En 2004, René Girard publie Les Origines de la culture, sorte d’autobiographie intellectuelle doublée d’une nouvelle méditation sur la violence et le sacré. Il donne ce grand entretien à Jean-Claude Guillebaud, pour Le Nouvel Observateur.
Le Nouvel Observateur. Dans votre dernier livre, à une réponse sur la croyance en général, vous suggérez une analyse de la « conversion » – au sens large du terme et pas seulement dans son acception religieuse – tout à fait saisissante. Vous dites que votre conversion personnelle fut la découverte de votre propre mimétisme. Qu’est-ce à dire ?
René Girard. Notre regard sur le réel est très évidemment influencé par nos désirs. Depuis Marx, par exemple, nous savons que notre situation économique, notre désir d’argent, aussi mimétique que possible, influence notre vision de toutes choses. Depuis Freud nous savons qu’il en va de même pour nos désirs sexuels, même et surtout si nous ne nous en rendons pas compte.
Nous cherchons à nous défaire de toutes ces distorsions, mais les méthodes objectives telles que l’analyse sociologique ou la psychanalyse restent grossières, mensongères même, dans la mesure où le mimétisme toujours individuel de nos désirs et de leurs conflits leur échappe. Les méthodes faussement objectives ne tiennent aucun compte de l’influence qu’exerce sur chacun de nous notre propre expérience, notre existence concrète.
Pour analyser mes propres désirs, personne n’est compétent, pas même moi si je ne réussis pas à jeter sur eux un regard aussi soupçonneux que sur le désir des autres. Et je trouve toujours au départ de mes désirs un modèle souvent déjà transformé en rival.
Je définis donc comme « conversion » le pouvoir de se détacher suffisamment de soi pour dévoiler ce qu’il y a de plus secrètement public en chacun de nous, le modèle, collectif ou individuel, qui domine notre désir. Il faut renoncer à s’agripper (consciemment ou inconsciemment) à autrui comme à un moi plus moi que moi-même, celui que je rêve d’absorber. Il y a quelque chose d’héroïque à révéler ce que chacun de nous tient le plus à dissimuler, en se le dissimulant à lui-même. C’est beaucoup plus difficile que de faire étalage de sa propre sexualité.
Cela signifie-t-il que la plupart des « opinions » ou « convictions » auxquelles nous sommes si attachés sont le produit mimétique d’un climat historique particulier, d’une opinion majoritaire, etc. ?
R. Girard. Le plus souvent, mais pas toujours. Les oppositions systématiques - et symétriques - sont souvent des efforts délibérés pour échapper au mimétisme, et par conséquent sont mimétiques également. Soucieuses de s’opposer à l’erreur commune, elles finissent par ne plus en être que l’image inversée. Elles sont donc tributaires de cela même à quoi elles voulaient échapper. Il faut analyser chaque cas séparément. Ce qui est certain, c’est que nous sommes infiniment plus imprégnés des « préjugés » de notre époque et de notre groupe humain que nous ne l’imaginons. Nous sommes mimétiquement datés et situés, si je puis dire.
Vous citez le cas de Heidegger, qui se croit étranger au mimétisme et qui pourtant, en devenant nazi, se met à penser lui aussi comme « on » pense autour de lui. Cela signifie-t-il que sa propre réflexion ne suffit pas à le prémunir contre la puissance du mimétisme ? Peut-on généraliser la remarque ?
R. Girard. Le désir mimétique est de plus en plus visible dans notre monde et, depuis le romantisme, nous voyons beaucoup le désir mimétique des autres mais pour n’en réussir que mieux, le plus souvent, à nous cacher le nôtre. Nous nous excluons de nos propres observations.
C’est ce que fait Heidegger, il me semble, lorsqu’il définit le désir du vulgum pecus par le « on », qu’il appelle aussi « inauthenticité », tout en se drapant fort noblement dans sa propre authenticité, autrement dit dans un individualisme inaccessible à toute influence. Il est facile de constater que, au moment où « on » était nazi autour de lui, Heidegger l’était aussi et, au moment où « on » a renoncé au nazisme, Heidegger aussi y a renoncé.
Ces coïncidences justifient une certaine méfiance à l’égard de la philosophie heideggérienne. Elles ne justifient pas, en revanche, qu’on traite ce philosophe en criminel de guerre ainsi que le font nos « politiquement corrects ». Ces derniers ressemblent plus à Heidegger qu’ils ne s’en doutent car, comme lui, ils représentent leur soumission aux modes politiques comme enracinée au plus profond de leur être. Peut-être ont-ils moins d’être qu’ils ne pensent.
Cet enfermement inconscient dans le mimétisme aide-t-il à comprendre pourquoi de nombreux intellectuels français ont pu se fourvoyer, selon les époques, dans le stalinisme, le maoïsme, le fascisme ? Et pourquoi, de ce point de vue, ils n’étaient guère plus clairvoyants que les foules ? Le mimétisme serait un grand « égalisateur » en faisant de chacun, fût-il savant, un simple « double » ?
R. Girard. Je crois que les intellectuels sont même fréquemment moins clairvoyants que la foule car leur désir de se distinguer les pousse à se précipiter vers l’absurdité à la mode alors que l’individu moyen devine le plus souvent, mais pas toujours, que la mode déteste le bon sens.
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Principales interventions télévisuelles de René Girard
La fondation de la société sur la victime sacrificielle :
Présentation de la théorie mimétique :
La violence et le sacré :
Meonsonge romantique et vérité romanesque (1 et 2) :