« A good story. » Voilà, selon les stratèges du Parti démocrate, ce qui aurait manqué à M. John Kerry pour remporter l’élection présidentielle aux Etats-Unis en 2004 (1). M. James Carville, l’un des artisans de la victoire de M. William Clinton en 1992, déclara à ce propos : « Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter ; une histoire qui dise aux gens ce que le pays est et comment il le voit. »
« Un récit, c’est la clé de tout », confirme M. Stanley Greenberg, spécialiste des sondages. Quelques jours plus tard, à l’émission « Meet the press », M. Carville a été plus explicite encore : « Les républicains disent : “Nous allons vous protéger des terroristes de Téhéran et des homosexuels de Hollywood.” Nous, nous disons : “Nous sommes pour l’air pur, de meilleures écoles, plus de soins de santé.” Ils racontent une histoire, nous récitons une litanie. »
Selon Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». Une tendance apparue dans les années 1980, sous la présidence de Ronald Reagan, lorsque les stories en vinrent à se substituer aux arguments raisonnés et aux statistiques dans les discours officiels. En janvier 1985, le président des Etats-Unis prononce devant les deux chambres du Congrès son discours sur l’état de l’Union. « Deux siècles d’histoire de l’Amérique devraient nous avoir appris que rien n’est impossible. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux Etats-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen. » L’héroïne américaine se lève pour être ovationnée par l’ensemble des corps constitués. Reagan enchaîne alors sur une autre histoire, tout aussi édifiante, avant de dévoiler la morale des deux récits : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. L’histoire nous demande à nouveau d’être une force au service du bien sur cette planète (2). » Parfois, les fictions du président se substituèrent à la réalité. L’ancien acteur de Hollywood croyait au « pouvoir des histoires » sur les esprits. Il lui arrivait d’ailleurs d’évoquer un épisode tiré d’un vieux film de guerre comme s’il appartenait à l’histoire réelle des Etats-Unis (3).
Mais c’est sous la présidence de M. Clinton que le storytelling politique est entré à la Maison Blanche, avec sa cohorte de consultants, de scénaristes hollywoodiens et de publicitaires. « Mon oncle Buddy m’a enseigné que chacun d’entre nous a une histoire », affirme M. Clinton, dès les premières pages de ses Mémoires (4). Avant de les terminer par ces mots : « Ai-je écrit un grand livre ? Qui sait ? Je suis certain en tout cas qu’il s’agit d’une bonne histoire. » Avec M. Clinton, le storytelling a cessé d’être simplement une manière spontanée de communiquer. « La politique, théorise-t-il, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. »
Quelques semaines après l’élection de 2004, l’éditorialiste conservateur William Safire s’est moqué des explications données par les spin doctors (conseillers en communication) démocrates en les qualifiant de politerati (littéralement, politiciens littéraires) et de « narratologues » dans un article dont le titre résume bien le propos : « The new story of “story”, and make sure it’s coherent » (5). Si le résultat avait été inversé, faisait-il valoir, il se serait trouvé de nombreux consultants pour se féliciter que la campagne de M. Kerry ait su construire « un récit cohérent ». Le « récit » démocrate postélectoral, raillait Safire, se limitait à constater le manque de « récit cohérent » de M. Kerry.
« Avec les médias, le récit doit changer. La prochaine histoire sera donc celle du come-back de Bush. »
Pourtant, lorsque la cote du président George W. Bush s’est effondrée après les ravages causés par le cyclone Katrina en août 2005, le même Safire, en désespoir de cause, se rallia à l’approche narrative dont il se moquait dans son article de décembre 2004 : « Je pense que nous sommes sous l’emprise d’un récit, et que ce récit veut nous convaincre que ce président et cette présidence sont finis. Bush n’a pas fait ce qu’il fallait pour Katrina, et la guerre en Irak continue ; quoi qu’il fasse, son action est plongée dans l’ombre de ce récit. »
Mais Safire ne désespérait pas de voir la situation se renverser au profit de M. Bush, non pas en raison d’une action résolue en faveur de la Nouvelle-Orléans et de ses habitants, mais simplement parce que la couverture des médias (l’« attention américaine ») l’exigeait. « Ce qui est magnifique avec les médias, c’est que le récit doit changer, il ne peut pas rester le même, sinon cela ne vaut pas la peine de le publier. Alors la prochaine histoire sera celle du come-back de Bush. »
Dès son entrée à la Maison Blanche en 2001, M. Bush avait fait connaître son cabinet à la presse en déclarant : « Chaque personne a sa propre histoire qui est unique, toutes ces histoires racontent ce que l’Amérique peut et doit être. » Et plus tard (en présentant M. Colin Powell comme secrétaire d’Etat) : « A great American story... » Ou encore, à propos du ministre des transports : « I love his story... » Puis il avait conclu en disant : « Nous avons tous une place dans une longue histoire, une histoire que nous prolongeons mais dont nous ne verrons pas la fin. Cette histoire continue [This story goes on...]. » Dans cette allocution qui n’avait duré que quelques minutes, M. Bush avait utilisé le mot story pas moins de dix fois ! En février 2006, lors d’une visite éclair en Afghanistan, accompagné du président Hamid Karzaï, il se prêta volontiers aux questions des journalistes. En quelques minutes, il reprit mot pour mot la même formule à deux reprises : « Nous aimons les histoires, et attendons des histoires de jeunes filles qui vont à l’école en Afghanistan. »
La fréquence d’apparition du mot story dans les discours de M. Bush ne doit rien au hasard. Elle révèle l’influence des consultants en management qui l’entourent (il est le premier président américain à avoir été formé dans une business school, une grande école commerciale). Apparu au milieu des années 1980 aux Etats-Unis, le storytelling management, une nouvelle école de direction d’entreprise, a connu depuis 2001 un succès croissant dans des firmes comme Disney, McDonald’s, Coca-Cola, Adobe, IBM, Microsoft. « La NASA, Verizon, Nike et Lands’ End considèrent le storytelling comme l’approche la plus efficace aujourd’hui dans les affaires », écrit M. Lori Silverman, directeur d’une société de conseil en management (6).
M. Stephen Denning, un ancien dirigeant de la Banque mondiale, est l’un de ces gourous qui ont contribué à populariser le storytelling management. Il anime des stages de formation et a publié plusieurs livres, dans lesquels il se réfère à la narratologie de Roland Barthes : A Fable of Leadership Through Storytelling (2004) ou encore How Narrative and Storytelling Are Transforming 21st Century Management. Contre l’approche trop rationnelle du management traditionnel, qualifiée de « napoléonienne », il préconise une approche « tolstoïenne », seule capable de prendre en compte la richesse et la complexité de la vie et d’établir des connexions entre les choses. « Quand je vois comment des histoires bien ficelées peuvent entrer facilement dans les esprits, écrit-il, je m’étonne moi-même devant cette propension du cerveau humain à absorber les histoires (7). » M. Robert McKee, célèbre scénariste de Hollywood qui est devenu en dix ans un spécialiste du storytelling, affirme : « Motiver les employés, c’est le travail essentiel du chef d’entreprise. Pour cela, il faut mobiliser leurs émotions. Et la clé pour ouvrir leur cœur, c’est une histoire. »
Beaucoup de firmes commencent à se saisir de la publicité pour raconter l’histoire de leur entreprise au monde, et les études de marché utilisent l’outil storytelling pour recueillir les récits des usagers sur la manière dont ils consomment les produits et services d’une entreprise. M. Don Valentine, le fondateur de Sequoia Capital, un financier légendaire qui compte dans son portefeuille des participations dans le capital de sociétés comme Apple, Oracle, Cisco, Yahoo ! et Google, déclarait récemment que, parmi les milliers d’exposés d’entrepreneurs à la recherche de fonds entendus ces trente dernières années, la plupart échouaient parce qu’ils ne savaient pas communiquer : « Personne ne sait raconter une histoire. »
« Vous voulez savoir comment doubler vos ventes et quadrupler votre avance ? », demande M. Doug Stevenson, le président du Story Theater International. « Vous vendrez bien mieux en vendant une success story qu’en décrivant les caractéristiques et avantages de votre produit ou service. Une histoire, et c’est vendu. Les gens adorent les histoires (8). » Le succès du storytelling ne se limite pas à la direction d’entreprise et à la mercatique, il s’est imposé en dix ans à toutes les institutions au point d’apparaître comme le paradigme de la révolution culturelle du capitalisme, une nouvelle norme narrative qui irrigue et formate les secteurs d’activité les plus divers.
Selon la sociologue Francesca Polletta, « le storytelling se déploie dans des secteurs inattendus, les managers sont tenus de raconter des histoires pour motiver les ouvriers, et les médecins sont formés à écouter les récits de leurs patients. Les reporters se sont ralliés au journalisme narratif. Et les psychologues à la thérapie narrative. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes se rendent à l’International Storytelling Center de Jonesborough, dans le Tennessee, rejoignent le National Storytelling Network ou participent à plus de deux cents festivals de storytelling organisés aux Etats-Unis. Et un coup d’œil aux listes de best-sellers révèle les scores impressionnants de livres consacrés à l’art du storytelling considéré comme un chemin vers la spiritualité, une stratégie pour les postulants à des bourses, un mode de résolution des conflits, et une recette pour perdre du poids (9) ».
Raconter est devenu un moyen de séduire et de convaincre, d’influencer un public, des électeurs, des clients. Cela signifie aussi : partager, transmettre, des informations, une expérience. Configurer des pratiques, des savoir-faire. Formaliser des contenus, formater des discours, des rapports. Le storytelling, ce n’est pas seulement des histoires, c’est un format discursif ou, pour parler comme Michel Foucault, une « discipline ». Le rapport Starr sur l’affaire Monica Lewinski regroupait ses principales conclusions dans un chapitre intitulé « Narrative » (10). Celui de la commission d’enquête sur les attentats du 11-Septembre est devenu un succès de librairie, selon Safire, le chroniqueur du New York Times, parce que les rédacteurs ont décidé de supprimer tous les adjectifs et opté pour une reconstitution de l’enchaînement des événements suivant une trame narrative (11).
Quand le capitalisme détruit le sens et la continuité, les récits professionnels servent parfois de moyens d’autodéfense.
Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo ou consolider la démocratie dans un pays de l’ex-Union soviétique..., la méthode employée, les interlocuteurs, les financements, le calendrier sont les mêmes et s’appuient toujours sur le modus operandi du storytelling, devenu le b.a.-ba de l’idéologie enseignée aux hommes politiques et aux chefs d’entreprise. Le storytelling envahit peu à peu des disciplines aussi diverses que la sociologie, l’économie, le droit, la psychologie, l’éducation, les neurosciences, l’intelligence artificielle...
La sociologie elle-même a recours aux récits de vie en vue de traiter des questions d’identités sociale ou professionnelle. Richard Sennett, professeur à la London School of Economics, disait récemment : « Je souhaite que la sociologie s’intéresse de plus près au récit. » Le capitalisme moderne, selon lui, désagrège dans ses institutions « les schémas lisibles et prévisibles du temps long », et prive les salariés de sens et de continuité. « Il nous faut comprendre comment s’arrange l’individu pour combler ce vide de sens. » Car les récits professionnels peuvent constituer des « moyens d’autodéfense émotionnelle ».
« Le nouveau capitalisme, ajoute Sennet, est devenu un système plus neutre, moins prometteur socialement et psychologiquement que le capitalisme analysé par Max Weber il y a un siècle. » Dans ce contexte, marqué par la dérégulation et la précarité, « tout l’enjeu de l’interprétation consiste à reconstituer un récit de vie à partir des pièces souvent détachées qui forment l’expérience du travailleur ».
L’approche narrative est devenu hégémonique dans les sciences sociales depuis le narrativist turn (12) des années 1990. L’économiste Deirdre N. McCloskey défend l’idée que l’économie est, elle aussi, essentiellement une discipline narrative. « Ce n’est pas un hasard, dit-il, si la science économique et le roman sont nés en même temps. » De son côté, le physicien Steven Weinberg prétend que des récits convaincants permettent d’orienter des millions de dollars vers la recherche.
La science juridique, à son tour, est gagnée par le storytelling. « Le droit vit du récit », affirme Jerome Brunner. Et le professeur Anthony G. Amsterdam observe que « la présentation narrative des événements envahit les attendus des jugements ».
En psychologie, les techniques de thérapie narrative envisagent la cure comme un récit de l’histoire du malade. Les méthodes de gestion s’appuient elles aussi sur les dires des employés pour analyser les dimensions symboliques des organisations. Dans l’éducation, pour l’étude de certains phénomènes d’apprentissage, les histoires de vie en formation deviennent indispensables. L’anthropologie met en évidence le rôle des récits dans la transmission culturelle (13). Polletta souligne le soupçon que soulève cet engouement récent pour les stories, le danger de manipulation politique ou idéologique. Si chacun a son histoire, alors laquelle va-t-on privilégier dans les décisions politiques ?
Une structure narrative recouvre les objets les plus divers, des jeux vidéo aux techniques de simulation de l’armée américaine.
« Le mot storytelling, à première vue, semble étrangement déplacé ici », peut-on lire sur la page d’accueil du site Internet de Mitre Corporation, une société de recherche et développement, financée en partie par le département d’Etat, spécialisée dans les technologies de visualisation de l’information. Le problème que doit résoudre Mitre est le suivant : la somme des connaissances double tous les sept ans, la puissance de traitement des processeurs tous les dix-huit mois... Dans un contexte de surinformation, de « harcèlement textuel », la capacité de sélection des individus est constamment sollicitée. Selon Nahum Gershon, chercheur chez Mitre, « le cerveau humain a une capacité prodigieuse de synthèse multisensorielle de l’information quand celle-ci lui est présentée sous une forme narrative ». Selon M. Bran Ferren, président d’Applied Minds Inc. : « Chaque fois que l’on a introduit une nouvelle technologie dans le storytelling, cela a changé le monde. Il suffit de penser à l’imprimerie, au télégraphe et au téléphone, à la presse, à la radio, à la télévision, et tout récemment à Internet. »
Le storytelling désigne également des technologies utilisées dans le secteur en plein développement des « loisirs numériques », notamment dans le domaine des jeux en ligne et des jeux vidéo ou encore de la télévision interactive. Dans l’univers des jeux vidéo, le storytelling n’hésite plus à s’emparer de causes humanitaires, politiques ou idéologiques. Le programme des Nations unies contre la faim a mis en ligne un jeu interactif dans lequel les joueurs doivent imaginer comment nourrir des milliers de personnes dans une île imaginaire. Le storytelling digital ne recule devant aucun sujet. Même un génocide. En témoigne le nouveau jeu Darfour is dying.
« Vous risquez d’être attaqué et peut-être tué par les milices janjawids dès que vous quittez le camp, s’inscrit à l’écran. Mais vous devez absolument vous procurer de l’eau pour la communauté. Préférez-vous être Poni, la petite Soudanaise à robe rose, ou Jaja, son frère âgé de 12 ans ? Rahman, le père ? Sittina, la mère ?, interroge la journaliste Corine Lesne sur son blog, Big picture. Avec les flèches du clavier, vous faites courir Jaja ou Poni. Les enfants ont 5 385 mètres à parcourir jusqu’au puits. En appuyant sur la barre d’espacement, vous leur permettez de se cacher derrière un arbuste et d’être provisoirement sauvés. Mais la jeep des hommes en armes revient. Trop tard. Vous avez été capturé par les milices. Vous allez probablement devenir l’une des centaines de milliers de victimes de cette crise humanitaire... »
L’armée américaine s’intéresse aussi aux applications du storytelling. Elle a créé en août 1999 un centre de recherche spécialisé dans les technologies de simulation, l’Institute for Creative Technologies (ICT), pour l’entraînement des militaires. L’idée est de mobiliser et de combiner les moyens de l’industrie culturelle, de l’expertise en storytelling et les technologies de pointe en matière d’intelligence artificielle et de réalité virtuelle. Elle utilise un système de « visualisation » qui lui permet de créer des situations d’entraînement à base de simulations très réalistes préparant les troupes à intervenir et à être opérationnelles dans des zones de combat éloignées comme l’Irak ou l’Afghanistan.
Ce type d’environnement virtuel, interactif, multi-sensoriel est considéré comme indispensable à la visualisation des champs de bataille. Les nouvelles technologies développées par ICT s’appuient sur des storylines progammées par ordinateur et permettent à des personnages digitaux de réagir exactement comme des êtres réels en situation. En mobilisant tous les sens : la vision, l’écoute, le toucher et l’odorat. Le storytelling est utilisé également par les services de recherche du ministère de la défense (Darpa), qui en font un outil-clé de la transmission des ordres opérationnels aux troupes. Un autre service, l’Advanced Research and Development Activity (ARDA), a recours aux techniques du storytelling pour développer son nouveau programme de visualisation des informations et d’intelligence géospatiale.
Dans les studios de télé-réalité, comme sur la console de jeux vidéo, sur les écrans des téléphones portables et des ordinateurs, de la chambre à coucher jusqu’à l’automobile, la vie quotidienne est en permanence enveloppée dans un filet narratif ou un voile qui filtre les perceptions, stimule les affects, organise les réponses multisensorielles ; ce que les chercheurs en management conceptualisent comme des « expériences tracées ».
L’injonction à consommer se transforme de plus en plus en une incitation à se raconter. Une tendance apparue, selon CyberJournalist.net, après le 11-Septembre, lorsque les témoignages à la première personne ont commencé à affluer sur le Web, produisant une masse d’informations, d’anecdotes, d’impressions personnelles que l’écrivain américain Don Delillo n’hésitait pas à qualifier de « contre-narration », un récit chaotique façonné par la rumeur, l’imagination, et les échos mystiques : « Une histoire fantôme de faux souvenirs et de pertes imaginaires. »
Le succès des blogs fournit un exemple frappant de cet engouement pour les histoires. Selon Pew Internet & American Life Project, il se crée actuellement un blog toutes les secondes. Onze millions d’Américains auraient déjà le leur, et trente-deux millions d’entre eux en liraient. Leur nombre doublerait tous les cinq ou six mois. La motivation des auteurs de blogs est sans ambiguïté. Selon l’enquête, 77 % d’entre eux en ont ouvert un non pas pour participer aux grands débats de l’heure et exprimer leur opinion, mais pour « raconter leur histoire ». Le rapport, rédigé par deux chercheurs de Pew, Amanda Lenhart et Susannah Fox, publié en juillet 2006, s’intitule : « Blogueurs : un portrait des nouveaux conteurs d’Internet ».
Les fournisseurs d’accès qui multiplient les offres réunissant photographies, sons et mises en pages standards stimulent cette appétence narrative. Etre soi ne suffit plus. Il faut devenir sa propre histoire. Fabriquez-vous un récit. La story, c’est vous !
Christian Salmon
Ecrivain. Dernier ouvrage paru : Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles, Climats, Paris, 2005. Ce texte s’inscrit dans une enquête sur le nouvel ordre narratif, destinée à paraître aux éditions La Découverte en septembre 2007.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr
(1) Francesca Polletta, It was like a fever. Storytelling in Protest and Politics, The University of Chicago Press, 2006.
(2) Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Fayard, Paris, 2006.
(3) Cf. Michael Rogin, Ronald Reagan, the Movie and other Episodes in political demonology, University of California Press, Berkeley, 1987 ; et, sur ce livre, « L’obsession de la subversion aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, février 1988.
(4) Bill Clinton, Ma vie, Odile Jacob, Paris, 2004.
(5) William Safire, « The new story of “story”, and make sure it’s coherent », The New York Times, 5 décembre 2004.
(6) www.partnersforprogr ess.com
(7) Stephen Denning, The Springboard : How storytelling ignites action in knowledge-era organizations, Butterworth Heinemann, Boston, 2000. www.stevedenning.com
(8) Doug Stevenson, Never Be boring Again : Make your Business Presentations Capture Attention, Inspire Action and Produce Results, Cornelia Press, Colorado Springs, 2004.
(9) Francesca Polletta, It was like a fever, op. cit. A propos de l’International Storytelling Center et des festivals, lire Jill Jordan Sieder, « Time for once upon a time », US News and World Report, New York, 27 octobre 2003.
(10) Peter Brooks, « Stories abounding », The Chronicle of Higher Education, Washington, DC, 23 mars 2001.
(11) William Safire, « The new story of “story” », op. cit.
(12) Martin Kreiswirth, Tell me a story : The narrativist turn in the human sciences, University of Toronto Press, 1995.
(13) Eddie Soulier (sous la dir. de), Le Storytelling. Concepts, outils et applications, Hermès-Lavoisier, Paris, 2006.
« Un récit, c’est la clé de tout », confirme M. Stanley Greenberg, spécialiste des sondages. Quelques jours plus tard, à l’émission « Meet the press », M. Carville a été plus explicite encore : « Les républicains disent : “Nous allons vous protéger des terroristes de Téhéran et des homosexuels de Hollywood.” Nous, nous disons : “Nous sommes pour l’air pur, de meilleures écoles, plus de soins de santé.” Ils racontent une histoire, nous récitons une litanie. »
Selon Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». Une tendance apparue dans les années 1980, sous la présidence de Ronald Reagan, lorsque les stories en vinrent à se substituer aux arguments raisonnés et aux statistiques dans les discours officiels. En janvier 1985, le président des Etats-Unis prononce devant les deux chambres du Congrès son discours sur l’état de l’Union. « Deux siècles d’histoire de l’Amérique devraient nous avoir appris que rien n’est impossible. Il y a dix ans, une jeune fille a quitté le Vietnam avec sa famille. Ils sont venus aux Etats-Unis sans bagages et sans parler un mot d’anglais. La jeune fille a travaillé dur et a terminé ses études secondaires parmi les premières de sa classe. En mai de cette année, cela fera dix ans qu’elle a quitté le Vietnam, et elle sortira diplômée de l’académie militaire américaine de West Point. Je me suis dit que vous aimeriez rencontrer une héroïne américaine nommée Jean Nguyen. » L’héroïne américaine se lève pour être ovationnée par l’ensemble des corps constitués. Reagan enchaîne alors sur une autre histoire, tout aussi édifiante, avant de dévoiler la morale des deux récits : « Vos vies nous rappellent qu’une de nos plus anciennes expressions reste toujours aussi nouvelle : tout est possible en Amérique si nous avons la foi, la volonté et le cœur. L’histoire nous demande à nouveau d’être une force au service du bien sur cette planète (2). » Parfois, les fictions du président se substituèrent à la réalité. L’ancien acteur de Hollywood croyait au « pouvoir des histoires » sur les esprits. Il lui arrivait d’ailleurs d’évoquer un épisode tiré d’un vieux film de guerre comme s’il appartenait à l’histoire réelle des Etats-Unis (3).
Mais c’est sous la présidence de M. Clinton que le storytelling politique est entré à la Maison Blanche, avec sa cohorte de consultants, de scénaristes hollywoodiens et de publicitaires. « Mon oncle Buddy m’a enseigné que chacun d’entre nous a une histoire », affirme M. Clinton, dès les premières pages de ses Mémoires (4). Avant de les terminer par ces mots : « Ai-je écrit un grand livre ? Qui sait ? Je suis certain en tout cas qu’il s’agit d’une bonne histoire. » Avec M. Clinton, le storytelling a cessé d’être simplement une manière spontanée de communiquer. « La politique, théorise-t-il, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. »
Quelques semaines après l’élection de 2004, l’éditorialiste conservateur William Safire s’est moqué des explications données par les spin doctors (conseillers en communication) démocrates en les qualifiant de politerati (littéralement, politiciens littéraires) et de « narratologues » dans un article dont le titre résume bien le propos : « The new story of “story”, and make sure it’s coherent » (5). Si le résultat avait été inversé, faisait-il valoir, il se serait trouvé de nombreux consultants pour se féliciter que la campagne de M. Kerry ait su construire « un récit cohérent ». Le « récit » démocrate postélectoral, raillait Safire, se limitait à constater le manque de « récit cohérent » de M. Kerry.
« Avec les médias, le récit doit changer. La prochaine histoire sera donc celle du come-back de Bush. »
Pourtant, lorsque la cote du président George W. Bush s’est effondrée après les ravages causés par le cyclone Katrina en août 2005, le même Safire, en désespoir de cause, se rallia à l’approche narrative dont il se moquait dans son article de décembre 2004 : « Je pense que nous sommes sous l’emprise d’un récit, et que ce récit veut nous convaincre que ce président et cette présidence sont finis. Bush n’a pas fait ce qu’il fallait pour Katrina, et la guerre en Irak continue ; quoi qu’il fasse, son action est plongée dans l’ombre de ce récit. »
Mais Safire ne désespérait pas de voir la situation se renverser au profit de M. Bush, non pas en raison d’une action résolue en faveur de la Nouvelle-Orléans et de ses habitants, mais simplement parce que la couverture des médias (l’« attention américaine ») l’exigeait. « Ce qui est magnifique avec les médias, c’est que le récit doit changer, il ne peut pas rester le même, sinon cela ne vaut pas la peine de le publier. Alors la prochaine histoire sera celle du come-back de Bush. »
Dès son entrée à la Maison Blanche en 2001, M. Bush avait fait connaître son cabinet à la presse en déclarant : « Chaque personne a sa propre histoire qui est unique, toutes ces histoires racontent ce que l’Amérique peut et doit être. » Et plus tard (en présentant M. Colin Powell comme secrétaire d’Etat) : « A great American story... » Ou encore, à propos du ministre des transports : « I love his story... » Puis il avait conclu en disant : « Nous avons tous une place dans une longue histoire, une histoire que nous prolongeons mais dont nous ne verrons pas la fin. Cette histoire continue [This story goes on...]. » Dans cette allocution qui n’avait duré que quelques minutes, M. Bush avait utilisé le mot story pas moins de dix fois ! En février 2006, lors d’une visite éclair en Afghanistan, accompagné du président Hamid Karzaï, il se prêta volontiers aux questions des journalistes. En quelques minutes, il reprit mot pour mot la même formule à deux reprises : « Nous aimons les histoires, et attendons des histoires de jeunes filles qui vont à l’école en Afghanistan. »
La fréquence d’apparition du mot story dans les discours de M. Bush ne doit rien au hasard. Elle révèle l’influence des consultants en management qui l’entourent (il est le premier président américain à avoir été formé dans une business school, une grande école commerciale). Apparu au milieu des années 1980 aux Etats-Unis, le storytelling management, une nouvelle école de direction d’entreprise, a connu depuis 2001 un succès croissant dans des firmes comme Disney, McDonald’s, Coca-Cola, Adobe, IBM, Microsoft. « La NASA, Verizon, Nike et Lands’ End considèrent le storytelling comme l’approche la plus efficace aujourd’hui dans les affaires », écrit M. Lori Silverman, directeur d’une société de conseil en management (6).
M. Stephen Denning, un ancien dirigeant de la Banque mondiale, est l’un de ces gourous qui ont contribué à populariser le storytelling management. Il anime des stages de formation et a publié plusieurs livres, dans lesquels il se réfère à la narratologie de Roland Barthes : A Fable of Leadership Through Storytelling (2004) ou encore How Narrative and Storytelling Are Transforming 21st Century Management. Contre l’approche trop rationnelle du management traditionnel, qualifiée de « napoléonienne », il préconise une approche « tolstoïenne », seule capable de prendre en compte la richesse et la complexité de la vie et d’établir des connexions entre les choses. « Quand je vois comment des histoires bien ficelées peuvent entrer facilement dans les esprits, écrit-il, je m’étonne moi-même devant cette propension du cerveau humain à absorber les histoires (7). » M. Robert McKee, célèbre scénariste de Hollywood qui est devenu en dix ans un spécialiste du storytelling, affirme : « Motiver les employés, c’est le travail essentiel du chef d’entreprise. Pour cela, il faut mobiliser leurs émotions. Et la clé pour ouvrir leur cœur, c’est une histoire. »
Beaucoup de firmes commencent à se saisir de la publicité pour raconter l’histoire de leur entreprise au monde, et les études de marché utilisent l’outil storytelling pour recueillir les récits des usagers sur la manière dont ils consomment les produits et services d’une entreprise. M. Don Valentine, le fondateur de Sequoia Capital, un financier légendaire qui compte dans son portefeuille des participations dans le capital de sociétés comme Apple, Oracle, Cisco, Yahoo ! et Google, déclarait récemment que, parmi les milliers d’exposés d’entrepreneurs à la recherche de fonds entendus ces trente dernières années, la plupart échouaient parce qu’ils ne savaient pas communiquer : « Personne ne sait raconter une histoire. »
« Vous voulez savoir comment doubler vos ventes et quadrupler votre avance ? », demande M. Doug Stevenson, le président du Story Theater International. « Vous vendrez bien mieux en vendant une success story qu’en décrivant les caractéristiques et avantages de votre produit ou service. Une histoire, et c’est vendu. Les gens adorent les histoires (8). » Le succès du storytelling ne se limite pas à la direction d’entreprise et à la mercatique, il s’est imposé en dix ans à toutes les institutions au point d’apparaître comme le paradigme de la révolution culturelle du capitalisme, une nouvelle norme narrative qui irrigue et formate les secteurs d’activité les plus divers.
Selon la sociologue Francesca Polletta, « le storytelling se déploie dans des secteurs inattendus, les managers sont tenus de raconter des histoires pour motiver les ouvriers, et les médecins sont formés à écouter les récits de leurs patients. Les reporters se sont ralliés au journalisme narratif. Et les psychologues à la thérapie narrative. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes se rendent à l’International Storytelling Center de Jonesborough, dans le Tennessee, rejoignent le National Storytelling Network ou participent à plus de deux cents festivals de storytelling organisés aux Etats-Unis. Et un coup d’œil aux listes de best-sellers révèle les scores impressionnants de livres consacrés à l’art du storytelling considéré comme un chemin vers la spiritualité, une stratégie pour les postulants à des bourses, un mode de résolution des conflits, et une recette pour perdre du poids (9) ».
Raconter est devenu un moyen de séduire et de convaincre, d’influencer un public, des électeurs, des clients. Cela signifie aussi : partager, transmettre, des informations, une expérience. Configurer des pratiques, des savoir-faire. Formaliser des contenus, formater des discours, des rapports. Le storytelling, ce n’est pas seulement des histoires, c’est un format discursif ou, pour parler comme Michel Foucault, une « discipline ». Le rapport Starr sur l’affaire Monica Lewinski regroupait ses principales conclusions dans un chapitre intitulé « Narrative » (10). Celui de la commission d’enquête sur les attentats du 11-Septembre est devenu un succès de librairie, selon Safire, le chroniqueur du New York Times, parce que les rédacteurs ont décidé de supprimer tous les adjectifs et opté pour une reconstitution de l’enchaînement des événements suivant une trame narrative (11).
Quand le capitalisme détruit le sens et la continuité, les récits professionnels servent parfois de moyens d’autodéfense.
Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo ou consolider la démocratie dans un pays de l’ex-Union soviétique..., la méthode employée, les interlocuteurs, les financements, le calendrier sont les mêmes et s’appuient toujours sur le modus operandi du storytelling, devenu le b.a.-ba de l’idéologie enseignée aux hommes politiques et aux chefs d’entreprise. Le storytelling envahit peu à peu des disciplines aussi diverses que la sociologie, l’économie, le droit, la psychologie, l’éducation, les neurosciences, l’intelligence artificielle...
La sociologie elle-même a recours aux récits de vie en vue de traiter des questions d’identités sociale ou professionnelle. Richard Sennett, professeur à la London School of Economics, disait récemment : « Je souhaite que la sociologie s’intéresse de plus près au récit. » Le capitalisme moderne, selon lui, désagrège dans ses institutions « les schémas lisibles et prévisibles du temps long », et prive les salariés de sens et de continuité. « Il nous faut comprendre comment s’arrange l’individu pour combler ce vide de sens. » Car les récits professionnels peuvent constituer des « moyens d’autodéfense émotionnelle ».
« Le nouveau capitalisme, ajoute Sennet, est devenu un système plus neutre, moins prometteur socialement et psychologiquement que le capitalisme analysé par Max Weber il y a un siècle. » Dans ce contexte, marqué par la dérégulation et la précarité, « tout l’enjeu de l’interprétation consiste à reconstituer un récit de vie à partir des pièces souvent détachées qui forment l’expérience du travailleur ».
L’approche narrative est devenu hégémonique dans les sciences sociales depuis le narrativist turn (12) des années 1990. L’économiste Deirdre N. McCloskey défend l’idée que l’économie est, elle aussi, essentiellement une discipline narrative. « Ce n’est pas un hasard, dit-il, si la science économique et le roman sont nés en même temps. » De son côté, le physicien Steven Weinberg prétend que des récits convaincants permettent d’orienter des millions de dollars vers la recherche.
La science juridique, à son tour, est gagnée par le storytelling. « Le droit vit du récit », affirme Jerome Brunner. Et le professeur Anthony G. Amsterdam observe que « la présentation narrative des événements envahit les attendus des jugements ».
En psychologie, les techniques de thérapie narrative envisagent la cure comme un récit de l’histoire du malade. Les méthodes de gestion s’appuient elles aussi sur les dires des employés pour analyser les dimensions symboliques des organisations. Dans l’éducation, pour l’étude de certains phénomènes d’apprentissage, les histoires de vie en formation deviennent indispensables. L’anthropologie met en évidence le rôle des récits dans la transmission culturelle (13). Polletta souligne le soupçon que soulève cet engouement récent pour les stories, le danger de manipulation politique ou idéologique. Si chacun a son histoire, alors laquelle va-t-on privilégier dans les décisions politiques ?
Une structure narrative recouvre les objets les plus divers, des jeux vidéo aux techniques de simulation de l’armée américaine.
« Le mot storytelling, à première vue, semble étrangement déplacé ici », peut-on lire sur la page d’accueil du site Internet de Mitre Corporation, une société de recherche et développement, financée en partie par le département d’Etat, spécialisée dans les technologies de visualisation de l’information. Le problème que doit résoudre Mitre est le suivant : la somme des connaissances double tous les sept ans, la puissance de traitement des processeurs tous les dix-huit mois... Dans un contexte de surinformation, de « harcèlement textuel », la capacité de sélection des individus est constamment sollicitée. Selon Nahum Gershon, chercheur chez Mitre, « le cerveau humain a une capacité prodigieuse de synthèse multisensorielle de l’information quand celle-ci lui est présentée sous une forme narrative ». Selon M. Bran Ferren, président d’Applied Minds Inc. : « Chaque fois que l’on a introduit une nouvelle technologie dans le storytelling, cela a changé le monde. Il suffit de penser à l’imprimerie, au télégraphe et au téléphone, à la presse, à la radio, à la télévision, et tout récemment à Internet. »
Le storytelling désigne également des technologies utilisées dans le secteur en plein développement des « loisirs numériques », notamment dans le domaine des jeux en ligne et des jeux vidéo ou encore de la télévision interactive. Dans l’univers des jeux vidéo, le storytelling n’hésite plus à s’emparer de causes humanitaires, politiques ou idéologiques. Le programme des Nations unies contre la faim a mis en ligne un jeu interactif dans lequel les joueurs doivent imaginer comment nourrir des milliers de personnes dans une île imaginaire. Le storytelling digital ne recule devant aucun sujet. Même un génocide. En témoigne le nouveau jeu Darfour is dying.
« Vous risquez d’être attaqué et peut-être tué par les milices janjawids dès que vous quittez le camp, s’inscrit à l’écran. Mais vous devez absolument vous procurer de l’eau pour la communauté. Préférez-vous être Poni, la petite Soudanaise à robe rose, ou Jaja, son frère âgé de 12 ans ? Rahman, le père ? Sittina, la mère ?, interroge la journaliste Corine Lesne sur son blog, Big picture. Avec les flèches du clavier, vous faites courir Jaja ou Poni. Les enfants ont 5 385 mètres à parcourir jusqu’au puits. En appuyant sur la barre d’espacement, vous leur permettez de se cacher derrière un arbuste et d’être provisoirement sauvés. Mais la jeep des hommes en armes revient. Trop tard. Vous avez été capturé par les milices. Vous allez probablement devenir l’une des centaines de milliers de victimes de cette crise humanitaire... »
L’armée américaine s’intéresse aussi aux applications du storytelling. Elle a créé en août 1999 un centre de recherche spécialisé dans les technologies de simulation, l’Institute for Creative Technologies (ICT), pour l’entraînement des militaires. L’idée est de mobiliser et de combiner les moyens de l’industrie culturelle, de l’expertise en storytelling et les technologies de pointe en matière d’intelligence artificielle et de réalité virtuelle. Elle utilise un système de « visualisation » qui lui permet de créer des situations d’entraînement à base de simulations très réalistes préparant les troupes à intervenir et à être opérationnelles dans des zones de combat éloignées comme l’Irak ou l’Afghanistan.
Ce type d’environnement virtuel, interactif, multi-sensoriel est considéré comme indispensable à la visualisation des champs de bataille. Les nouvelles technologies développées par ICT s’appuient sur des storylines progammées par ordinateur et permettent à des personnages digitaux de réagir exactement comme des êtres réels en situation. En mobilisant tous les sens : la vision, l’écoute, le toucher et l’odorat. Le storytelling est utilisé également par les services de recherche du ministère de la défense (Darpa), qui en font un outil-clé de la transmission des ordres opérationnels aux troupes. Un autre service, l’Advanced Research and Development Activity (ARDA), a recours aux techniques du storytelling pour développer son nouveau programme de visualisation des informations et d’intelligence géospatiale.
Dans les studios de télé-réalité, comme sur la console de jeux vidéo, sur les écrans des téléphones portables et des ordinateurs, de la chambre à coucher jusqu’à l’automobile, la vie quotidienne est en permanence enveloppée dans un filet narratif ou un voile qui filtre les perceptions, stimule les affects, organise les réponses multisensorielles ; ce que les chercheurs en management conceptualisent comme des « expériences tracées ».
L’injonction à consommer se transforme de plus en plus en une incitation à se raconter. Une tendance apparue, selon CyberJournalist.net, après le 11-Septembre, lorsque les témoignages à la première personne ont commencé à affluer sur le Web, produisant une masse d’informations, d’anecdotes, d’impressions personnelles que l’écrivain américain Don Delillo n’hésitait pas à qualifier de « contre-narration », un récit chaotique façonné par la rumeur, l’imagination, et les échos mystiques : « Une histoire fantôme de faux souvenirs et de pertes imaginaires. »
Le succès des blogs fournit un exemple frappant de cet engouement pour les histoires. Selon Pew Internet & American Life Project, il se crée actuellement un blog toutes les secondes. Onze millions d’Américains auraient déjà le leur, et trente-deux millions d’entre eux en liraient. Leur nombre doublerait tous les cinq ou six mois. La motivation des auteurs de blogs est sans ambiguïté. Selon l’enquête, 77 % d’entre eux en ont ouvert un non pas pour participer aux grands débats de l’heure et exprimer leur opinion, mais pour « raconter leur histoire ». Le rapport, rédigé par deux chercheurs de Pew, Amanda Lenhart et Susannah Fox, publié en juillet 2006, s’intitule : « Blogueurs : un portrait des nouveaux conteurs d’Internet ».
Les fournisseurs d’accès qui multiplient les offres réunissant photographies, sons et mises en pages standards stimulent cette appétence narrative. Etre soi ne suffit plus. Il faut devenir sa propre histoire. Fabriquez-vous un récit. La story, c’est vous !
Christian Salmon
Ecrivain. Dernier ouvrage paru : Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles, Climats, Paris, 2005. Ce texte s’inscrit dans une enquête sur le nouvel ordre narratif, destinée à paraître aux éditions La Découverte en septembre 2007.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr
(1) Francesca Polletta, It was like a fever. Storytelling in Protest and Politics, The University of Chicago Press, 2006.
(2) Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Fayard, Paris, 2006.
(3) Cf. Michael Rogin, Ronald Reagan, the Movie and other Episodes in political demonology, University of California Press, Berkeley, 1987 ; et, sur ce livre, « L’obsession de la subversion aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, février 1988.
(4) Bill Clinton, Ma vie, Odile Jacob, Paris, 2004.
(5) William Safire, « The new story of “story”, and make sure it’s coherent », The New York Times, 5 décembre 2004.
(6) www.partnersforprogr ess.com
(7) Stephen Denning, The Springboard : How storytelling ignites action in knowledge-era organizations, Butterworth Heinemann, Boston, 2000. www.stevedenning.com
(8) Doug Stevenson, Never Be boring Again : Make your Business Presentations Capture Attention, Inspire Action and Produce Results, Cornelia Press, Colorado Springs, 2004.
(9) Francesca Polletta, It was like a fever, op. cit. A propos de l’International Storytelling Center et des festivals, lire Jill Jordan Sieder, « Time for once upon a time », US News and World Report, New York, 27 octobre 2003.
(10) Peter Brooks, « Stories abounding », The Chronicle of Higher Education, Washington, DC, 23 mars 2001.
(11) William Safire, « The new story of “story” », op. cit.
(12) Martin Kreiswirth, Tell me a story : The narrativist turn in the human sciences, University of Toronto Press, 1995.
(13) Eddie Soulier (sous la dir. de), Le Storytelling. Concepts, outils et applications, Hermès-Lavoisier, Paris, 2006.