L’essayiste Max-Erwann Gastineau, spécialiste de l’Europe centrale, répond aux questions de RT France à propos de l’influence de Viktor Orban sur les droites en France et dans le reste des pays occidentaux.
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RT France : Marine Le Pen et Éric Zemmour ont tous deux récemment rencontré Viktor Orban. Lequel des deux vous semble le plus en accord avec la politique menée à Budapest ?
Max-Erwann Gastineau : Éric Zemmour me semble plus proche du dirigeant hongrois, pour au moins deux raisons.
La première est d’ordre culturel. Depuis son entrée fracassante sur la scène pré-présidentielle, Éric Zemmour s’affirme sur le terrain sociétal, comme dernièrement sur la question délicate du traitement des enfants transgenres à l’école. L’ancien journaliste pourfend les mouvements LGBT, s’inscrit dans une rhétorique conservatrice assumée, centrée sur la défense de la famille traditionnelle et l’inquiétude d’une partie de l’opinion quant au devenir démographique de l’Europe. À l’image de Viktor Orban, qui consacre 5% du PIB national pour aider les familles nombreuses et stimuler la natalité. Sur ces questions, Marine Le Pen est incontestablement plus timorée.
La seconde raison pour laquelle Éric Zemmour me semble plus proche que Marine Le Pen de Viktor Orban est d’ordre économique. Marine Le Pen s’inscrit dans une tradition sociale et étatiste très française, assez étrangère à la Hongrie (moins à la Pologne où les conservateurs au pouvoir depuis 2015 défendent l’achèvement d’un véritable « État-providence à la polonaise »). La vision économique de Viktor Orban, comme celle d’Éric Zemmour (si l’on se fie en tout cas à ses premières déclarations et propositions), est moins étatiste, plus libérale, bien que tous deux défendent l’idée d’un État fort, acteur de l’intérêt national.
« Orban théorise plus qu’aucun autre chef de gouvernement européen sa vision du monde et sa conception du pouvoir »
Après le triomphe électoral du Fidesz (le parti conservateur hongrois) en 2010, dans une Hongrie très durement touchée par la crise économique, vivant sous perfusions du FMI, Viktor Orban mena une politique peu orthodoxe, dessinant ce qu’il appela lui-même un « modèle hongrois » valorisant l’intervention publique, à travers notamment la reprise en main de l’outil monétaire, l’augmentation de la fiscalité pesant sur les grandes banques (toutes étrangères) ou la nationalisation d’entreprises œuvrant dans des secteurs stratégiques, tels que l’eau ou l’énergie.
Viktor Orban semble intéresser de plus en plus la droite française. Le Premier ministre hongrois suscite-t-il le même intérêt dans les autres pays d’Europe occidentale ?
Que ce soit au niveau français ou européen, Viktor Orban suscite autant d’intérêt que de questionnements mâtinés d’inquiétudes. Cela est dû à sa politique, très volontariste, dans tous les domaines, y compris sur le terrain migratoire où la droite classique peine, au pouvoir, à répondre aux angoisses de ses électeurs.
Orban théorise plus qu’aucun autre chef de gouvernement européen sa vision du monde et sa conception du pouvoir. Il se situe au-delà du champ politique : dans le combat des idées. Sa philosophie se situe au point de jonction entre les deux grandes tendances de la droite européenne : la tendance « populiste », pour qui la nation demeure le cadre de l’action collective, celle où s’exprime la volonté du peuple souverain ; la tendance « conservatrice », pour qui la nation incarne avant tout la terre des pères, un cadre culturel donnant à la société les termes de son unité.
Le Premier ministre hongrois espère-t-il, selon vous, voir un changement politique radical dans certains pays d’Europe de l’Ouest, comme la France, et certains d’entre eux s’aligner politiquement sur les positions politiques conservatrices et anti-immigration du groupe de Visegrad ?
Depuis son retour au pouvoir en 2010, Viktor Orban n’a jamais affirmé vouloir quitter l’Union européenne. Son objectif est de refonder l’Europe de l’intérieur. Lors des élections européennes de 2019, il disait vouloir remplacer « l’élite soixante-huitarde » qui dirige Bruxelles par une « élite « quatre-vingt-dixarde » (terme qui renvoie à l’année 1990 et à la naissance de la démocratie hongroise) forgée dans le combat contre le totalitarisme soviétique, c’est-à-dire « anticommuniste, chrétiennement engagé et de sensibilité nationale ». Pour changer l’Europe de l’intérieur, il a toutefois bien conscience de la nécessité de voir au moins une grande nation de l’Ouest basculer dans le camp « national-conservateur ». Il y a quelques années, lorsque Matteo Salvini dominait la droite italienne, il pensait que l’Italie pouvait devenir cette grande nation. L’évolution de la droite italienne rendant, aujourd’hui, cette possibilité plus improbable, Orban se tourne vers la France, où pourrait émerger des urnes en 2022 une majorité politique conservatrice, proche de son combat contre « l’impérialisme moral » bruxellois.
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Quel écho a la théorie du « grand remplacement » soutenue par Éric Zemmour en Hongrie et dans les pays d’Europe centrale plus généralement ?
À ma connaissance, l’expression « grand remplacement » n’est pas reprise en tant que telle par les dirigeants d’Europe centrale. En revanche, Orban n’est pas loin de reprendre à son compte cette expression lorsqu’il affirme que le dynamisme démographique induit par l’immigration musulmane accélère, à l’ouest, un processus de fragmentation culturelle sans retour.
« Il faut toujours avoir en tête que les pays d’Europe centrale regardent à l’ouest, tantôt avec admiration, tantôt avec inquiétude »
En Pologne, il y a aussi un certain refus de l’immigration extra-européenne, bien que le pays de Solidarnosc ne soit pas fermé à tout accueil (des milliers de familles biélorusses, fuyant le régime d’Alexandre Loukachenko, ont été accueillies). Soulignons, en outre, que le groupe de Visegrad, qui inclut donc aussi les discrètes République tchèque et Slovaquie, s’est unanimement opposé au mécanisme de répartition automatique des réfugiés promu par l’Union européenne au plus fort de la « crise migratoire » partie du Moyen-Orient en 2015.
Il faut toujours avoir en tête que les pays d’Europe centrale regardent à l’Ouest, tantôt avec admiration, tantôt avec inquiétude voire réprobation. Aujourd’hui, ces pays rejettent le modèle multiculturel valorisé par les instances européennes et les capitales occidentales. Elles y voient une menace. Rappelons que l’Europe centrale est composée de « petites nations » dont le sort a été à plusieurs reprises remis en cause sous la pression des empires (soviétique, nazi, autrichien, ottoman, prussien…). Dominées par une « psychologie de l’incertitude nationale », résume l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine, elles voient leur cohésion culturelle comme une force, la condition de leur survie comme nation.
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