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Thomas Boussion : "L’immaturité est devenue le véhicule premier du ‘progrès’"

Propos recueillis par Monika Berchvok pour Rivarol

Note de la Rédaction

Entretien paru dans Rivarol n°3624 du mercredi 24 juillet 2024.

Rivarol : Dans votre premier essai, vous présenter brillamment une société où l’infantilisation triomphe. En quoi le maintien dans l’enfance est-t-elle la marque de notre époque ?

Thomas Boussion : C’est non seulement la marque de notre époque, mais aussi celle de notre zone géographique. L’Occident contemporain est frappé d’infantilisation, mais je ne crois pas qu’on puisse en dire autant de l’Inde, de la Chine, de la Russie, de l’Arabie saoudite, de l’Iran…

Les « démocraties libérales » ont accouché d’un modèle de société où un nombre croissant d’individus refuse tout type de contrainte, d’effort et de souffrance. Focalisée sur le plaisir, la légèreté, le jeu, la consommation, l’insouciance, l’irresponsabilité, cette population se détourne de ce qui constitue l’idéal adulte – le travail, la construction, la production, le sens du collectif, la prise de responsabilités, l’abnégation, voire le sacrifice pour la communauté – et adopte des attitudes proches de celles de l’enfance.

Cette transformation est encouragée par une promotion massive, et ce par tous les canaux. En Occident, tout est fait désormais pour promouvoir l’immaturité, avec notamment cette idée centrale que l’enfance et le monde adulte doivent être mis sur un même plan, l’une valant autant que l’autre en termes de capacités et de morale. L’immaturité n’est plus une tare, mais est devenue un trait positif de la jeunesse et le véhicule premier du « progrès ».

Cette entreprise d’inversion des valeurs n’est pas nouvelle, puisque, dans sa partie visible et spectaculaire, elle date au moins des années 60. Mais on pourrait aussi la faire remonter à beaucoup plus loin : j’explique dans le livre qu’elle est en réalité constitutive de la logique même du Capital, et donc attachée en puissance – et désormais en acte – à notre système de production.

 

Vous décrivez comment la Tradition veut dépasser l’enfant . En quoi la société traditionnelle repose sur la maturité et quel sens donnez-vous à cette notion de Tradition ?

Pour donner une définition très simple, j’appelle Tradition la vision du monde selon laquelle le passé doit servir de modèle au présent. Cette définition implique directement l’idée d’une transmission intergénérationnelle, et donc, nécessairement, de l’autorité des anciens envers les plus jeunes.

Dans le livre, je rappelle que l’objectif premier d’une éducation traditionnelle est de transformer les enfants en adultes. Dans cette perspective l’enfance est vue comme un ensemble de défauts – impatience, égoïsme, narcissisme, violence, incontinence émotionnelle, irresponsabilité, incompétence, etc. – que l’éducation a pour mission de corriger, notamment par la transmission d’un ensemble de savoirs et de préceptes moraux. En ce sens, l’éducation traditionnelle vise à éliminer l’enfance en chaque enfant.

Mais il faut remarquer une dimension essentielle : cette vision de l’enfance comme le lieu de la faiblesse et de l’hétéronomie est justement ce qui pousse les sociétés traditionnelles à protéger les enfants. À l’inverse, en considérant les enfants comme les égaux des adultes, les sociétés occidentales progressistes les exposent à des violences contre lesquelles ils sont incapables de se défendre. C’est cette idéologie absolument mortifère qui pousse certains « adultes », par exemple, à encourager leur enfant à changer de sexe. Dans une société saine, ces parents seraient inculpés pour maltraitance et abus de faiblesse ; dans les sociétés occidentales, ils reçoivent désormais l’aval et les applaudissements du pouvoir.

 

Le catholicisme est-t-il un élément poussant à sortir de l’enfance ?

La transcendance en général éloigne de l’enfance. Elle invite à sortir de sa minuscule sphère individuelle et à considérer l’humanité comme une partie seulement du monde, et non comme sa totalité. C’est déjà en soi une invitation à l’humilité, qui s’oppose au nombrilisme infantile.

En outre, il me semble que l’humilité prônée par le Christ est aussi une invitation à accepter la peine inhérente au travail, et donc à la production de la civilisation. Je ne vais pas être très original, mais l’un de mes tableaux préférés est L’Angélus de Millet : il représente avec une précision et une complétude exceptionnelles ce monde constitué par l’église, la foi quotidienne, l’âpre travail de la terre, le rythme naturel ou encore la complémentarité homme-femme (l’union, mais aussi la différence). Ce monde construit autour de la foi chrétienne et respectueux de l’ordre naturel enseignait aux enfants qu’on n’a rien sans rien, que la vie et la construction du monde ont un prix, que rien ne s’obtient sans souffrance. En cela, oui, le catholicisme, avec son message centré sur l’humilité et l’abnégation, pousse à sortir de l’enfance.

 

Le Capital, au contraire, utilise l’immaturité des masses modernes comme levier pour la consommation et leur contrôle. Quelles sont les conséquences psychologiques de ce conditionnement sur les personnes ?

L’enfance est notre premier rapport au monde, et elle ne disparaît jamais entièrement. Toute notre vie, nous luttons contre les réflexes infantiles qui menacent en permanence de reprendre la main sur notre volonté. La civilisation consiste justement à compenser cette pente naturelle en mettant en place des structures collectives capables de nous obliger à sortir de l’enfance.

Dès lors que vous détruisez ces structures collectives qui nous tirent vers le haut, l’humanité redescend la pente et beaucoup d’individus, que plus rien n’oblige à sortir de l’égoïsme, du narcissisme et du parasitisme, ne parviennent plus à s’affranchir de leur enfance.

La logique marchande du Capital sape en permanence les structures collectives pourvoyeuses de civilisation. Elle a en effet cette capacité déprimante de transformer toutes les activités humaines en échanges commerciaux. Ce faisant, elle brise les liens que les hommes, par le biais de la Tradition, avaient tissé entre eux, avec le Ciel ou encore avec la terre, et qui leur permettaient de se hisser au-dessus de leur dimension matérielle et animale primitive. Ce déchirement a de grandes conséquences sur les individus : puisqu’ils ne sont plus reliés aux autres (ni dans le temps ni dans l’espace), leur vie perd son sens collectif. Il ne reste plus dès lors à l’individu qu’à explorer deux puits sans fond, qui feront désormais office pour lui de « sens de la vie » : la recherche de la jouissance d’une part, et celle de la puissance d’autre part. Il s’agit de deux ressorts centraux de la pulsion de consommation.

 

La crise du Covid-19 fut un champ d’application concret de cette vaste infantilisation. Comment expliquer la soumission de la population à l’avis d’experts et de politiques sans aucun esprit critique ?

D’où vient l’esprit critique ? Il est le produit à la fois de l’expérience et d’un appareil théorique solide. Or la « crise » du covid a constitué une escroquerie en bande organisée d’une ampleur jamais connue auparavant, doublée d’un choc quasi carcéral mais aussi d’un tsunami de mensonges médiatiques. Pour en comprendre les tenants et aboutissants sur le moment, mais aussi réussir à les articuler pour produire une critique efficace, il fallait une expérience et un appareil théorique hors normes.

Je crois qu’il ne faut en vouloir à personne d’avoir été paumé, d’avoir eu peur, d’être passé d’une position à une autre et de s’être fait enfumer par les escrocs qui défilaient à la télévision. Le Capital a engendré un monde où les manipulations politico-financiaro-médiatiques atteignent désormais une complexité largement supérieure à la capacité critique moyenne de la population. Dans le cas du covid, une dimension d’« expertise » s’est ajoutée à la mascarade et n’a rien arrangé, puisque l’industrie pharmaceutique et l’appareil politique ont pu se parer des atours de la science pour vendre leur salade.

Pour comprendre le mécanisme qui nous pousse à nous ranger à l’avis des experts, il faut comprendre le rapport au monde de l’enfance. Un enfant n’a pas les capacités cognitives pour poser un problème, définir précisément des termes, faire se confronter des idées en apparence contradictoires, les mettre en rapport et accoucher d’une synthèse complexe et riche qui puisse expliquer les phénomènes qu’il observe. Pour réduire la complexité du monde à un niveau qui lui soit accessible, il cherche donc non pas à le synthétiser mais à le simplifier. Pour cela, outre le fait qu’il ignore des pans entiers de la réalité, il a notamment recours à de l’intelligence par délégation : puisqu’il n’est pas capable de comprendre lui-même le monde, il délègue cette tâche à quelqu’un d’autre – un tuteur, en quelque sorte. Ainsi son monde devient plus simple, car sa réflexion peut désormais se limiter au choix des experts derrière lesquels se ranger.

Beaucoup d’adultes réfléchissent encore comme des enfants dans la mesure où ils cherchent à se ranger derrière telle ou telle figure d’autorité, et ce dans beaucoup de domaines. Plutôt que de s’obliger à écouter tout le monde pour construire ensuite leur propre vision du monde, ils préfèrent éliminer une partie du réel et des analyses possibles en classant certaines personnes, par exemple, dans la catégorie « charlatans ». Ce faisant, ils s’épargnent la peine du travail intellectuel de synthèse, qui est inconfortable car il oblige à accepter une période d’incertitude déstabilisante. Mais n’oublions pas non plus la dimension sociale de ce genre de choix : un expert incarne toujours un certain système de valeurs ainsi qu’une certaine position sociale, et à travers lui, c’est aussi cela qui est validé par ceux qui lui délèguent l’explication du monde.

 

Vous remarquez que le règne de l’infantilisation entraîne des comportements hystériques dès qu’un élément vient remettre en cause les certitudes de la majorité. Ce refus de l’autre et de la contradiction est-t-il devenu la marque d’une morale progressiste juvénile ?

Le refus de la contradiction est l’extension intellectuelle de la volonté plus générale d’éliminer toute contrainte, qui est effectivement un trait caractéristique de l’enfance. Il y a en Occident une tendance générale à l’élimination pure et simple de ce qui peut contredire le modèle progressiste dominant. Nous sommes passés peu à peu d’un idéal du libre débat s’appuyant sur la « sélection naturelle » des meilleurs arguments à une société littéralement totalitaire, où une vision du monde a pour ambition de remplir la totalité de l’espace social et de s’imposer à tous de gré ou de force.

Il ne faut pas se leurrer sur la portée du phénomène : elle est beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine au premier abord. Le rejet de la contradiction n’est pas circonscrit à une communauté de « gauchistes » aux cheveux verts ou à quelques politiciens prompts à la censure des opinions. En France, ce repli sur soi – et pour une fois, le terme est approprié – touche malheureusement une très large partie de la population, et il y a fort à parier qu’il en soit de même en Allemagne, en Suède, au Royaume-Uni, etc. Imbue d’elle-même, cette population « progressiste » se considère comme moralement supérieure à deux autres groupes : à ses propres ancêtres d’une part, et au reste du monde d’autre part. Ce sentiment de supériorité se traduit par un enfermement intellectuel presque total, qui l’empêche de s’intéresser à la fois à la Tradition et aux autres modèles civilisationnels.

Les conséquences de la prise du pouvoir par cette idéologie en Occident sont catastrophiques : elle nous pousse à attaquer tout ce qui ne nous ressemble pas et nous entraîne donc tout simplement vers la guerre. Une guerre dont je souhaite à titre personnel que nous la perdions, et vite, tel un enfant arrogant giflé par un adulte à bout de patience.

 

Le gauchisme affirme qu’il faut transformer la société plutôt que soi-même. De même les fanatiques de la cancel culture réécrivent l’histoire pour la rendre compatible avec leur vision idéologique. Cette démarche n’est-t-elle pas un terrible aveu d’échec par rapport à la réalité d’une certaine gauche ?

Si, bien sûr. Les tentatives du progressisme de transformer l’histoire à son avantage sont autant d’aveux de son incapacité à accepter la réalité du passé.

Le gauchiste souhaite éliminer toutes les contraintes qui pourraient l’inviter – voire le forcer – à sortir de l’enfance. C’est pourquoi il traque et dénonce tout ce qui, dans son quotidien, vient lui rappeler qu’il existe d’autres univers idéologiques, d’autres systèmes de valeurs, et notamment un monde adulte, où les enfants sont remis à leur juste place, ne sont pas autorisés à faire la loi et sont éduqués pour devenir capables un jour de prendre des responsabilités. Lorsqu’il croise la statue d’un maréchal de l’empire, passe devant une église ou tombe sur un tableau magnifiant la féminité, le sang du gauchiste ne fait qu’un tour car tout cela l’invite à réfléchir, à grandir, à se lier au destin d’une communauté et donc à sortir du confort du jeu et de l’irresponsabilité.

La cancel culture est, au final, une entreprise de destruction de tout ce qui nous sert d’appui pour sortir de l’enfance.

 

L’actualité politique donne entièrement raison à vos analyses. Comment regardez- vous les récentes élections avec votre grille d’analyse ?

Le vote me paraît l’expression la plus faible de l’engagement politique. Pas totalement inutile, pas sans impact, mais la plus faible. Il peut sans doute arriver, par une conjonction de circonstances particulières et historiquement rares, qu’un scrutin provoque le renversement du pouvoir. Mais en règle générale, et surtout dans les pays occidentaux, il me semble qu’il s’agit plutôt d’une pantalonnade sans prise sur le pouvoir réel, qui est plutôt issu de l’affrontement des réseaux en coulisses.

Pour autant le fait de voter n’est pas problématique en soi, ni même infantile. Ce qui l’est, c’est de faire croire qu’il s’agit d’une action décisive, à l’impact fort, à la hauteur des enjeux politiques. C’est un mensonge, qui bien souvent est utilisé pour dissimuler une méconnaissance des réseaux de pouvoir, et par conséquent une absence d’engagement réel. Encore une fois, l’absence d’engagement n’est pas problématique en soi ; faire croire qu’on s’engage quand on ne fait que voter l’est beaucoup plus, parce que c’est malhonnête.

Les élections sont donc un moment pénible où de nombreuses personnes font semblant de s’impliquer, sans avoir la moindre idée du prix que coûte l’implication réelle. Quant aux candidats, ils sont eux-mêmes de plus en plus jeunes et leur colonne vertébrale semble de plus en plus souple, ce qui rend toujours plus manifeste le fait que les élections ne sont pas quelque chose de sérieux.

 

Quels sont les outils pouvant permettre de retrouver une autonomie intellectuelle et une puissance politique ?

On pourrait écrire cent pages sur la question, mais pour faire court je ne vais mentionner qu’un seul outil, que je détaille par ailleurs dans les deux dernières parties du livre : la dialectique.

L’approche dialectique est entre autres ce qui permet de sortir de l’essentialisme, c’est-à-dire de la recherche d’essences dans les différents phénomènes et acteurs politiques. Trop de commentateurs politiques cherchent en effet à savoir si telle personne « est dans notre camp » ou au contraire « fait partie du problème ». Cette approche binaire et essentialiste est une insulte à l’intelligence et, de manière très prévisible, ne produit qu’un spectacle de radicalité parfaitement stérile. Plutôt qu’une recherche idiote de la pureté, un rapport adulte à la politique consiste davantage à recueillir de tous les côtés des morceaux d’analyse intéressants, puis à en faire la synthèse pour se construire une vision du monde cohérente, et ainsi en déduire une hiérarchie des combats à mener.

 

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