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Musiques et chants militaires, liens sociétaux et leviers d’influence : le décryptage de Thierry Bouzard

« En visant les musiciens russes par des annulations de contrats et des censures de compositeurs, la guerre en Ukraine confirme l’importance de la musique comme agent d’influence ». Pour preuve, simultanément, « les orchestres de la Bundeswehr sont en tournée internationale, diffusant la culture allemande et ouvrant sur des partenariats commerciaux ». Docteur en histoire et historien militaire, conseiller scientifique du commandement des musiques de l’armée de terre, Thierry Bouzard vient de publier tout récemment Les origines maudites des chants militaires 1941- 1945 (L’Harmattan, avril 2023). À travers ses nombreux travaux, il met en évidence le rôle-clé – aujourd’hui oublié – joué longtemps par la musique militaire française, notamment au XIXe siècle, dans l’accompagnement des relations diplomatiques et dans la séduction des opinions publiques, intérieures et extérieures.

Dans l’entretien qu’il a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, Thierry Bouzard rappelle que « la musique est un outil de communication et d’harmonisation des sociétés », ajoutant : « cette influence musicale installe des repères culturels dans les populations qui en bénéficient et contribue à entretenir des liens politiques et économiques. »

 

En quoi la musique militaire se révèle-t-elle être un vecteur d’influence pour un pays ?

Avant tout, la musique est un outil de communication et d’harmonisation des sociétés. L’orchestre militaire est une musique vivante, naturelle. Il impose une attitude collective de respect de la part du public.

Depuis le XVIIe siècle, la Marine entretenait un orchestre à terre fournissant des musiciens et des formations de bord aux amiraux de la Flotte, afin d’accompagner leurs relations diplomatiques. En 1766, la création des orchestres régimentaires confie à l’armée une mission culturelle visant à séduire l’opinion publique. Toutefois, les instruments de musique disponibles ne permettent pas aux révolutionnaires de tirer profit de ce moyen de communication malgré leurs tentatives sur le Champ-de-Mars. Il faut attendre l’adoption de l’orchestre d’Adolphe Sax en 1845 pour que l’armée française apporte la solution à l’exécution de la musique en plein air, alliant puissance sonore et équilibre des tessitures. Le progrès est considérable et suivi dans le monde entier. Il entraîne l’édification de kiosques à musique sur les places de villes, offrant de la musique gratuite aux populations, alors qu’il fallait payer pour entrer dans les salles de concert. Il permet les concerts-monstres réunissant des centaines de musiciens et les concours d’orchestres, festivités très prisées. Le seul et unique concours international de musiques militaires est organisé à Paris en 1867. Du fait des répercussions diplomatiques, aucun autre ne sera plus organisé, illustrant l’influence particulière de ces orchestres.

L’orchestre militaire va bénéficier des conquêtes coloniales pour diffuser la musique européenne. Certes, la technologie permettait aux armées coloniales de s’imposer sur les autres continents, mais, la paix rétablie, c’est la musique qui séduit ensuite les populations. Aucune autre civilisation n’était en mesure de rivaliser avec les orchestres européens et leurs musiciens capables de jouer sur des partitions différentes. Les plus anciennes civilisations (indienne, chinoise, égyptienne, japonaise…) n’avaient pas conçu d’écriture musicale et donc ne disposaient pas de bibliothèques de leurs compositeurs. Leurs orchestres réunissaient des musiciens talentueux, mais des improvisateurs sur des thèmes transmis par la tradition qui ne pouvaient donc rivaliser avec les formations européennes, encore moins en plein air. Il faut se replacer dans ces époques et ces populations, où l’enregistrement et l’amplification n’existaient pas, pour mesurer le choc culturel produit par la découverte de la musique européenne. En 1828, Guiseppe Donizetti devient Instructeur général de la musique impériale ottomane du sultan Mahmoud II. Arrivé en Perse en 1868, le CdM (chef de musique) Alfred Lemaire, compose son nouvel hymne et devient directeur général des musiques militaires. En 1884, le ministère des Armées japonais recrute le CdM Charles Leroux pour former le premier orchestre militaire japonais et enseigner le solfège. L’opéra du Caire est inauguré en 1869 avec Rigoletto de Verdi, l’opéra de Manaus est inauguré en 1896. En 1925 au Maroc, l’école de musique de Meknès est fondée et dirigée par le CdM Fernand Giaccardi. Dans les années 1960 et la politique de coopération, le CdM Jean Avignon enseigne au Sénégal et le CdM René Gaudron au Cambodge. Dans les années 1990, le Conservatoire militaire de musique de l’armée de Terre assure la formation de musiciens essentiellement africains. Elle perdure aujourd’hui avec l’ancien CdM de la Garde républicaine, Antoine Langagne enseigne périodiquement en Afrique noire. Cette influence musicale installe des repères culturels dans les populations qui en bénéficient et contribue à entretenir des liens politiques et économiques.

Depuis la distribution des aigles du 5 décembre 1804, l’armée a la charge du cérémonial d’État, aujourd’hui à l’Arc de Triomphe, comme dans les cérémonies funèbres. Toutefois l’armée et ses musiques ne sont que le clergé de l’État, les directives émanent des autorités politiques. La suppression de la conscription a entraîné la dissolution des orchestres régimentaires séculaires. Leur existence avait survécu à toutes les crises de régimes, leur suppression semble répondre à des impératifs budgétaires auxquels ils avaient toujours résisté. La tentation est forte de remplacer ces orchestres par des enregistrements malgré les conséquences diplomatiques en cas d’erreur, comme au Stade de France en septembre 2019. Les orchestres du cérémonial d’État méritent un minimum d’égards, au risque d’affecter le respect dû aux institutions. Ainsi, le modèle musical proposé pour les fêtes de la musique dans le palais élyséen semble répondre à des critères plus personnels qu’institutionnels, or la musique rend compte de l’état des sociétés. En visant les musiciens russes par des annulations de contrats et des censures de compositeurs, la guerre en Ukraine confirme l’importance de la musique comme agent d’influence. Les orchestres de la Bundeswehr sont actuellement en tournée internationale, diffusant la culture allemande et ouvrant sur des partenariats commerciaux. En France, si la princesse semble endormie, sur toute la planète les orchestres d’État sont héritiers du modèle conçu par Adolphe Sax pour l’armée française.

 

Quel rôle joue le chant dans les communautés de soldats ? Chante-t-on encore dans les armées françaises ?

Les soldats ont toujours chanté, mais leur répertoire relève de la tradition orale et, étant majoritairement analphabètes jusqu’au milieu du XIXe , il subsiste peu de traces de leurs anciennes chansons. Actuellement, c’est le dernier répertoire de chansons de métier encore vivant. En effet, on peut observer des créations au XXIe siècle. Certes, elles ne sont pas médiatisées, mais elles sont fonctionnelles. Les soldats chantent pour les besoins de leur service car le chant contribue à leur efficacité opérationnelle. Comme la musique, le chant permet d’harmoniser les unités de combat. En effet, pour chanter il faut se mettre d’accord sur des paroles, la tonalité de départ (ni trop haut ni trop bas) et une mélodie adaptée au pas cadencé quand le chant est utilisé pour défiler. Chanter individuellement a un effet sur l’organisme, transmettant les vibrations sonores au squelette et faisant résonner les parties creuses, elles agissent sur le psychisme. L’effet est collectif quand le groupe s’est accordé pour chanter. Les soldats deviennent plus efficaces quand ils doivent réagir au combat, car ils se sont mis « en phase ». Cet effet collectif est montré dans le défilé au pas cadencé. Pour chanter (jouer de la musique), il faut des lieux pacifiés. Les soldats qui défilent en chantant font savoir qu’ils ont rétabli la paix. Ceux qui les écoutent se taisent, témoignant de leur reconnaissance. Ceux qui voudraient dénoncer cette paix sont obligés de répondre par d’autres chansons, ouvrant un front musical dans la société. L’histoire garde les traces de ces échanges, que ce soit les cantiques des guerres de religion ou les chants militants. Plus récemment, la guerre révolutionnaire apparue en Indochine a amené la Légion à intervenir en commercialisant des disques en 1950, avec La Rue appartient. Puisqu’il n’existe pas de combat de rues en Indochine, ce chant s’adresse donc aux militants métropolitains qui s’en prennent au corps expéditionnaire. Le message est reçu « 5 sur 5 » puisque les premiers chants antimilitaristes lui répondent (Quand un soldat en 1952, Le Déserteur en 1954…). Bien entendu, tous les chants militaires ne sont pas engagés dans ce dialogue, mais ils sont tous un outil de communication, que ce soit pendant les déplacements, en défilé, en popote, sur le terrain, ou même un plateau de télévision (La France a un incroyable talent, 2021). C’est aussi la raison pour laquelle chaque arme ou subdivision d’arme entretient son répertoire, l’esprit de corps en dépend. Ces usages séculaires persistent à l’ère du soldat augmenté, car les soldats restent des hommes de chair et de sang animés par des influx nerveux. Tant que le soldat chante, il garde le moral et montre qu’il est opérationnel, et avec lui toute l’armée française.

EXTRAITS

L’utilisation institutionnelle de la musique
comme acte de communication politique

Dans son dernier livre, Les origines maudites des chants militaires 1941-1945 (avec Éric Lefèvre, L’Harmattan, 2023), Thierry Bouzard dissèque la manière dont la chanson militaire devient, notamment après la Première Guerre mondiale, un enjeu idéologique allant bien au-delà des seuls enjeux nationaux. [L’extrait qui suit – p.11 à 14 – est publié avec l’aimable autorisation de la maison d’édition L’Harmattan].

La musique est un repère culturel servant à l’harmonisation des sociétés. Si elle ne véhicule pas d’idéologie dans ses mélodies, son utilisation institutionnelle est un acte de communication politique qui affecte sa perception. Les révolutionnaires de 1789 l’avaient bien compris : en utilisant la Marche lugubre de Gossec pour leurs cérémonies funèbres, ils opérèrent une rupture historique avec la musique de la liturgie catholique traditionnellement employée dans ces circonstances. Au milieu du XIXe siècle, les révolutions du Printemps des peuples vont amener l’adoption des hymnes nationaux par toutes les nations d’Europe, tentant de rétablir une sorte de dialogue entre les peuples. Résultats de grandes collectes engagées à cette époque, des recueils de chansons traditionnelles furent publiés, permettant de conserver la mémoire de ces marqueurs identitaires.

L’utilisation de la chanson après la Première Guerre mondiale intervient dans une période d’affrontements idéologiques dépassant les cadres nationaux pour déboucher dans un conflit continental dont les échos résonnent encore aujourd’hui. En effet, l’interprétation de certains chants, créés voici plus de 80 ou 90 ans, est actuellement interdite en Allemagne et périodiquement dénoncée en France. Le front musical ouvert dans l’Allemagne de la République de Weimar entre communistes et nationaux-socialistes va s’étendre sur le front de l’Est aux autres nationalités venues combattre les Soviétiques. Il va se déplacer en Asie du Sud-Est pendant la guerre d’Indochine quand l’armée française récupère les soldats de la croisade contre le bolchevisme et les envoie affronter le Viêt-minh communiste. Le front musical gagne ensuite l’Algérie et la métropole avec la mobilisation de l’opinion publique. De manière plus ou moins sporadique, un concept de « chant nazi » est exploité depuis pour dénoncer certains chants militaires dont la mélodie est d’origine allemande. Il est encore utilisé en 2018 dans une campagne médiatique contre le lycée militaire de Saint-Cyr l’École. Cette permanence traduit le maintien d’une ligne de front musical qu’il importe de cerner en toute sérénité.

L’illustration emblématique de la diffusion planétaire de Lili Marleen

Le soldat a besoin de chanter, il a toujours entretenu un répertoire de chansons qui reflètent son état d’esprit, ses espoirs et ses peurs, ses motivations. La musique n’a pas de frontière, particulièrement pour les peuples qui partagent les mêmes références culturelles ancestrales. Le chant est un moyen d’expression collectif. En Europe, dans les guerres civiles comme les luttes politiques, les mélodies circulent entre les factions. Ce fut vrai pendant les guerres de religion, c’était toujours vrai sous la Révolution. La Marseillaise (Chant de guerre pour l’armée du Rhin), créée en septembre 1792, fut parodiée en anglais et en allemand avant la fin de l’année ; on la retrouva en Suède en 1793 et aux États-Unis en 1794 [...] . Les échanges de mélodies de cette époque restent difficiles à établir car il n’existait pas de carnets de chants pour des soldats qui étaient majoritairement analphabètes. Signe de leur appétence, les vétérans germaniques de la Grande Armée ont édité leur propre recueil de chants. En 1840, la fascination pour l’Empereur inspirait toujours Richard Wagner et Robert Schumann qui composèrent chacun sur le poème de Heinrich Heine Die beiden Grenadiere. Témoignage bien réel, le Beresinalied a été composé pendant la campagne de Russie par des soldats des régiments suisses et figure dans leurs recueils. Souvenirs du mercenariat et des capitulations signées par les cantons helvétiques depuis le XVe siècle, le répertoire du soldat suisse conserve ainsi des chansons — en français, en allemand et en italien —, issues de ses engagements dans les armées d’Europe. Pendant la Grande Guerre, la Madelon fut adoptée par tous les contingents avant de faire le tour du monde. Les progrès de la radio et de l’enregistrement participèrent à la circulation des chansons pendant la Seconde Guerre mondiale, la diffusion planétaire de Lili Marleen en est l’illustration emblématique.

 

 

La chanson est un moyen d’expression que les Allemands surent exploiter pendant la guerre de 1870 et avec de nombreux recueils militaires pendant la Première Guerre mondiale. L’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes renouvela le répertoire. En effet, dans l’Allemagne de l’après-guerre, les luttes politiques vont largement utiliser la chanson comme moyen de propagande. Ces années furent aussi les dernières décennies avant que l’oralité ne soit supplantée par l’enregistrement et l’image. L’âpreté de la lutte pour le pouvoir stimula les compositeurs et développa les répertoires, multipliant l’édition de recueils de chants et les faisant entrer ainsi dans la mémoire populaire. D’autre part, l’électrification a été une opportunité technologique. Lénine disait en 1919 que « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». Les régimes nationalistes européens savent l’exploiter (en 1909, l’Italien Marconi et l’Allemand Braun reçoivent le prix Nobel de physique pour leurs travaux sur la transmission sans fil). L’électrification permet la transmission et l’amplification du son. Pour la première fois dans l’histoire, des orateurs peuvent se faire entendre dans d’immenses rassemblements et entrer dans tous les foyers de leur pays. C’est un changement d’ère puisque les dirigeants ont accès aux premiers moyens sonores de contrôle des foules. Il explique pourquoi ces régimes n’ont pas expérimenté les techniques de contrôle mental comme l’ont fait les Soviétiques pendant la guerre d’Espagne et par la suite. La Cité de la musique a consacré deux expositions aux musiques sous les régimes totalitaires (Le IIIe Reich et la musique en 2004 et Lénine, Staline et la musique en 2010- 2011). À la différence du régime soviétique qui a tenté de définir une musique marxiste, le régime national-socialiste établit des critères politiques raciaux sans opérer de rupture culturelle. Sous la République de Weimar, les militants politiques adverses vont chanter sur les mêmes mélodies, traduisant ainsi une communauté culturelle dépassant les clivages idéologiques. Auf, auf zum Kampf, à l’origine une chanson de soldats, fut reprise par les mouvements ouvriers à la mémoire de Rosa Luxemburg et ensuite adaptée par les SA.

Le kiosque à musique sous la IIIe République : vecteur d’influence,
révélateur de la symbiose entre mondes civil et militaire

Dans son ouvrage L’orchestre militaire français (éd. Feuilles, 2019), Thierry Bouzard place un coup projecteur particulier sur le rôle que joue la musique militaire au sein même de la société civile et dissèque les mécanismes par lesquels elle exerce une indéniable force d’attraction à travers l’ensemble du territoire. Les échanges entre mondes civil et militaire se font de manière naturelle, sans dirigisme. « Ces orchestres de plein air militaires, relayés par des formations civiles, réalisent ainsi sous la IIIe République le grand projet révolutionnaire avorté avec les fêtes données sur le Champ-de-Mars » écrit ainsi Thierry Bouzard, qui ajoute : « L’adoption de la Marseillaise comme hymne national en 1879 est emblématique de cette politique ». Un événement qui mérite d’être rappelé en une veille de 14 juillet…

Le formidable développement des musiques militaires après la guerre de 1870 n’a été possible que par l’adoption des instruments de Sax […]. La crainte des gouvernements envers l’opinion publique s’atténue à partir de 1848 et recule nettement après 1870 facilitant ainsi les rassemblements en plein air. Les régiments constituent un maillage du territoire qui garantit le maintien de la sécurité publique, mais ils constituent aussi un autre maillage musical qui devient le principal producteur de musique de plein air et même de musique. Les musiciens et chefs de musique sont formés suivant le même modèle, avec le même idéal et un même répertoire emprunté au modèle que constitue l’Opéra. Il ne s’agit pas pour autant d’un système dirigiste puisque le répertoire n’est jamais imposé et fait plutôt l’objet d’un consensus avec la population. Cette symbiose est d’autant plus efficace qu’elle est relayée par les harmonies civiles qui profitent de la formation offerte aux conscrits musiciens pendant leur temps de service. Rendus dans le civil, ils peuvent faire bénéficier les formations musicales locales de leurs compétences et leur transmettre le répertoire qui leur est familier. Ce mouvement est encore accentué par les chefs de musique qui, après leur carrière militaire, sont recherchés pour prendre la direction des orchestres civils […]. Ces orchestres de plein air militaires, relayés par des formations civiles, réalisent ainsi sous la IIIe République le grand projet révolutionnaire avorté avec les fêtes données sur le Champ-de-Mars d’utiliser la musique pour « composer le citoyen » suivant l’expression de Jann Pasler. Ce qui était impossible pour des raisons techniques en 1790 est réalisable à partir de 1870 […]. Mais là où les révolutionnaires intervenaient de manière autoritaire en imposant leur musique et leurs festivités, leurs héritiers de la IIIe République — ils revendiquent expressément cet héritage —, se contentent d’utiliser l’outil musical mis à leur disposition. L’adoption de la Marseillaise comme hymne national en 1879 est emblématique de cette politique.

La musique joue un rôle essentiel et jusqu’ici trop sous-estimé dans l’établissement d’une identité musicale française. C’est même la première fois depuis la rupture opérée par la Révolution que le pays vibre sur les mêmes répertoires. Les 400 orchestres militaires que compte l’armée en 1914 sont relayés par 5300 harmonies et fanfares civiles en 1908, qui étaient 7500 en 1895, en partageant les mêmes répertoires ils ont contribué à l’établissement d’un identité musicale commune vivante qui ne survivra pas à la guerre et surtout à la concurrence de la radio et de l’enregistrement.

La synergie entre musique militaire et civile : l’un des paramètres-clés du succès de la Belle Époque

La période s’ouvrant avec l’adoption de la Marseillaise jusqu’à la déclaration de la Guerre de Quatorze constitue le plein épanouissement des orchestres de plein air. […] C’est aussi celle de la reconstitution d’un répertoire musical collectif. La Révolution avait tenté, sans succès, de s’en constituer un nouveau pour remplacer celui qu’elle avait détruit, mais d’une part le remplacement d’un référentiel musical prend du temps et d’autre part, les outils permettant de diffuser les nouvelles musiques n’étaient pas adaptés. En effet, il n’existe pas d’orchestres de plein air performants. Le long travail d’élaboration des instruments, des orchestres et des musiciens voit son aboutissement sous la IIIe République. Le régime sait parfaitement tirer profit de cet exceptionnel outil de communication. Les orchestres militaires servent de modèles à de très nombreuses harmonies civiles qui rivalisent pour faire entendre les mélodies les plus appréciées des grands compositeurs français. En n’intervenant pas dans la sélection des programmes, l’administration militaire montre qu’il existe une véritable symbiose, que les orchestres militaires jouent les musiques attendues par la population et que ces orchestres sont devenus l’expression d’une identité musicale collective consensuelle et apaisée. Après la rupture qu’a constitué la Révolution, les tentatives de reconstruction engagées par les différents régimes qui se sont succédé n’aboutissent qu’à la Belle Epoque. Elle porte aussi ce nom à cause des kiosques à musique, expression de cette cohésion, de cette identité commune largement partagée. Les orchestres militaires sont les rouages principaux de ce dispositif sans équivalent qui réconcilie le peuple avec lui-même. Sous contrôle, puisque militaires, et dans le même temps laissés libres de jouer ce que le peuple attend, dans un climat de relative cohésion sociétale comme il n’y en avait pas existé depuis l’Ancien Régime, ce moment d’équilibre précaire est rendu possible par ces orchestres, tellement plébiscités qu’ils sont démultipliés par des copies civiles. Ce moment est aussi rare et efficace que ces orchestres, civils et militaires font entendre sur tout le territoire de l’empire une musique naturelle, c’est-à-dire ni amplifiée ni enregistrée, expression […] de la sensibilité de la population. […] Jamais, sauf peut-être dans les théâtres grecs et les églises de la chrétienté, il n’a été possible de toucher une si grande population avec des moyens naturels et un répertoire commun. […] Ces orchestres ont permis un échange particulier, ils réactualisent dans le domaine musical le principe de subsidiarité tel qu’il existait auparavant dans les maîtrises religieuses de l’Ancien Régime. Ce temps d’équilibre instable est définitivement emporté par la guerre et l’avènement de nouveaux moyens technologiques rendant impossible son retour.

Chants et musiques militaires, de la propagande à l’influence

« Parce que les conflits ne sont pas seulement armés, mais aussi économiques, culturels, informationnels… » Telle est la vocation que se donne l’excellent site Theatrum Belli (www.theatrum-belli.com), blog de veille et d’études polémologiques. Thierry Bouzard y publie régulièrement des tribunes. Ci-après des extraits de deux d’entre elles, l’une portant sur la propagande de Daesh, l’autre sur le pouvoir d’intégration musical de la musique militaire auprès du grand public.

Les nashîds, chants de propagande de Daesh

Dans un article de juin 2015, Thierry Bouzard montre comment Daesh tente de se tailler une identité sonore à travers la mise en ligne de chants de propagande.

Le 11 décembre dernier, un taliban (entre 15 et 17 ans) s’est fait exploser au Centre culturel français de Kaboul lors d’une représentation théâtrale dénonçant les attentats suicides. Il a bien failli mettre fin à l’orchestre et à l’Institut de musique ainsi qu’à l’existence de son fondateur, le musicologue et pédagogue Ahmad Sarmast. Après des études commencées en Russie et terminées en Australie, celui-ci retourne en Afghanistan pour créer, en 2014, cet orchestre symphonique et former les jeunes Afghans à la musique classique, tout en apprenant à connaître leurs propres traditions musicales. Le porte-parole des talibans Zabihullah Mujahid a déclaré que la pièce de théâtre en question « désacralisait les valeurs de l’islam » et représentait « de la propagande contre le jihad ».[…]

En s’en prenant aux orchestres et aux instruments de musique, les islamistes veulent démontrer que leurs valeurs obéissent aux règles les plus anciennes et les plus fidèles à l’islam des origines. Pourtant, si certains pays ont plus subi l’influence occidentale que d’autres (Turquie, Égypte, Maghreb, Pakistan…), l’islam a développé une culture musicale, savante et populaire, d’une grande richesse en suivant les spécificités nationales. Semblant vouloir même éliminer ces expressions musicales authentiques, les jihadistes diffusent des nashîds, des chansons polyphoniques de piété et de combat parfois accompagnées au synthétiseur (instrument autorisé par la charia ?). Concession à leurs principes, ces enregistrements sirupeux et envoutants contrastent singulièrement avec la brutalité de leurs comportements. En 2013, l’État islamique déborde de ses limites irakiennes et devient l’État islamique en Irak et au Levant (Daesh ou ISIS). Il créé alors la Ajnad Media Foundation pour composer et diffuser les nashîds, signe de l’importance de ce moyen de propagande. Sorte de bande sonore des jihadistes, ces chants sont en réalité des adaptations de poèmes écrits entre 1950 et 1980 visant à mobiliser de nouveaux combattants. Auto-Tune, des vidéos élaborées, Internet et les plateformes de partage en ligne ont ainsi contribué à proposer une culture jihadiste capable de constituer une réponse, si ce n’est crédible du moins fonctionnelle, à la musique mondialisée d’origine anglo-saxonne. Même si les islamistes ne semblent pas être capables de distinguer la musique classique occidentale à l’audience universelle, de son avatar anglo-saxon actuel visant à supplanter les expressions musicales nationales. On pourra écouter l’hymne officieux de Daesh : Ummati qad laha fajrûn :
« Ô ma Umma, l’aurore s’est levée, j’attends la victoire annoncée ;/ l’État islamique a surgi par le sang des hommes justes,/ l’État islamique a surgi par le djihâd des hommes pieux ».

 

Scènes musicales en live vs nouvelles technologies

Dans un article de 2013 intitulé À quoi servent les musiques militaires ?, Thierry Bouzard démontre l’importance qu’a le spectacle vivant des fanfares et autres musiques militaires, et pour quelles raisons il ne peut vraiment être remplacé par le seul mode numérique.

[…] La dissolution de nombreux orchestres militaires du fait des réductions budgétaires [...] a amené les autorités militaires et civiles à tenter l’usage de musiques enregistrées. Elles sont déjà utilisées dans des cérémonies à caractère local du fait de la disparition de nombreuses musiques d’harmonie municipales. En effet, ces compositions appartenant à des répertoires normalisés, des enregistrements pourraient apporter une alternative économique à l’entretien d’orchestres professionnels. Mais le manque de spontanéité, de souplesse et de naturel de ce type de prestation artificielle affecte la solennité de la cérémonie diminuant sa portée symbolique et affaiblissant l’expression du lien sociétal. L’expression périodique des liens unissant les individus appartenant à une même communauté est d’autant plus importante que les occasions de manifester cette unité sont rares. Une musique enregistrée est artificielle, les participants comme les observateurs perçoivent cette substitution qui relègue alors la musique quasiment au niveau des musiques d’ambiance pour lieux publics. Le lien qui unit les individus est charnel, il ne peut se contenter de musique artificielle.

Nous avons vu le rôle de ces répertoires dans le cérémonial public et son mode opératoire par des orchestres d’harmonie administrés par l’armée. Conçus à l’origine comme des orchestres de plein air destinés à distraire les foules, ils ont diffusé et entretenu dans la mémoire populaire un répertoire de compositions dont l’origine militaire a été dépassée par leur dimension institutionnelle. De plus, ces musiques de plein air sont devenues de formidables outils de création et d’entretien du lien sociétal. Le regroupement des populations, toutes origines, âges et groupes sociaux confondus, s’opère autour de l’orchestre le temps du concert. Ce pouvoir d’intégration musical qui fonctionne si bien en extérieur, pourrait être prolongé en tirant profit des nouveaux moyens de transmission des fichiers sonores par internet. L’effet ne sera pas aussi efficace qu’en présence de l’orchestre, néanmoins il pourra entretenir le souvenir du concert et de la cérémonie collective. L’effet du concert en plein air se limite à l’auditoire, par la mise en ligne, il peut toucher un plus grand nombre de personnes donnant même accès à un moyen de gestion dans la durée de ce répertoire, par sa présence en continu sur la Toile, qu’il serait contre-productif de négliger.

À notre époque d’éclatement de nos sociétés par exacerbation des individualismes, les orchestres d’harmonie militaires constituent toujours de très efficaces moyens d’intégration des individus à la collectivité nationale pour autant que l’on préserve l’outil et qu’une réflexion soit menée sur les profits à tirer de son adaptation aux nouvelles technologies.

Bonus

Thierry Bouzard, sur E&R

Et toujours, le très politique Front musical

 






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4 Commentaires

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  • hors sujet
    La musique dépasse allègrement le 7e art, tu te lasseras plus rapidement d’un bon film que d’un bon morceau de musique, il te touchera plus profondément.
    La "musique" peut aussi être la pire des armes de destructions massives, à voir les méfaits du rap sur notre jeunesse.
    .

     

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    • Il faut trouver un mot pour la musique fabriquée et absorbée par les crétins car cette chose merveilleuse et le mot sont déshonorés de s ’appliquer à ce qui est lui est le plus opposé et qui ne peut éveiller qu ’un sentiment de laideur absolue , de bêtise abrutie , de démence malfaisante en plus d ’une maladie radicale de l ’être . Le bruit de l ’enfer doit être à peu près comparable aux sons et éructations bestiales de ce groupe allemand hideusement insignifiant dont je veux ignorer le nom ridicule et qui fait gesticuler dans une hystérie satanique des zombies ayant retenu , payé chèrement leur place pour se saouler de ça , cette immonde chiasse sonore . Mais qu ’on ne parle pas de musique ce mot léger , plein d ’âme , d ’esprit , de vie vraie et frémissante . Le grand problème du monde moderne , ou sa maladie incurable est la dégénérescence de l ’espèce humaine dans une férocité haineuse aimantée par la mort , la destruction . La maladie est l ’éloignement de Dieu et sa manifestation la plus nette est sa cacophonie , sale inepte et violente qui clame sa haine virulente du beau , du vrai du bien ; de la vie .

       
  • un excellent article... cela fait du bien de voir enfin quelque chose de sérieux publié sur la musique... cela laisse loin derrière nous le bavardage spécieux des musciologues universitaires. Merci à vous !

    ajoutons que le disque de la musique de la Garde Républicaine en "bonus" est d’une très grande qualité d’exécution (ce qui n’est pas toujours le cas des enregistrements militaires). Je le connaissais, surpris de le retrouver ici.

     

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  • #3212906

    ajoutons que Confucius, penseur par excellence de l’ordre et de l’harmonie social, considérait la musique au-dessus de la grammaire et des mathématiques. Il attachait une grande importance à la musique des cérémonies, et luttait contre les chansonnettes qui déjà à son époque faisaient des ravages.

    Pour Confucius, tout pouvoir qui s’établit doit "rectifier le dictionnaire" et "rétablir les musiques de cérémonie".

    Cette vision permet aussi de mieux comprendre en profondeur le rôle et la raison de la "révolution musicale" que le XXème siècle américain a imposé au monde (ça relativisera la notion de soi-disant contre-culture)... ce n’était d’abord que la rectification du dictionnaire et l’établissement des musiques de cérémonie, de l’ordre américain.

     

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