Malgré les tensions persistantes au Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Azéris et Arméniens cohabitent en bonne intelligence dans la région de la Basse Kartlie, dans le sud de la Géorgie, pays lui-même marqué par de multiples conflits. Le concept communiste d’amitié entre les peuples entretient le souvenir d’une époque où les populations se respectaient.
« Si on s’affronte, c’est uniquement aux dominos ! » s’exclame Moukhtar en abattant vigoureusement une pièce en ivoire sur le plateau de bois qui lui fait face. « Le Karabagh c’est loin, ce ne sont pas nos affaires, ici nous sommes tous frères » renchérit Jora, son partenaire de jeu. Moukhtar est turc azéri et Jora arménien. À Khojorni, petit village situé sur la frontière qui sépare la Géorgie de l’Arménie, ils sont reconnus comme aq saqqal (« barbes blanches » en langues turciques), des autorités coutumières dont le rôle est de dispenser conseils et aide à ceux qui en ressentent le besoin, ainsi que d’organiser la vie de la communauté.
S’exprimant tour à tour en arménien ou en azéri, ils connaissent tous les habitants de ce village de quelques centaines d’âmes dans lequel les deux ethnies cohabitent en bonne intelligence. Cette situation peut interpeller au vu de l’inimitié qu’entretiennent ces populations l’une pour l’autre depuis la période de l’effondrement soviétique et le déclenchement de la première guerre du Karabagh (1988-1994) qui fit un million de déplacés de part et d’autre de la frontière arméno-azerbaïdjanaise. Ni Khojorni ni aucun des villages de cette région mixte n’ont fait face aux tensions ethniques qui ont agité Arméniens et Azéris dans le Caucase du Sud.
Trente ans de conflit n’ont pas entamé la bonne entente qui pourrait rappeler l’époque soviétique, quand le Caucase était relativement exempt de tensions ethniques. De même, la reprise des combats au Haut-Karabagh en 2020 n’a entraîné aucun affrontement sur le sol géorgien, contrairement à ce qui a pu s’observer dans d’autres pays abritant des communautés arméniennes et azéries (des violences ont éclaté à Los Angeles, Moscou ou encore Lyon). La victoire de l’Azerbaïdjan sur les forces arméniennes du Haut-Karabagh pourrait toutefois avoir suscité des passions nationalistes antagoniques dans ces villages où la tolérance est traditionnellement de mise. Dans la région de la Basse Kartlie (Kvemo Kartli en géorgien), la vieille rengaine soviétique de l’amitié entre les peuples n’est pas encore tout à fait un souvenir.
« On fait partie de la même nation »
C’est relativement isolés du reste du pays que vivent les habitants des villages évoqués plus haut. S’ils revendiquent tous leur appartenance à la nation géorgienne, très peu connaissent le géorgien et la capitale Tbilissi, pourtant à moins de deux heures de route, semble bien loin. Les conversations se font indifféremment en arménien, en russe, ou en azéri, que l’on appelle encore ici « la langue musulmane » selon un usage qui avait cours dans le Caucase jusqu’à la fin de l’URSS.
« Le géorgien n’est pas très utile par ici, confirme un habitant de Tsophi. Les musulmans (Azéris) connaissent généralement l’arménien, et les Arméniens connaissent le musulman. C’est vrai que les jeunes qui souhaitent étudier à Tbilissi doivent faire l’effort d’apprendre le géorgien, mais la plupart d’entre eux rêvent plutôt d’émigrer en Europe. »
Les enfants croisés devant l’école de Tsophi avouent ne connaître qu’un géorgien rudimentaire : la langue nationale est ici enseignée comme langue secondaire, à la manière du russe ou de l’anglais, explique le directeur de l’école, et les élèves sont répartis en deux sections, une arménienne et une azérie, chacune recevant du ministère de l’éducation géorgien des manuels traduits dans sa langue. Si les habitants des villages mixtes de Khojorni et de Tsophi vivent plutôt côte à côte qu’ensemble (du fait de l’organisation spatiale du village, les Arméniens habitant la partie haute et les Azéris la partie basse), tous se connaissent bien. Évoquer la situation de mixité qu’ils vivent revient immanquablement à se voir rétorquer l’assurance d’une amitié et d’une concorde sans faille.
« Nous avons grandi ensemble, nous avons les mêmes problèmes : le manque de travail et de ressources économiques. Il y a ici des familles mixtes, et je peux dire que si nous avons des patries différentes, nous faisons tous partie de la même nation » affirme, catégorique, une vendeuse de légumes au bazar de Dmanisi tout en partageant la chaleur d’un brasero avec ses amies — une Arménienne, une Géorgienne et trois Azéries —, qui ne manquent pas d’acquiescer avec vigueur. « Pendant la guerre de 2020, nous nous retrouvions parfois devant la télévision entre femmes pour boire le thé. Mon amie arménienne pleurait ses morts et moi les miens. La guerre est une tragédie pour tous », ajoute-t-elle.
« Ici, la terre est pauvre »
Dans ces villages, chacun semble très attaché à son identité d’origine, mais se défend de vouloir importer le conflit arméno-azerbaïdjanais sur le territoire géorgien : « Ici c’est ici, le Karabagh c’est le Karabagh » entend-on dans le « centre commercial » de Tsophi.
« Ce sont des problèmes politiques : le Karabagh est rempli de métaux précieux, c’est pourquoi les gouvernements se battent pour contrôler ce territoire. Si c’était une terre pauvre, je vous garantis que personne ne s’y battrait. Un peu comme ici ! » développe Mohamed, étudiant en informatique à Tbilissi, venu visiter sa famille à Tsophi pour le week-end. « De toute manière, les gens sont concentrés sur leurs problèmes personnels. La vie n’est pas facile dans ces villages, et ils pensent à leurs familles plutôt que de s’intéresser à un conflit qui ne les touche pas directement ».
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