L’« affaire Matzneff », qui n’est sans doute qu’à son début, a déjà fait une victime collatérale, s’il est permis d’utiliser cette expression lourde d’hypocrites ambiguïtés. Et c’est Cioran qui a été choisi pour jouer le rôle ingrat de celui qui se fait flétrir par ricochet.
Cela se passe en 1987. Perdue dans les méandres de sa relation avec Gabriel Matzneff, désespérée, la très jeune Vanessa résout d’aller chercher réconfort auprès de Cioran, que son amant admire et fréquente. C’est, du moins, ce qu’elle raconte dans un bref chapitre de son livre. Chapitre curieux, où tout est invraisemblable et tout fait douter de la réalité de cette visite.
« Machinalement, je me retrouve en bas d’un immeuble cossu dont le premier étage est occupé par un ami de G., un philosophe d’origine roumaine (…) », écrit Mme Springora. Habiter le premier étage d’un « immeuble cossu » veut dire tout l’étage, ce qui crée une impression d’opulence, particulièrement mal vue par les temps qui courent. La réalité, toutefois, est différente : Cioran occupait, au dernier étage du 21, rue de l’Odéon, trois chambres de bonne réunies en un simulacre d’appartement. Cela a été dit et redit dans une multitude d’articles consacrés à l’écrivain.
[…]
De nombreuses photos sont là pour contredire « le nez d’aigle » de Cioran. Pour ce qui est de son accent, s’il était, effectivement fort – ce dont Cioran souffrait –, il ne lui faisait pas déformer ridiculement les mots (« tzitrón ? tchocoláte ? »). Il est aisé de s’en assurer, puisqu’il a accordé quelques interviews enregistrées.
« Émil, je n’en peux plus (…) », s’exclame d’emblée la jeune fille. Mais, alors que ni Simone, ni sa famille, ni ses amis les plus proches ne l’appelaient jamais « Émil », comment imaginer qu’une gamine de 15 ans (lui en avait 76) ait pu se permettre une telle familiarité ? La chose est à ce point impensable qu’elle devient grotesque.
[…]
[…] Il est permis à tout le monde de se tromper, de confondre, mais quand on témoigne, se tromper sur tout détruit la crédibilité du texte. Cioran est, ici, mis en accusation. Quel réquisitoire, cependant, peut être pris au sérieux lorsqu’il est constitué de faux éléments ?
Voilà une question qui n’a pas embarrassé les journalistes. Avides de punitions, ils ont trouvé dans le texte de Mme Springora une bonne occasion d’accabler Cioran. Est-ce, d’ailleurs, pour arriver à cette fin qu’un chapitre le concernant a été introduit dans le livre ? Le seul intérêt de ces pages est de montrer Cioran sous les traits d’un individu misérable qui justifie les penchants maladifs de Gabriel Matzneff et pousse une adolescente dans ses bras. Mais qui avait cet intérêt ? Des esprits tristes ont déjà, à maintes reprises, cherché à abattre Cioran par des arguments politiques. Cela a échoué. Quel est, maintenant, le stratège en démolitions qui, à la faveur de cette période où la vertu s’est faite rigoureuse et vengeresse, a pu se dire qu’en le mettant dans la posture de l’être immoral, non loin du rabatteur minable, la réussite de l’entreprise sera assurée ?
Lire l’intégralité de l’article sur politiquemagazine.fr