Après 18 mois de violence, de famine organisée et de black-out des médias, la misère du Yémen remonte à la surface. L’analyste Catherine Shakdam livre sa vision du conflit, passé sous silence pour des raisons financières.
Catherine Shakdam est une analyste politique, écrivain et commentatrice pour le Moyen-Orient, qui accorde une attention particulière aux mouvements radicaux au Yémen. Directrice des programmes à l’Institut Shafaqna des études du Moyen-Orient, elle est aussi cofondatrice de Veritas Consulting.
Je comprends que la vérité et la sincérité sont des qualités rares, mais nous allons nous y essayer momentanément pour voir ce qu’il se passe. Voyons si nous sommes en mesure d’accepter la réalité des Yéménites, à laquelle la communauté internationale a tourné le dos.
Oui, on a frappé une école et massacré des enfants. Le Yémen a été tant violé et meurtri que cela sortit du cadre de tolérable et concevable. Quoi de nouveau là-dedans ? Le bilan humain au Yémen est déjà lourd : un millier de morts et personne n’est venu à leur secours.
Les Yéménites ont plaidé, argué, débattu pendant 18 mois, appelant à faire des enquêtes, appelant à créer un corridor humanitaire, appelant la communauté internationale à entendre les cris de la nation qui est à feu et à sang. Le monde a répondu par un silence assourdissant.
Lorsque vous regardez avec dégoût des corps carbonisés de jeunes élèves innocents d’une école, comprenez que de telles attaques barbares sont devenues la réalité quotidienne du Yémen. À partir du 25 mars 2015, quand l’Arabie saoudite a déclaré unilatéralement la guerre contre le Yémen, la nation tout entière a été soumise à des abus si inconcevables qu’en effet, même l’ONU a gardé le silence pour éviter d’avoir à faire face aux conséquences de telles violations des droits de l’homme.
Je me rappelle encore la rapidité avec laquelle le secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon a rassuré l’Arabie saoudite après l’avoir qualifiée de criminel de guerre dans le Rapport annuel sur les enfants et le conflit armé. Je me rappelle encore comment un membre impartial a été mené à ne plus bouger quand Riyad a menacé de mettre fin à sa contribution financière.
« Le rapport décrit des horreurs auxquelles un enfant ne doit jamais faire face », a déclaré juillet Ban Ki Moon, avant d’ajouter, « en même temps, je devais aussi considérer la perspective tout à fait réelle que des millions d’autre enfants souffriront si, comme on me l’a indiqué, des pays se retiraient du financement de nombreux programmes de l’ONU ».
Mais nous continuons à jouer les civilisés… nous continuons à nous dire indignés quand nous voyons les carnages à l’écran.
Oubliez vos idées sur le Yémen. Oubliez ce que l’on vous disait et les justifications lancées ici et là pour ce que personne ne conteste les massacres et n’appelle à la retenue. Indépendamment des allégeances politiques, indépendamment de votre opinion sur la résistance yéménite ou sur le droit des nations à l’autodétermination, le meurtre de masse est un crime inexcusable qui ne peut pas être ni excusé, ni expliqué, ni justifié.
Les enfants ne devraient jamais être pris pour des cibles légitimes, si nous prenons au sérieux la primauté du droit, si nous voulons nous dire civilisés, nous voir comme des êtres humains. Soyez en colère contre Riyad pour la mort et la violence semées au Yémen. Soyez indignés et écœurés contre l’insistance de ce pays à en dévaster un autre pour qu’il puisse imposer son autorité, son régime théocratique sur une république aspirante ; mais n’oubliez pas ceux qui ont doté les Saoud de forces militaires.
Souvenez-vous de ces « experts » saoudiens qui siègent dans des centres de planification militaire alors que des enfants sont massacrés. Souvenez-vous d’à qui sont ces armes et ce savoir-faire militaire qui servent à ruiner le Yémen.
Si l’Arabie saoudite était tenue pour responsable – mais nous ne nous faisons pas d’illusions – elle ne serait pas seule sur le banc des accusés, les États-Unis et le Royaume-Uni auraient à répondre. Je dirais même que dans ce cas particulier, ce n’est pas ceux qui tirent la détente qui sont coupables (après tout, c ’est dans la nature du scorpion de piquer), mais bien ceux qui leur fournissent la puissance de feu.
C’est dans la nature du capitaliste de faire des profits. Ils disent que l’argent n’a pas d’odeur. Ils disent que l’argent est une fin en soi et qu’il ne faut jamais rater une opportunité. Et qui pourrait résister à l’attraction des milliards des Saoud ? Qui en effet pourrait le faire ? C’est la réalité du capitalisme. Le massacre que vous voyez à l’écran est fonction de ce que nos démocraties ont acheté et de l’impuissance des institutions internationales de le dénoncer. Que se passe-t-il quand un massacre a lieu près de chez eux ? Que se passe-t-il quand les capitalistes belliqueux décident de s’entraîner dans votre jardin et de transformer vos enfants en cibles pour tir ?
Le silence et une bonne dose d’impuissance politique vont museler votre indignation. Nous parlons toujours des crimes de guerre comme si nous étions en mesure de punir les auteurs. Nous parlons aujourd’hui de Yémen comme si nous allions vraiment offrir consolation aux endeuillés. Le Yémen aurait dû nous apprendre que notre système est brisé. Ou, peut-être pas brisé mais corrompu.
Mais aujourd’hui le silence a un prix et nous avons simplement décidé de ne pas faire face à d’inconfortables réalités. Pourquoi ? Parce que le constat d’une injustice nous forcera à assurer les réparations, ce qui demande un vrai courage.
Le courage dont le Yémen a fait preuve alors que le monde lui a résolument tourné le dos. Mais le royaume saoudite n’est pas le seul coupable. Londres et Washington sont pourtant bien plus coupables parce que c’est dans les couloirs de ces capitales qu’on a renoncé aux vies des Yéménites.
Et si on utilise des bombes à sous-munitions, c’est parce que les États-Unis les ont vendues à Riyad. Si le Yémen a subi la famine pendant le blocus humanitaire, c’est parce que l’ONU l’a permis ; si des enfants sont morts, c’est parce que des experts britanniques l’ont approuvé.
L’attribution de tout le blâme au royaume aboutira à très peu de réparations ; il faut se lever face aux institutions sinistrées et les corriger. Sinon, on va voir pleurer encore plus d’enfants yéménites innocents.