Le problème des penseurs de gauche qui travaillent sur « la société », ou « le social » (on évitera « la socialité » et autres avatars savants), qu’ils soient sociologues ou politologues, c’est qu’ils sont justement de gauche.
Lorsque leurs études ou enquêtes les mènent à des conclusions qui outrepassent leur logiciel de gauche, ils s’arrêtent en chemin, ils ne franchissent pas la ligne jaune. Car de l’autre côté, c’est le territoire interdit. Quelque chose comme la pensée fasciste, ou, comme on dit aujourd’hui – parce que l’accusation de fascisme n’a plus beaucoup d’impact – complotiste, conspirationniste. Le signe qu’on bascule dans une interprétation non conforme des choses.
Le chercheur de gauche ne peut donc que « tomber » sur des conclusions qui confirment ses postulats. On tourne en rond. C’est pour ça qu’ils ne découvrent plus rien, depuis 40 ans. Sans généraliser à outrance, parce qu’il y a des chercheurs sérieux... dont les travaux ne sont pas médiatisés, et pour cause, ce secteur universitaire qui devait éclairer le peuple (et ses dirigeants, mais ça, c’est la théorie très théorique de Gilles Kepel, nous y reviendrons), a fini par, au mieux, l’embrouiller, au pire, le tromper. Une sociologie politique dans le vide... pour personne, ou pour l’université elle-même.
Ces chercheurs d’État (on pense à Bourdieu, et à sa fausse révolution sociologique) sont devenus logiquement une pièce du système qui les emploie, les paye, et en conséquence, les formate.
L’exemple qui va suivre est une illustration de cette problématique.
Yves Sintomer est politiste. Spécialisé dans l’histoire de la démocratie, ou plutôt sur l’histoire des procédures de démocratie, il travaille en profondeur sur les questions sociopolitiques, et son éclairage pourrait être le bienvenu aujourd’hui, en des temps où rien ne semble clair, où les rapports entre élite et peuple mutent ou se révèlent à la vitesse grand V.
Son portrait Wikipédia nous apprend que ce théoricien de la démocratie participative est proche de la mouvance altermondialiste. Il fait partie, selon Le Nouvel Obs, du club très prisé des « nouveaux intellectuels de gauche ». Une nouvelle gauche, comme il y en a tous les dix ou quinze ans, environ. Nous dirions qu’il fait partie de ces penseurs qui pensent réformer le système, en douceur, avec de la participation, des jurys citoyens, de la proximité, une plus grande transparence, etc. Attention, ce n’est pas péjoratif, puisque des expériences pratiques sont menées à partir de ses travaux théoriques, en Poitou-Charentes notamment.
Maintenant, passons à son interview sur la situation actuelle. Elle émane de L’Obs (en pleine crise de positionnement et de ventes), justement, qui l’a consacré « nouveau penseur ». Voici leur introduction : « Selon le politiste, la France offre des « signes inquiétants » d’une tentation autoritaire, et c’est le pays occidental le moins bien immunisé contre une telle dérive. »
Nous allons découvrir ensemble l’impossibilité, pour un chercheur politique de gauche, de penser le fascisme à gauche, ou du moins, sous un masque de gauche, comme c’est le cas actuellement. À fascisme, terme trop vague ou historiquement déterminé, nous préférerons « totalitarisme ». L’ironie de l’histoire, c’est donc qu’un chercheur de gauche nous prévient, avec des prudences de jeune fille, d’un glissement ou d’une tentation totalitaire, alors qu’on nage en plein dedans !
On pourrait même lui détailler les étapes de ce processus, étalé sur une décennie, depuis le début des années 2000. Et qui aboutira, au printemps 2014, à la prise de pouvoir d’un Manuel Valls, qui ne représente absolument rien en termes électoraux, mais qui se retrouve investi du pouvoir exécutif, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire policier (de fait), judiciaire (le soutien des « associations » dirigeantes dans l’ombre), économique (la confiance des grands groupes et des banques) et, in fine, médiatique (le choix des médias dominants).
De manière tout à fait inconsciente, au-delà de la potentielle dérive autoritaire qu’il dénonce, le chercheur focalise sur le « danger » Front national, ce fascisme de pacotille, alors que le totalitarisme est déjà là !
On n’a pas fini de rire, là haut.
Yves Sintomer : "La France peut évoluer vers un régime autoritaire"
Yves Sintomer, professeur de sciences politiques à Paris 8, spécialiste de la démocratie participative et délibérative, a surpris son auditoire mardi 9 février, lors d’une conférence sur l’avenir de la démocratie à l’UCL (University College of London), en affirmant qu’il n’était pas à exclure de voir la France évoluer rapidement vers un régime autoritaire. Il déroule ici son raisonnement.
Vous avez récemment déclaré, lors d’une conférence à Londres que, parmi les pays occidentaux, la France était celle qui risquait le plus de verser dans un régime autoritaire. Comment en arrivez-vous à une telle conclusion ?
Notre conférence portait sur l’avenir des démocraties. Nos vieilles démocraties, en Europe et en Amérique du Nord, traversent une crise de légitimité profonde, marquée par une défiance de plus en plus importante vis-à-vis des gouvernements et des élites. L’idée que nos systèmes, inventés au XVIIIe siècle, pourraient résister sans changement à cette crise n’est pas crédible, compte tenu de l’ampleur des mutations auxquelles la politique doit aujourd’hui faire face.
Il est également illusoire de miser sur un retour en arrière, que ce soit vers un système fondé sur la compétition entre de grands partis de masse intégrant les couches populaires et dotés d’idéologies ou vers un système communiste, idée que caresse des philosophes en vogue comme Giorgio Agamben, Alain Badiou ou Slavoj Zizek. Ni statu quo, ni retour en arrière, nos démocraties représentatives vont donc muter.
Muter dans quel sens ? Quels sont les scénarios possibles ?
Trois scénarios me semblent réalistes. Le premier est celui qu’on appelle « la post-démocratie », une notion développée par le sociologue et politologue britannique Colin Crouch. C’est un système dans lequel, en apparence, rien ne change : des élections libres continuent d’être organisées, la justice est indépendante, les droits individuels sont respectés. La façade est la même, mais la souveraineté réelle est ailleurs. Les décisions sont prises par les directions de grandes firmes, les acteurs des marchés, les agences de notation, ou par des organes technocratiques… En Europe, nous sommes déjà engagés dans cette direction.
Second scénario, plus heureux, celui d’une « démocratisation de la démocratie » : on vivrait alors un renforcement du politique face à l’économique, avec une participation citoyenne plus active. La démocratie se renforcerait sous des formes participatives et délibératives variées.
Troisième scénario, celui de l’autoritarisme. Il ne s’agit pas de dictature, mais de systèmes où, à la différence de la post-démocratie, la façade est remaniée : les élections existent mais la compétition électorale est restreinte ; les libertés (d’expression, d’association, d’aller et venir, de la presse…) sont amoindries par des lois liberticides ; la justice est moins indépendante… C’est la pente qu’ont pris les Russes, les Hongrois, les Polonais, les Turcs, et qu’on retrouve ailleurs, en Équateur ou au Venezuela par exemple. En Asie du Sud-Est, plusieurs régimes non-démocratiques sont allés ou vont, par une libéralisation très contrôlée, vers un tel modèle : je pense à Singapour ou à la Chine, deux pays où les droits y sont restreints.
En Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, c’est la France qui offre le plus de signes indiquant que ce scénario est possible. Même s’il n’est pas le plus probable.
Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? Les décisions prises après le 13 novembre ?
Des digues ont sauté, sur les questions sécuritaires ou sur l’immigration, lors de la dernière campagne présidentielle, puis plus récemment avec les réactions aux attentats. Je pense à la question de la déchéance de la nationalité, à la prolongation de l’État d’urgence, à un certain repli sur un modèle national mythifié, dont la laïcité est la valeur cardinale. La pente sur laquelle s’est engagée la presque totalité de la classe politique française, droite et gauche, est assez inquiétante. La xénophobie s’accroît. Une vision fantasmatique de l’Europe s’impose. Et on s’engage dans des aventures militaires qui n’ont généralement guère de sens.