Les récents développements militaires en Syrie ont relancé la machine de guerre médiatique qui affirme que désormais la chute du régime Syrien est proche.
Pour Libération ça craque à Damas tandis que le JDD se demande si le bastion d’Assad (la cote Syrienne et la région de Lattaquié) n’est pas lui aussi sur le point de tomber.
Même scénario pour la presse anglo-saxonne, que l’on pense par exemple à l’ American Interest ou à de nombreux sites spécialisés affirmant que la dynamique d’une défaite militaire de l’État syrien était engagée. Dans la presse des États du Golfe, on affirme qu’il est temps de reconsidérer la vie après Assad.
Ce regain d’intensité du Bachar-bashing coïncide il est vrai avec une situation militaire qui au cours de ces dernières semaines n’a pas été favorable au régime. Comme les lecteurs de Sputnik avaient pu le lire dans mon précédent texte sur le dossier Syrien, une telle inflexion de la situation ne peut être due qu’à « une intervention extérieure très appuyée ». C’est peut-être ce qui est en train de se passer.
Résumons les évolutions récentes sur le terrain.
Il y a tout d’abord eu au début de l’année 2015 le déclenchement d’un assaut militaire rebelle d’envergure au sud du pays, dans la zone frontalière avec la Jordanie. La Jordanie fournit du reste aux rebelles de solides appuis stratégiques et logistiques qui proviennent en réalité principalement des pays occidentaux et des pays du Golfe. Au cours des mois de février et mars le Front rebelle sud a remporté des succès militaires en évinçant le régime d’une grande zone le long de la frontière avec la Jordanie, comme on peut le voir sur cette carte, les zones en vert étant celles tenues par les rebelles.
Il y a ensuite eu l’échec de l’opération militaire gouvernementale de février 2015 qui visait à terminer l’encerclement d’Alep. Après l’échec de cette opération, la ville reste quasiment encerclée (comme on peut le voir sur cette carte) mais cet épisode a sans doute eu un impact psychologique négatif pour l’armée gouvernementale, qui surfait sur une vague de succès jusque-là. À l’est de la ville, dans la zone sous contrôle de l’Émirat islamique, une base militaire gouvernementale (Kuweyres) est en outre totalement encerclée et soumise aux assauts quotidiens des kamikazes de l’Émirat islamique.
Aux confins est de la Syrie, les forces loyalistes sont aussi aux prises avec l’Émirat islamique, principalement dans deux sites sensibles qui sont la ville de Deir ez-Zor mais aussi le tracé de la route reliant la capitale à l’aéroport (la zone en blanc sur cette carte), route qui passe par le joyau historique qu’est Palmyre et ou se déroulent actuellement de très violents combats.
Mais c’est surtout dans la province d’Idlib que le régime a connu sa défaite militaire la plus lourde du moins sur les plans tactique et psychologique alors même qu’elle semblait inévitable depuis un certain temps.
Plusieurs milliers de rebelles ont attaqué une bande de territoire (en blanc sur cette carte) contrôlée par les forces loyalistes, mais isolée au sein d’une province majoritairement contrôlée par divers groupes fédérés autour du Front al-Nosra, la version syrienne d’Al-Qaïda. En seulement quelques semaines au cours des mois de mars et avril les rebelles ont pris le contrôle des villes d’Idlib et de Jisr-Shughour à l’est et l’ouest de cette bande, prenant en étau les milliers de loyalistes s’y trouvant, dont plusieurs centaines de soldats des troupes d’élites Tigres.
La rapidité avec laquelle les rebelles ont conquis ces villes, en seulement quelques jours, s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord l’utilisation intensive des attentats suicides contre les check-points syriens (des sources parlent de plus d’une quarantaine pour la seule ville d’Idlib), comme le fait l’Émirat islamique à l’est du pays à Deir ez-Zor.
Il y a aussi eu, pour la première fois, l’utilisation massive de missiles américains antichars TOW (plus de 250 missiles tirés en mars et avril dans cette zone), qui ont permis aux rebelles de réduire la mobilité des troupes syriennes, qui ont subi des pertes importantes et qui ne peuvent désormais compter que sur l’appui aérien. Ensuite, la présence de mercenaires étrangers en grand nombre semble avérée. On parle de membres du parti islamique du Turkistan et aussi de nombreux mercenaires turcophones, saoudiens ou tchétchènes.
De plus, les troupes d’élite syriennes n’étaient pas en grand nombre dans la région et surtout pas au sein des deux villes en question, qui étaient principalement défendues par les forces de défense locales, un corps de volontaires civils peu entraînés et incapables de faire face à un assaut d’une telle ampleur.
Mais en toile de fond de ces événements récents, un élément essentiel vient de faire son apparition. Depuis le début de la guerre en Syrie, les trois principales puissances sponsorisant les groupes rebelles et anti-Assad n’étaient pas unies pour des raisons de stratégie régionale. Conséquence directe, sur le terrain la kyrielle de groupes qui s’opposaient au pouvoir Syrien se combattaient les uns et les autres pour obtenir le soutien financier, logistique et militaire de la Turquie, du Qatar, des Émirats arabes ou de l’Arabie Saoudite.
Ces différentes puissances qui apportent de l’aide aux anti-Assad ont visiblement conclu un accord, une sorte de pacte visant à faire tomber le régime syrien. Cet accord a entraîné une unification, une coordination militaire mais surtout une union politique des différents groupes d’opposition.
Cette alliance entre deux puissances du Golfe et un pays de l’OTAN accompagne donc maintenant une coalition militaire composée de combattants djihadistes proches des Frères musulmans et de salafistes, dans une coalition hétéroclite et radicale qui pourrait rassembler jusque 70 000 combattants.
Lors de l’assaut contre Idlib, de nombreuses sources bien informées affirment que si l’équipement était majoritairement fourni par Riyad, plusieurs milliers de combattants se sont infiltrés en quelques heures sur le territoire syrien par la frontière turque, frontière d’où un soutien médical a même été apporté aux djihadistes blessés, qui ont pu franchir la frontière pour être traités dans les hôpitaux en Turquie (source ici et là). Les mêmes sources affirment que Riyad et Ankara envisageraient des opérations militaires en Syrie, même si cela semble à ce jour encore improbable, et il faut rappeler que la Turquie a déjà proposé l’établissement par voie militaire d’une zone tampon, aérienne et au sol, dans le nord du pays.
En outre, avec l’aide des États-Unis, ce nouvel axe va former dans les prochains mois un contingent de 5 000 hommes pour combattre tant le pouvoir syrien que l’Émirat islamique. Ces changements importants interviennent dans un contexte international et régional mouvant lié à l’Iran.
L’accord sur le nucléaire iranien et la plausible levée des sanctions ont créé une vive inquiétude au sein des monarchies du Golfe, qui craignent par-dessus tout l’influence régionale de Téhéran. La mort du roi Abdallah au début de l’année 2015 et l’accession au trône de son demi-frère Salman a eu pour conséquence un retournement de la politique étrangère saoudienne, accéléré sans doute par l’opération au Yémen, que Riyad mène contre les rebelles houtistes, qui ont le soutien de Téhéran.
En lien direct avec l’Iran, le Hezbollah semble de plus en plus devenir une des clefs du dossier syrien sur le plan militaire. À la frontière avec le Liban, le Hezbollah augmente son implication sur le terrain. Il a lancé au cours de ce mois de mai une opération militaire de très grande envergure dans les monts Qalamoum, visant à sécuriser la frontière et cette zone stratégique qui donne directement accès à la capitale syrienne.
Jusque-là, le Hezbollah se contentait d’intervenir dans des zones périphériques et plus ou moins frontalières du Liban, hormis de rares exceptions. Mais le 12 décembre, dans un discours d’importance, Hassan Nasrallah a clairement laissé entendre que le Hezbollah allait désormais combattre partout où il le faudrait sur le territoire syrien pour ne pas permettre la défaite du régime. Il semble du reste plausible qu’après la bataille de Qalamoun le Hezbollah soit déployé dans le sud du pays, accentuant de fait la crainte de la Jordanie de voir l’influence de Téhéran s’approcher de ses frontières, tandis que dans le même temps l’Émirat islamique semble de son côté vouloir s’implanter en Jordanie.
Que peut-il se passer maintenant en Syrie ?
Sur le plan intérieur
On peut imaginer que l’État syrien ne devrait pas s’effondrer après la perte de plusieurs centaines de soldats et de dizaines de tanks dans la terrible bataille en cours pour la province d’Idlib. La montée en puissance du Hezbollah semble montrer clairement le problème principal auquel fait face l’armée syrienne pour garder le contrôle sur la totalité du territoire syrien : la dispersion des forces sur des fronts de plus en plus nombreux et étendus. En quatre ans de guerre, l’armée syrienne et les forces de défense nationale ont perdu plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Il est donc de plus en plus difficile de mener des opérations importantes sur plusieurs fronts à la fois, tout en sécurisant les territoires sous contrôle de l’État.
Il faudra observer dans les prochains mois si le régime peut continuer à se maintenir dans ces avant-postes que sont Alep ou Deir-Ez-Zor, mais aussi et surtout continuer à contrôler les axes routiers menant à ces villes. De cela dépendra beaucoup l’avenir de la Syrie, qui pourrait voir le régime choisir d’abandonner, au moins provisoirement, le nord et l’est du pays, qui tomberaient ainsi sous contrôle total de l’Émirat islamique (de l’est d’Alep à la frontière irakienne) et du Front Al-Nosra, donc d’Al-Qaïda, pour ce qui est de la province d’Idlib.
Mais ce scenario de repli des forces gouvernementales reste une option qui dépendra de l’évolution de la situation militaire dans les semaines qui viennent et de la capacité du régime à alimenter en hommes les nombreux fronts militaires.
Sur le plan extérieur
Une ligne de rupture semble se dessiner entre les préoccupations prioritaires des Occidentaux et celles des acteurs régionaux.
Les Occidentaux sont désormais focalisés sur l’Émirat islamique et les risques qu’il fait courir à la région, mais aussi aux États d’Europe puisque plusieurs milliers de ressortissants européens musulmans ont rejoint les rangs de l’organisation. Par contre, pour Ankara ou les puissances du Golfe, la priorité est clairement de contrecarrer l’influence iranienne et surtout de ne pas laisser l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah prendre le dessus dans ce conflit syrien. Tout dépendra de la pression que l’Iran peut exercer. Téhéran peut décider de passer à la vitesse supérieure (mais sous quelle forme ?) pour maintenir Assad au pouvoir et appuyer le processus, en cours visiblement, de transformation du Hezbollah en « État dans l’État » au sein du système étatique syrien.
De toute manière, le conflit Syrien ne semble pas près de se terminer, le pays voit se dérouler sur son territoire une terrible guerre proxy, entre une bien étrange coalition des démocraties occidentales, des dictatures du Golfe et de la Turquie, contre un axe regroupant la Syrie laïque, l’axe chiite Téhéran-Hezbollah et en arrière-plan la Russie.
Difficile d’imaginer quelle nouvelle réalité est en train d’émerger en Syrie.