Gabriel le Magnifique
La mer, en se retirant, découvre des cailloux polis par le flux. Ils ont une drôle de forme. Parfois ils sont transparents. On a envie de les sucer. Ils ne ressemblent pas aux autres galets et les enfants les ramassent. Si l’un de ces cailloux avait été d’une matière assez dure pour résister aux assauts de la mer pendant deux mille ans, il ressemblerait à Matzneff, dur, fragile et transparent.
Matzneff a survécu à deux cultures qui l’ont marqué, la grecque et la juive. Avec son moi divisé, il les maîtrise. Comme le caillou sur le sable, il est joli, pâle, et il laisse la lumière jouer à travers sa forme. Je me suis longtemps demandé pourquoi cet écrivain si élégant, cet homme si gracieux et courtois, ce compagnon si léger suscite tant d’agacement et parfois d’antipathie haineuse. La jalousie devrait céder devant la grâce. Avec Un galop d’enfer, on découvre la véritable explication. Ce qui n’est pas supportable chez Matzneff, c’est son innocence. Tout bêtement.
Il fait les choses que les gens ont envie de faire et n’osent pas faire. Puis, il raconte ce qui s’est passé sans omettre le plaisir et la peine, le succès et l’échec, la joie et la faute. S’il se contentait de mettre en vedette, comme on peut le voir dans les revues de la mode et du spectacle, un moi avantageux, il provoquerait le désir et l’envie et il aurait la paix. Montrer la face obscure des choses, surtout celle qu’on porte en soi-même et qu’on cache, être idiot même s’il le faut, c’est plus difficile.
Si l’on pouvait aimer les êtres qui vous plaisent et les aimer à en mourir, ce serait l’idéal et il n’y aurait plus grand-chose à en dire. Ceux qui meurent d’amour (combien sont-ils ?) ne sont pas ceux qui jettent la pierre au visage du séducteur et qui lui reprochent de vivre avec cette vérité cruelle qu’on va rarement au bout de son amour. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’écrivains aujourd’hui capables de publier sous leur nom, sans les déguiser, les histoires qui leur sont arrivées, et d’exprimer, avec la même franchise, leurs idées et leurs sentiments. Que la peur du narcissisme ne les arrête pas. Narcisse n’est ennuyeux que s’il fait la moitié du chemin. Matzneff, lui, ne s’arrête pas en route. Il ne fait pas le beau. Tant pis s’il déplaît. Il s’expose à tous les coups et c’est un service qu’il nous rend.
On a envie d’extraire du livre certains passages, comme celui qui a été mis sur la couverture, où il dit que l’écriture « délivre de l’horreur d’être », mais cela n’a pas beaucoup de sens car la félicité de la lecture vient de la suite des jours (Un galop d’enfer est un journal) et de la révélation instantanée d’une déchirure dans le tissu des anecdotes. Homme couvert de femmes, Matzneff se montre surtout à découvert, lui qui admet que la femme est « le symbole de l’absence  » et exprime, sans rechercher l’effet, cette vérité la plus simple : « Je ne m’habitue pas à l’absence des êtres que j’ai aimés. Pourtant, la vie, c’est cela : s’habituer aux absences. » Il est bon de se souvenir de ce défaut d’origine pour apprécier ensuite le comportement du séducteur, ce « têtard métaphysique » qui met la drague au-dessus de la vie de couple. Grâce à une sorte d’alchimie merveilleuse et incompréhensible dont il est conscient, Matzneff a autant de corps que d’esprit. C’est invivable. Les jolies femmes le savent bien, elles qui cherchent à faire croire qu’elles sont stupides. Matzneff, lui, s’efforce de guider l’attelage des deux bêtes et de les faire marcher d’un même pas.
J’ai parlé d’innocence. C’est tout à fait mon opinion à son sujet. C’était un petit prince qui pouvait devenir rusé et mettre ses talents au service de n’importe quel Machiavel, qui avait de quoi fabriquer des empires et précipiter des ruines. Il s’est dépouillé de tout cela. Il ne possède rien qu’un moi haï qu’il protège de toutes ses forces pour s’empêcher, et chacun d’entre nous avec lui, de sombrer. Il n’est pas de ces innocents qui plaident non coupables et font douter de la réalité. Chez lui l’innocence se confond avec l’existence au grand jour. On peut venir l’arrêter à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il a toujours quelque chose à se reprocher qu’il avoue et dont il nous délivre. C’est en cela qu’il est, selon la formule d’un de ses amis, un « écrivain naturel », non pas « quelqu’un qui achète une concession, mais quelqu’un qui découvre en lui un puits, et qui y puisera sa vie durant ».
Tous les dons accumulés sont jetés au vent, gaspillés dans un brouillon de vie et rassemblés par l’écriture avec l’éclat du diamant. Il faut être orfèvre pour oser écrire cela : « Les infidélités des autres me gênent. Pas les miennes », ou cela : « publier un livre, c’est se tirer une balle dans la tête, et se rater » ou ceci encore : « En amour, je n’aime que l’aventure, c’est-à-dire la drague, la passion et le plaisir. Sinon, je préfère être seul. Plutôt le désespoir que l’ennui du couple. »
Matzneff est avec nous, mais il revient de loin, puisant dans le fonds des siècles l’art cruel de savoir vivre, citant Hippocrate oublié : « Naître et mourir est la même chose. Croître et décroître est la même chose. »
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