Paris, le chef-d’œuvre français
Un article de Lounès Darbois en exclusivité pour le site E&R
Lundi 4 avril, après-midi. Marais, puis rive gauche. Dix fois plus de monde en rue à Paris qu’à Bruxelles. Toutefois, ce n’est pas la foule des années 90, et qui osera le dire ? Il n’y a pas d’explosion de la population, c’est faux, et depuis quelques années la dénatalité devient visible, les rues se vident peu à peu. On invoquera l’esprit casanier, les écrans, les « restrictions », ce que l’on voudra : ces alibis eux-mêmes trahissent un certain empressement à trouver une raison plausible.
La vérité, la voici : les bureaux sont vides ; les « instituts » et « centres » sont vides : les grands appartements haussmanniens sont vides ou occupés par un ou deux boomers maximum par 100 mètres carrés. Pour qui se souvient d’un midi de semaine dans le quartier des ministères il y a seulement 15 ans, la fête que c’était, le défilé fabuleux de couleurs, de senteurs, de classe et d’insolence que c’était... eh bien qu’il compare avec les petites processions radines de la fade génération Hanouna actuelle.
Chez Lacoste, une vendeuse indienne extrêmement jolie, et de visage si bien conformé que la parenté aryenne vous saute aux yeux, tant le terme « indo-européen » se vérifie alors par la preuve.
Observation des touristes étrangers qui s’en vont se pâmer ici et là, foncer dans le chiffon rouge des « monuments ». Or à Paris les monuments ne sont rien puisque tout ce qui date d’avant 1939 y est joli. La rue, les portes anciennes, n’importe quel mascaron, trumeau, doucine, corniche, entablement, est une merveille nette et enlevé, artisanale. Chaque porte cochère, chaque fronton, chaque heurtoir ne fait que chanter la race de la ville, son caractère unique et son charme.
Paris est une ville en deux temps. Elle n’est d’abord en rien romantique, ni facile, ni colorée. C’est une cité grise et ordonnée de manière martiale, et l’une des plus dures d’Europe, ville du nord bâtie par les hommes les plus artistes de la région depuis le Moyen Âge. À bien y regarder, la ville n’est pas grise mais d’un beige clair variable, et c’est là qu’intervient le second temps dans la connaissance de Paris, lorsque sa couleur qui tourne à l’anthracite les jours de pluie, passe à la blondeur carrément solaire de mai à septembre. Paris se présente sale au regard de surface du consommateur, elle ne se révèle dans toute sa légende qu’à un regard humble et profond.
Depuis l’enfance, les hautes chaînes d’immeubles sculptés beiges à toit bleu m’ont toujours semblé l’expression d’une intelligence supérieure. Je suis comme Pierre Robin de ce point de vue, et si les vestiges médiévaux du centre me charment, ce sont les quartiers soi-disant froids de la haute bourgeoisie qui rencontrent mon adhésion pour leurs balcons fleuris, pour leur mystère, pour les drames secrets qui s’y sont noués certes. Mais plus encore pour leur fascisme, pour leur beauté absolument nette, alignée, hiérarchique, réglée, structurée, méticuleuse, régulière, sûre.
Paris fut le lieu d’expression d’un proudhonisme de fait, et le plus spontané, le plus collégial, le plus fructueux qui se soit jamais constitué. Capitale élevée par une aristocratie ouvrière pour le compte de nobles, de religieux et de bourgeois, bâtie par des prolétaires qui se sont enrichis en exprimant simplement leur génie, Paris est un cercle Proudhon statufié pour l’Histoire, que nous devons à la fois à des commandes de bourgeois au goût très sûr, sensibles au talent de la caste artisanale, et à un prolétariat au geste très sûr, entièrement tourné vers la chose en soi.
Je pourrais marcher des heures dans le quartier qui se trouve au nord du palais de Tokyo et du musée Guimet, et dans celui qui court de l’orphelinat d’Auteuil jusqu’au fleuve. Ce sont les lieux de mon enfance et de mes grands-parents, quartiers qui étaient habités par des médecins, des diplomates et des officiers de l’armée, comme l’étaient les gens de ma famille, voisinage qui m’a toujours semblé le véritable sanctuaire du pays tout entier. (Fus très choqué à l’âge adulte, de réaliser que des « managers » pouvaient posséder ces lieux en payant, après avoir fait une école de commerce).
Je n’aurais pas, comme beaucoup de riches parisiens, ce dédain superbe envers l’expression historique de leur classe sociale, et ne partage rien avec ces descendeurs de pente qui sont partis se jeter sur le loft du XIe, sur le village Ménilmontant, toutes choses populaires et charmantes qu’ils ont tué par leurs spéculations. Au contraire, je veux remonter jusqu’au XVIe arrondissement le plus strict, le plus assumé, avec ses portes de quatre mètres en fer forgé et les pots de géraniums, avec les parquets frottés, les tapis en laine, le lustre au plafond et la tapisserie d’Aubusson sur le mur.
Ma grand-mère n’a jamais porté de pantalon, s’est toujours présentée en chemisier blanc, tailleur noir, vouvoyant son mari soixante années durant dans une entente parfaite. Elle était issue de la gauche valenciennoise, c’est dire si l’on a changé de planète... L’appartement de son mari était un musée de tous les comptoirs de France sur cinq continents depuis le XVIe siècle, rapporté par des dynasties de médecins de l’école de santé navale. Seuls les meubles étaient français, tout le reste n’était que tapis de Pondichéry, défense d’éléphants sculptées, statuettes khmères, etc, et tout cela baignait dans une atmosphère bourgeoise, patriote, familiale, absolument bienveillante et absolument stable surtout. Le vœu de stabilité, dernier que fait le moine, après des décennies de monastère.
Enfin, avenue Mozart comme nous disions alors, on nous faisait comprendre que ce qui devait présider à nos vies était la culture. Le lieu central de l’avenue Mozart était une petite console Empire soutenant le Littré tout rafistolé de scotch de déménagement, usé jusqu’à la corde. Cette faute de goût en matière d’ameublement était la seule, et elle existait pour que les gens qui venaient discuter ici de l’Énéide et de la malle de Tananarive par Aéropostale, puissent à tout moment vérifier l’étymologie et le sens d’un mot. La vraie faute de goût, je la trouvais beaucoup plus tard, chez d’autres gens de la bourgeoisie, dans l’exposition de leur « collection de livres » dont l’un ou l’autre était exposé en évidence « pour faire Français ».
Il n’y a pas une bourgeoisie, il y a des bourgeoisies. Jamais ces dignes grands-parents n’auraient acheté une belle voiture par exemple, ou fait refaire leur salle de bains « à l’italienne », ni entrepris quoi que ce soit qui, aujourd’hui, fait courir la bourgeoisie-Hanouna-PNL. Ils étaient de vrais Parisiens à l’ancienne : ne fréquentaient jamais les cafés. Oh, les rues, les musées, les réceptions, cela beaucoup. Mais aller au café était une chose regardée avec une telle répulsion que ma grand-mère, pour parler d’un oncle par alliance qui avait eu une période d’alcoolisme en 1918, baissait la voix, s’approchait et susurrait « oui, parce que figure-toi qu’il allait plutôt au c... » (mot inintelligible) et il fallait lui faire répéter « au café » deux fois pour qu’elle hausse un petit peu la voix, tant se mettre la rince était chose inconcevable pour son éducation. Et nous parlons bien de Français de souche sur quarante-cinq générations langue d’oïl, Auvergne et Dordogne. Quand mes amis blancs me reprochent des opinions talibanes en matière de vêtement, de vertu féminine ou de bonnes manières, je leur réponds qu’ils n’ont pas idée de ce qu’était leur propre peuple français avant 1940 environ, qu’il soit de gauche ou de droite, qu’ils n’ont pas idée du degré d’éducation de leurs propres ancêtres riches ou pauvres, nivernais ou bourbonnais, de leurs usages, de leurs prévenances, de cette sorte de fermeté gracieuse, racée, sûre d’elle-même, de ces manières que contrarient toutes nos habitudes actuelles, les miennes en tout premier lieu. Nos habitudes procèdent presque toutes d’une sorte de relâchement ni vu ni connu, et elles nous accusent devant ces grands anciens. C’est de mon ascendance française et non carthaginoise que je tiens cette colère contre les Blancs qui se laissent aller. Pour moi, la Hollande, par exemple, c’est l’horreur. Charmante à tous égards, admirable de courage au travail et d’exigence oui, mais ce peuple, aussi beau soit-il physiquement, vous afflige : il est d’extrême droite économique et d’extrême gauche sociétale, alors que la Beauté suppose le contraire exact. Une ville comme Rotterdam, dans son modèle économique actuel : insupportable de gâchis et d’abîme libéral. « Chacun fait ce qu’il veut » ? Hélas oui ! Et en voici le résultat. Et avec cela, de beaux restes de la légende des Provinces-Unies qui remonte à la Renaissance, et dont le legs vous lacère plus douloureusement chaque fois que les horreurs actuelles reprennent le dessus dans le paysage.
L’arrière-plan que l’on voit parfois dans Le Péril jeune, dans Le Cercle rouge, dans Seul contre tous ou dans De battre mon cœur s’est arrêté, c’est le vrai Paris. Une ville sombre, uniforme, ancienne, dont la penchant profond est l’ordre, la discrétion, une certaine beauté pudique. Et là, abritée dans son quadrillage solennel qui risquait tourner lugubre, voici que la ville se révèle peuplée d’une jeunesse heureuse, nombreuse, incroyablement racée, variée, le diamant caché dont la ville est l’écrin. Paris est tout le contraire des conceptions criardes des architectes « fun », dangereux sagouins dont il faut se défendre partout, et dont les prouesses sont connues. Il ne circule que de maigres hardes voûtées de vieillards névrosés entre les villas de Los Angeles, on reconnaît l’arbre aux fruits qu’il donne. Oh, bien sûr que le charme de Paris tient à sa beauté colorée, panachée, inventive... Mais pas au sens du prétendu village global. La beauté de la ville est variée au sens d’une fratrie issue des mêmes parents, au sens d’un parti pris esthétique proudhonien, local et vitaliste, un parti pris pourtant expression mystérieuse de la Nature.
Des nuages noirs, des fumées noires s’élèvent du sol au loin pendant que je dévalise les bouquinistes du quai des Grands-Augustins, et ils envahissent peu à peu le ciel du côté du jardin de la place Maubert. Une sorte de panique s’empare peu à peu de la foule car les infos n’indiquent rien. Bientôt la nouvelle tombe que ce n’est pas un attentat mais un bus qui a pris feu intégralement.
Par la rue Dauphine, je fais un saut à la librairie d’Argences, le plus charmant bouquiniste de Paris, avec ses piles de livres qui servent à soutenir le plafond. J’aime la tête de ce monsieur et son accent parisien à l’ancienne. J’espère qu’il va vivre encore longtemps et sors inquiet de l’avoir vu se déplacer lentement, avec peine. Pourquoi les rares hommes qui embellissent le monde veulent-ils le quitter au plus vite ?
Dans les églises de Paris : s’arrêter sur les peintures. Les tableaux d’église sont un trésor méprisé que l’on a devant soi depuis longtemps, auquel on ne prête nulle attention. S’ils disparaissaient, ce qu’à Dieu ne plaise, après quelques années, personne ne croira qu’existait ici un peuple qui pouvait vivre chaque jour au milieu d’une telle beauté.
Ce sont des tableaux très Bouguereau, académiques, du genre que dédaignent les snobs. En s’attardant sur certains d’entre eux, voici qu’apparaissent de beaux ciels, de beaux arrière-plans avec leur pré, leur bois. Et par-dessus tout, de très beaux visages, un grand soin apporté aux détails (tendons des doigts, lignes du nez, du talon). Tout cela est né de l’imagination du peintre et cette beauté-là n’existe pas dans la réalité, nous dit-on... C’est ce que l’on va voir.
Quittant l’église, retrouvant la rue, examinant mieux le peuple français, et notamment les filles, on verra un miroir des peintures académiques représentant des vierges aux belles mains, aux beaux traits, et ce miroir est le peuple de la rue toutes les fois qu’il est Français, le même que celui des tableaux de l’église Sainte-Élisabeth. Ce sont les mêmes hommes, les mêmes filles, avec les mêmes visages, c’est la même race que celle qui vivait par millions à l’époque de l’exécution de ces tableaux (lesquels visages avaient servi de modèle au peintre). C’est le même peuple, oh ! certes affreusement diminué en nombre, affreusement rabaissé dans son vêtement, dans son parler, affreusement interrompu de présences intruses au milieu de lui, qui poussent sur cette foule comme la petite vérole sur le visage d’un être qui a beaucoup péché. À bien y regarder, toutefois, les teints, les traits, les lignes, sont tous les mêmes et traversent l’Histoire intacts. Chacune de leurs survivances rend ce peuple davantage précieux à nos yeux qu’un autre, comme une fille réellement belle dont le charme spécial demeurera aussi longtemps qu’elle voudra bien ignorer ce qu’elle vaut, aussi longtemps que ses goûts proviendront du fond personnel et gratuit de sa paix intérieure. Un peuple laid ne peut créer quoi que ce soit de beau. Si Paris concentre autant de beauté artisanale c’est parce que le peuple qui l’a forgé était par sa religion même, consacré à la Beauté certes, mais aussi parce que ce peuple étant physiquement très beau, n’a fait qu’exprimer dans la pierre son être profond, presque malgré lui, comme l’oiseau chante.
Un peuple qui enfante des êtres qui grandissent pour devenir des adultes au teint lumineux, au visage harmonieux, au corps ferme, va forcément, le moment venu, se mettre à fabriquer des choses lumineuses, harmonieuses et fermes. Ce qui est valable pour les Français est valable aussi pour les Khmers certes, mais avec une différence de degré proportionnelle à leur beauté physique, et la beauté physique des Khmers est grande !