Depuis que le président Macron a popularisé, du côté mainstream, l’expression État profond, les éditorialistes politiques bien-pensants se sont retrouvés devant un dilemme : faut-il valider l’existence de cet État dans l’État ? Faut-il prendre le risque de parler de cette partie non élue de l’État (qui n’en fait d’ailleurs pas forcément partie) qui décide des choses importantes, la politique sécuritaire, la politique extérieure, la politique économique ? Faut-il parler des forces occultes qui tiennent Matignon, le Sénat ou l’Assemblée ? Faut-il parler du poids exagéré de la franc-maçonnerie, des lobbies sioniste ou LGBT ?
Marc Endeweld, auteur de ce long et intéressant article (payant), réduit le rôle de l’État profond au groupe d’influence néoconservateur du Quai d’Orsay, alors que le CRIF donne chaque année ses consignes à toute l’élite politique française. On va essayer de citer l’article sans trop le pomper, mais on fait notre boulot de journalistes : on a le droit d’étudier un article comme on étudie un événement, une personnalité.
En cette rentrée 2019, le président Emmanuel Macron décide de surprendre ses diplomates. Les accueillant à l’Élysée pour la traditionnelle « conférence des ambassadeurs et des ambassadrices », il dénonce l’existence d’un « État profond » au Quai d’Orsay : « Alors je sais, comme diraient certains théoriciens étrangers, nous avons, nous aussi, un État profond, explique soudainement M. Macron. Et donc, parfois, le président de la République dit des choses, et puis la tendance collective pourrait être de dire : “Il a dit ça, mais enfin nous on connaît la vérité, on va continuer comme on a toujours fait.” » Puis il avertit qu’il ne faut pas « suivre cette voie ». Immédiatement, quelques rires gênés fusent de l’assistance : ces hauts fonctionnaires, qui se comportent comme les aristocrates de la République, ne sont guère habitués à se faire malmener de la sorte. De fait, cette démonstration d’autorité – certains y voient un aveu de faiblesse – n’est pas du goût de tous : « Cette déclaration a été très mal prise au Quai », nous confie l’un des diplomates présents.
Où l’on comprend que le rapprochement franco-russe espéré par le jeune Macron, lorsqu’il était proche de Chevènement, s’est heurté aux forces américano-sionistes infiltrées ou installées au Quai. Américano, c’est du Monde diplo, sionistes, c’est de nous. On peut dire les choses que le mensuel de Serge Halimi ne peut pas dire, pour différentes raisons, toutes les mêmes : en France, qu’on soit de gauche ou de droite, on ne dénonce pas le pouvoir incommensurable du lobby sioniste. Jean-Marie Le Pen, qui aurait dû être président de la République, en sait quelque chose.
Une semaine avant cette mise au point présidentielle, M. Macron accueillait le président russe Vladimir Poutine au fort de Brégançon, résidence d’été des présidents français située dans le Var. Une nouvelle invitation après celle de juin 2017 sous les ors du château de Versailles, et d’autant plus marquante qu’elle intervenait juste avant l’organisation par la France du sommet du G7 à Biarritz – Moscou étant exclu du G8 depuis 2014. Dans ce contexte, M. Macron décide d’exhorter ses diplomates à « repenser (…) notre relation avec la Russie », et à renforcer le dialogue avec celle-ci, car « pousser la Russie loin de l’Europe est une profonde erreur stratégique, parce que nous poussons la Russie soit à un isolement qui accroît les tensions, soit à s’allier avec d’autres puissances comme la Chine, ce qui ne serait pas du tout notre intérêt ». Déjà, dans son livre Révolution, publié lors de la campagne présidentielle, il annonçait son intention de « travailler avec les Russes pour stabiliser leur relation avec l’Ukraine et permettre que soient levées progressivement les sanctions de part et d’autre ». À l’Élysée, un conseiller tient aujourd’hui à nous rappeler qu’« il n’y a pas de virage à 180° à l’égard de la Russie », ajoutant qu’« il ne s’agit en aucun cas d’absoudre » le pays.
L’article revient sur la relative russophilie de Macron, avant même qu’il devienne président de la République :
M. Macron a découvert le dossier russe en janvier 2016 quand il s’est rendu à Moscou alors qu’il était ministre de l’Économie. Il est alors accompagné de M. Jean-Pierre Chevènement, nommé quatre ans plus tôt représentant spécial de la France pour la Russie dans le cadre de la « diplomatie économique ». Les deux hommes, qui s’apprécient – M. Chevènement nous rappelle que M. Macron fut plus jeune, à la fin des années 1990, engagé dans son parti, le Mouvement des citoyens (MDC) –, entament vite un dialogue sur le sujet. « En 2017, Emmanuel Macron m’a demandé de reprendre du service », nous confie l’ancien ministre, avec pour nouvelle mission de réintégrer pleinement la Russie au sein du Conseil de l’Europe – une instance intergouvernementale qui regroupe quarante-sept pays, soit toute l’Europe au sens large sauf la Biélorussie. Ce sera chose faite en juin 2019, la Russie retrouvant ses droits de vote perdus après l’annexion de la Crimée en mars 2014. M. Chevènement n’utilise pas de pincettes diplomatiques pour exposer les résistances à l’intérieur du ministère des affaires étrangères : « Quand le président Macron me reçoit avec tout son “staff”, je sens très vite qu’il y a des gens sur l’ancienne ligne. Je me heurte à tous les étages à cet État profond. Toutes mes propositions contredisaient nombre de responsables du Quai. Depuis Bernard Kouchner [ministre des Affaires étrangères de 2007 à 2010], et les nominations qui en ont résulté, la ligne sur ce dossier est celle des néoconservateurs américains. »
Suit alors un petit exposé sur l’histoire du néoconservatisme, que les lecteurs d’E&R connaissent bien. Des noms commencent à tomber, qui démontrent leur américano-sionisme, mais le mot sionisme n’est toujours pas prononcé, ou alors en creux, avec « Hamas », « Hezbollah » :
« Gérard Araud était à l’époque [au début des années 2000] le directeur des affaires stratégiques. Lors des réunions chez Pierre Sellal, qui était alors le directeur de cabinet d’Hubert Védrine, il tenait des discours d’une grande fermeté sur le Hamas et le Hezbollah, se souvient l’ancien diplomate Yves Aubin de la Messuzière, patron de la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient du Quai de 1999 à 2002, et ancien ambassadeur en Irak. Il y avait aussi toute cette mouvance autour de Thérèse Delpech, patronne des affaires stratégiques au Commissariat à l’énergie atomique. Pour eux, il fallait aller dans le sens des Américains. Lors d’un dîner avec Thérèse Delpech, alors qu’elle m’expliquait que l’Irak était proche de la bombe, je lui rétorquais que les Irakiens étaient en incapacité de reprendre leur programme. Mais avant 2003, il ne fallait pas être sur cette ligne. » Qualifié de proaméricain à l’époque, M. Araud, parti à la retraite, esquisse un mea culpa sur toute cette période, non sans autodérision : « Je ne suis pas assez con au point d’être le chef des néocons. » Le diplomate, qui pensait qu’il valait mieux faire profil bas face à George W. Bush, affirme aujourd’hui : « En y repensant, j’ai eu tort, contrairement à Chirac et Villepin. »
Le groupe de diplomates qui, au cœur du Quai, seront favorables à la ligne Bush, soit l’attaque de l’Irak, s’appelle le Cercle de l’Oratoire. Ils sont à l’origine – idéologiquement s’entend – du retour de la France dans l’OTAN sous Sarkozy en 2008, de l’alignement de la politique extérieure française sur les intérêts saoudiens sous Hollande, avec Fabius qui est considéré comme un des faucons les plus durs. Avec une certaine ironie, Endeweld note :
Jean-Yves Le Drian, a d’ailleurs rendu hommage à Thérèse Delpech, en mentionnant dans son discours qu’elle avait écrit l’ouvrage L’Ensauvagement du monde en 2005. Un rappel effectué deux jours à peine après la mise au point présidentielle sur l’État profond…
On le voit, mais on le savait, le Quai est noyauté par des intérêts étrangers. Seul Védrine s’oppose (verbalement) un peu à cette stratégie clairement pro-occidentale, c’est-à-dire pro-américaine. Il y a le camp occidental et le camp anti-occidental, comprendre les pays arabes ou musulmans non alignés, la Russie et désormais la Chine. On ne parle même pas de la Corée du Nord et de l’Iran, l’Iran contre qui Sarkozy voulait construire un bouclier antimissile européen...
Hollande et Fabius ont donc fait beaucoup de mal à la politique extérieure de la France, notre indépendance s’effondrant sous le poids de ces deux énarques minables. Endeweld, s’il n’ose pas tout dire, dit une chose intéressante : dans son désir d’ouverture à la Russie, Macron est très isolé, que ce soit au Quai ou même à l’Élysée. Et ce n’est pas l’intrusion récente des sarkozystes au gouvernement qui va changer ça.
Dominique de Villepin, aujourd’hui détaché des affaires de l’État (il fait des affaires avec les pays du Golfe), peut se permettre d’aller plus loin.
Ancien ministre des Affaires étrangères et diplomate de carrière, M. Dominique de Villepin a affronté de telles résistances lors de la guerre en Irak : « Ces réseaux atlantistes sont extrêmement forts chez les militaires français, et ils sont également en lien avec les activités économiques. Ils sont anglo-saxons d’esprit », nous assure-t-il. Dans ses Mémoires, Jacques Chirac abonde : « Du Medef [Mouvement des entreprises de France] et de certains patrons du CAC 40 me parviennent des messages plus insistants, où l’on me recommande de faire preuve de plus de souplesse à l’égard des États-Unis. »
Justement, Macron, à son arrivée sur le trône, a lancé quelque chose qui a pétrifié les néocons du Quai et d’ailleurs :
Dès juin 2017, sitôt élu président, dans un entretien au Figaro, M. Macron promet : « Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans. La démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur à l’insu des peuples. La France n’a pas participé à la guerre en Irak et elle a eu raison. Et elle a eu tort de faire la guerre de cette manière en Libye. Quel fut le résultat de ces interventions ? Des États faillis dans lesquels prospèrent les groupes terroristes. Je ne veux pas de cela en Syrie. » Sur ce dernier dossier, le nouveau président ne souhaite plus faire du départ de Bachar el-Assad un préalable. À la lecture de cet entretien, Bruno Tertrais, à la Fondation pour la recherche stratégique, manque de s’étrangler, et publie un tweet : « Syrie. Ukraine. Les prises de position du PR [président de la République] suscitent la perplexité et l’incompréhension #euphémisme. »
L’ironie de tout cela, l’américanisation du Quai, ou plutôt sa soumission à l’Empire, est mise à mal par les nouvelles options stratégiques de Trump, qui retire ses troupes des champs de bataille, qui ne suit pas la politique d’agressions tous azimuts obama-buschienne (c’est la continuité dans ce domaine), qui joue l’isolationnisme et qui lâche ses larbins européens !
Hollande, qui croyait comme Sarkozy que l’Europe était protégée par l’OTAN, « en état de mort cérébrale » selon Macron (ce en quoi il a raison, mais l’OTAN n’en est que plus agressif) en sont pour leurs frais ! Si jamais Trump est réélu, Macron, qui cherche sa place dans le triangle formé par les trois Grands « TXP » (Trump, Xi, Poutine), risque d’imposer aux néocons du Quai un minimum d’indépendance nationale.
On peut rêver, non ?
Macron reçoit Poutine à Versailles fin mai 2017
Analyse finale
Le problème de Macron, et aussi du Monde diplo, c’est qu’ils ne vont pas au bout de leurs idées (Endeweld le souligne pour Macron, pas pour le Diplo). Au moment où il faut bousculer les conventions, et les interdits, ils reculent. Si l’on veut en France plus d’indépendance extérieure et plus de justice sociale, alors on ne peut éviter de renverser les pouvoirs bloquants dans les institutions et hors institutions. Cela suppose un courage que les élites médiatico-politiques n’ont plus, pour des raisons diverses (faiblesse, corruption, idiotie). Il faut donc changer d’élites. Cela se fera, de gré ou de force, car c’est l’horizon moral de notre pays.
La France, comme un grand chien, va s’ébrouer et faire tomber tous les parasites qui l’empêchent d’être elle-même, de vivre, de respirer.