Le mirage de la ville du quart d’heure fait florès en France. L’impulsion est venue du confinement du printemps 2020, qui a replacé au centre des débats le rêve de proximité tout en imposant un clivage entre les personnes travaillant à domicile (confinées dans un cercle d’un kilomètre, un rayon de 15 minutes à pied) et les agents de la logistique et de la distribution, libres (façon de parler) de se déplacer au service des confinés. Après le premier confinement, le thème a été immédiatement mobilisé dans la campagne d’Anne Hidalgo au second tour des municipales 2020 à Paris. La capitale française s’inscrit ici dans un mouvement international : la « ville du quart d’heure » a été inscrite à l’agenda du club des villes du C40/Cities Climate Leadership Group (Sala et al. 2020 [1]) et est également promue à Montréal, Milan, New York et ailleurs.
La « ville du quart d’heure » est la ville des micro-quartiers censée assurer l’accès aux principales fonctions à courte distance. L’impératif, c’est réduire les déplacements : l’attendu, c’est une nouvelle socialité de proximité. On est loin de la métropole « turbo-capitaliste » qui promet (mais n’assure pas) des déplacements rapides en métro ou par autoroute à l’échelle de la région urbanisée. Pourtant, dans la métropole de Paris, le plus grand ouvrage public du continent est en construction : le doublement du métro, avec deux anneaux autour de la ville, promet que les banlieues seront accessibles de l’une à l’autre et que ceux qui y habitent auront accès à un marché du travail plus large. Il ne fait aucun doute que la proximité fait aujourd’hui rêver, probablement pour éviter la fatigue des déplacements en voiture ou transports en commun toujours plus lointains. Mais la proximité n’est pas banale et n’est pas sans dilemme : par exemple, la proximité des lieux de travail est un compromis complexe entre organisation sociale et choix individuels, souvent sous les contraintes de la vie en couple ou en famille.
La promesse de l’ubiquité est donc un rêve, pas un modèle ni une théorie. […]
C’est surtout un rêve à la mesure des employés et utilisateurs du numérique, qui travaillent sur le Net et reçoivent par colis des marchandises. Derrière la représentation idéalisée de la courte distance grouillent les fourmis ouvrières des plateformes digitales, dont le pouvoir incontesté se conjugue mal avec la revendication d’autogestion locale.
L’idée de la ville du quart d’heure ne date pas d’aujourd’hui. Il y a bientôt un siècle, l’urbaniste étasunien Clarence Stein théorisait déjà la « neighborhood unit » (l’unité de voisinage), dont l’échelle était le quart d’heure de marche. Dans les années 1960, la critique Jane Jacobs réorientait les débats vers la ville dense (Jacobs 1961). Enfin, depuis une trentaine d’années, architectes et urbanistes ont promu le modèle de la ville compacte pour contrer le processus de désindustrialisation puis comme modèle de durabilité, ignorant au passage que les personnes qui marchent ou font du vélo pendant la semaine sont susceptibles de prendre l’avion plus souvent au cours de l’année. […]
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L’une des principales faiblesses concerne l’absence d’équation qui relie les facteurs : le bon sens enseigne que la probabilité de trouver un bon emploi augmente avec la distance à parcourir depuis chez soi, et pas le contraire. De plus, il est quasiment impossible pour deux personnes cohabitantes de trouver un travail adéquat dans le même quartier. En outre, peu de métiers s’exercent de chez soi, et les logements sont souvent inconfortables ou inadaptés au travail. Pétri de saines intentions, tout ceci demeure très vague : la ville du quart d’heure n’est que « de la com’ ! Un truc de privilégiés » (Paquot 2021).
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Une deuxième faiblesse concerne l’appel à une réorganisation logistique et numérique profonde visant à rendre la distribution commerciale et les services publics accessibles à vélo ou à pied, ou bien sans même bouger, depuis un appareil connecté. Ce n’est pas une promesse anodine : qui devrait procéder à cette conversion ? Il est raisonnable d’attendre des entreprises privées la recherche de profits et non le bien-être de la majorité. Les premiers tests d’universitaires craignent son impact en termes de gentrification (Dunning, Calafiore et Nurse 2021) et, à l’inverse, l’inapplicabilité aux villes du Sud du monde (Guzman et al. 2021), où les bassins d’emploi s’étalent sur de vastes régions.
L’attention à la temporalité prend la forme de l’accès facilité à un vaste panier de marchandises par des trajets plus courts et avec des moyens individuels. Les nouvelles technologies changeraient le rythme de la ville et l’ubiquité est la nouveauté. […]
En attendant, il faut souligner l’aspect le plus risqué et le plus dérangeant caché dans cette idée omniprésente de l’infinité temporelle rendue possible par le numérique et qui se fait passer pour une idéologie libertaire, un point de rencontre spontané et harmonieux entre la multitude joyeuse des hackers et des aspirants au bucolisme. Déjà, les effets du numérique ne sont pas homogènes : une meilleure logistique pourrait réduire les déplacements, favorisant la densité, mais les véhicules autonomes pourraient augmenter les déplacements et réduire la densité. Le résultat croisé de tendances divergentes est loin d’être évident.
De plus, les acteurs du numérique sont des plateformes. Rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité, où les GAFA (grandes entreprises, telles que Google, Amazon, Facebook et Apple) organisent des marchés en croissance rapide et fabriquent les biens et les scénarios de notre avenir. Comment de tels moteurs du monde virtuel sont-ils compatibles avec la ville courte et lente ? Cela reste un mystère. […]
Tragédie ou farce, le succès rapide de cette formule dans laquelle chacun peut fourrer ce qu’il veut suggère de prendre au sérieux le besoin de proximité. Après tout, la ville du quart d’heure force élus et administrateurs à reprendre l’aspiration latente mais active à une « proximité heureuse ». Un rêve – hélas – discutable et flou, tandis que notre société est de plus en plus ouverte « aux horizons et aux échelles multiples, à la mobilité, à l’accès à la distance et aux technologies numériques » (Vanier 2020). Une proximité qui reste donc un mirage, surtout quand les services dont on a besoin sont de plus en plus produits en réseau et par des échanges à distance, comme la pénurie des réponses logistiques lors de la crise sanitaire du Covid l’a montré (Sisson 2020).
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