Non vous ne l’êtes pas, ni moi non plus.
Et personne, en dehors des douze victimes de cet effroyable assassinat, personne n’est Charlie.
La raison en est simple, c’est que Charlie est mort, tandis que vous, si vous lisez ces lignes, vous êtes vivants.
Oh je sais ! Il fallait réagir le plus vite possible, organiser des veillées, des marches, des manifs, des fils à suivre, des pages facebook, pour hurler son indignation, sa stupeur, son effroi et surtout son émotion, bien canalisée par de nouvelles formes linguistiques empruntées au nouvel ordre grammatical.
Il fallait rendre hommage, se réunir, tout déballer, exhibition !
Un hommage est un acte posé, réfléchi, un recueillement respectueux, pas une mascarade digne du Ice Bucket Challenge !
Alors de voir ces millions de gens se laisser confisquer toute possibilité de langage et de pensée, les voir brandir ce #JesuisCharlie sans réfléchir une seule seconde au sens de ces mots m’a presque autant terrifié que l’attentat lui-même.
Je dis bien presque.
D’où sort donc cette énième émanation de la novlangue décérébrée que l’on s’est empressé de répandre comme une traînée de sottise ?
Comment ne pas s’indigner face à cette prise d’otage du sens et du langage qui, en quelques heures à peine, nous a confisqué toute nuance, tout sentiment, toute différenciation, tout sens des réalités ?!
Vous n’êtes pas Charlie et je ne suis pas Charlie !
Je suis vivant, conscient de la tragédie qui vient de se jouer sous mes fenêtres.
Je refuse que l’on me projette dans ce monde ou identification et empathie ne sont plus qu’un seul et même mot. Je refuse que l’on m’arrache le sens profond des mots.
Je refuse d’abandonner mon identité pensante au profit d’un phénomène de réseau social dont la stupidité et la violence ne tiendraient pas en 140 signes.
On aurait pu écrire « je soutiens Charlie » ou même « je pleure Charlie » ou que sais-je encore ? Mais non !
Il a fallu que passe par là l’abominable monstre de la pensée en barquette venue d’outre-atlantique (eh oui). Il a fallu que l’on invente un écho barbare aux formules #Iamquelqu’un ou #Wearequelquechose.
Il a fallu qu’en plus d’un assassinat qui m’a sans doute choqué autant que vous, on nous confisque jusqu’à la faculté de réagir en Hommes pensants et vivants.
Je ne suis pas Charlie car je suis vivant et que j’ai bien trop de respect pour les disparus. Je ne suis pas Charlie car je place en bien plus haute estime le recueillement sincère et la douleur muette face aux disparitions brutales et injustes. Je ne suis pas Charlie car je pense qu’il existe encore une frontière entre ces deux états que sont la vie et la mort, et que cette frontière fait de moi un être humain conscient du monde qui l’entoure et de ceux qui l’habitent.
Si vous pensez réellement être Charlie aujourd’hui, et si donc vous avez perdu la faculté de séparer la pensée du vivant et l’absence du défunt, si les notions de vie et de mort sont à ce point brouillées par le bruit qui vous entoure que vous ne savez plus si vous êtes vivants ou morts, il est urgent de vous adresser (selon votre préférence) soit à un psychiatre soit à un prêtre.
Pensée recueillie pour toutes les victimes et leurs proches.