.
Parmi bien des puissances coloniales, les US sont l’exception par leur entêtement collant. Il est plus facile de se débarrasser d’un chewing gum collé à sa semelle que de la présence américaine.
C’est difficile, mais pas impossible. Les Vietnamiens l’ont fait. Cela leur a pris plusieurs années, ça leur a coûté cinq millions de morts, cinquante mille soldats US y ont laissé leur peau, ils ont connu la ruine de leur économie, la destruction des forêts, des villes bombardées, My Lai brûlée et violée, mais ils ont réussi à renvoyer les Yankees dans leurs pénates.
Les Libanais l’ont fait. Un conducteur suicide seul, qui avait franchi la porte du camp de Marines, avait tué plus de deux cents Marines. Les fusiliers marins US bombardèrent les villages libanais sans protection dans les montagnes, puis les Yankees ont viré de bord et sont repartis.
Les Somaliens l’ont fait. Ils ont coulé deux hélicoptères Black Hawk et en une journée de combat, ils ont descendu deux douzaines des meilleurs combattants ennemis. Après quoi, les Américains ont plié bagages.
La question, c’est maintenant combien de cadavres faudra-t-il à Trump pour comprendre qu’on n’est jamais mieux que chez soi, et que la présence US en Syrie n’est pas la bienvenue ? Les Israéliens seront outrés si les Yankees font leurs valises. Rien ne vaut une présence militaire US en Syrie, à leurs portes, du point de vue israélien. Mais le président Trump a été élu par les Américains, et il va falloir qu’il fasse le bon choix, au plus tôt.