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Les révolutions chrétiennes de René Girard

Immense figure de la pensée française, l’Académicien René Girard est mort ce 4 novembre à Stanford, aux États-Unis, où il avait enseigné une grande partie de sa vie. Il était âgé de 91 ans.

[...] C’est en critique littéraire qu’il fait sa première découverte fondamentale, exposée dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). C’est en effet l’étude des grands auteurs, Proust, Shakespeare, Dostoïevski ou Cervantès, qui lui révèle qu’au rebours de la théorie romantique selon laquelle le désir serait l’expression la plus personnelle de l’individu, il s’agit en fait d’un phénomène essentiellement mimétique. Selon lui, le désir de l’homme se porte de préférence sur les objets désirés par ses semblables : l’objet compte moins que l’alter ego qui le désire, érigé en modèle, mais aussi en rival – ce que Girard appelle la rivalité mimétique. « Les hommes peuvent rivaliser jusqu’à la mort à propos d’une coquille d’œuf, nous dit Shakespeare dans Hamlet », observe Girard. Dans cette rivalité où l’objet n’est plus le véritable enjeu, mais où la violence de la querelle est prête à se nourrir de n’importe quel prétexte, le modèle tend lui-même à imiter son imitateur : « Lorsqu’un imitateur s’efforce d’arracher à son modèle l’objet de leur désir commun, ce dernier résiste bien entendu, et le désir devient plus intense des deux côtés » ; la rivalité s’exacerbe jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer les rivaux : chacun est devenu le double de l’autre. La violence issue de cette rivalité tend, par contagion, à se propager à toute la société. Dans cette crise mimétique, les hiérarchies s’effacent, les différences des individus ne sont plus rien en regard de la symétrie de la rivalité mimétique qui tourne en ce que Hobbes appelle « la lutte de tous contre tous ». Jusqu’à ce que l’apaisement puisse s’opérer sur le dos du bouc émissaire.

Mais pour passer ainsi de la théorie du désir à la théorie du conflit, il fallait pour Girard passer de la critique littéraire à l’anthropologie, ce qu’il fait en autodidacte. Paru en 1972, La Violence et le sacré opère la deuxième révolution girardienne. Derrière les mythes antiques ou primitifs, il s’attache à révéler le phénomène de la victime émissaire : pour désamorcer la crise mimétique, la société archaïque interrompt le cycle de la violence réciproque en la détournant sur une victime émissaire, innocent choisi de manière aléatoire, assez extérieur à la communauté pour ne pas susciter en son sein un engrenage de vengeance, mais ayant avec elle assez de points de contact pour qu’on puisse le tenir pour coupable des antagonismes auxquels son sacrifice doit mettre fin. Les crimes qu’on lui imputera seront généralement liés à la rupture des interdits et des différenciations qui dressent des barrières contre la violence : ainsi Œdipe est-il accusé de parricide et d’inceste, crimes qui symbolisent par essence la confusion mimétique portée à son incandescence.

Mais comme dans la rivalité mimétique l’objet importe peu, ici la victime compte moins que le processus qui vise à canaliser la violence intestine, destructrice, vers une « bonne » violence, celle qui va rassembler la communauté divisée dans une unanimité réconciliatrice. Ce sacrifice ayant providentiellement rapporté la concorde, la victime est ensuite divinisée en tant que source de la prospérité retrouvée (ce qui explique au passage pourquoi « les Olympes sont peuplés de créatures qui comptent à leur actif un grand nombre d’assassinats, de viols, de parricides et d’incestes »). La société archaïque va ensuite chercher à empêcher le renouvellement de la crise mimétique en renouvelant le meurtre du bouc émissaire : c’est l’origine du sacrifice, et donc du religieux. Le rite cherche à répéter, de manière mécanique, les effets « d’un premier lynchage spontané qui a ramené l’ordre dans la communauté parce qu’il a refait, contre la victime émissaire, et autour d’elle, l’unité perdue dans la violence réciproque ».

C’est donc d’un meurtre fondateur que naît le phénomène religieux et, à travers lui, la culture humaine, par le biais des interdits qui visent à empêcher la contagion de la violence mimétique : « La culture humaine consiste essentiellement en un effort pour empêcher la violence de se déchaîner en séparant et en “différenciant” tous les aspects de la vie publique et privée qui, si on les abandonne à leur réciprocité naturelle, risquent de sombrer dans une violence irrémédiable. »

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13 Commentaires

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  • #1309812
    Le 5 novembre 2015 à 19:37 par Pierre
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    L’auteur de ce texte a lu et compris René Girard. C’est très rare. La plupart des penseurs qui parlent de la théorie de René Girard n’ont pas lu l’intégralité de son oeuvre ou / et ne l’ont pas compris.

     

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  • #1310024
    Le 5 novembre 2015 à 21:58 par david
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Excellent article qui donne envie, ça donne des palmes à Valeurs actuelles, c’est rare dans la presse de nos jours !

     

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  • #1310088
    Le 5 novembre 2015 à 22:43 par LiliDesBellons
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Article PASSIONNANT sur un IMMENSE penseur !

     

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  • #1310130
    Le 5 novembre 2015 à 23:27 par anonyme
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Désolé de tirer sur le corbillard médiatique unanime, mais ce gars sentait l’imposture et l’esbroufe à plein nez. Appliquer le comportement des grands singes aux groupes humains pour expliquer pourquoi les juifs ont été les éternelles victimes expiatoires innocentes et que les chrétiens se trompent sur le message du Christ, fallait oser mais visiblement ça marche. Dans un sens il avait raison sur le mimétisme, il n’y a qu’à voir aussi tous les charlies. Mais prétendre expliquer le monde ainsi sans parler de ceux qui tirent les ficelles, qu’elle farce et quel escroc !

     

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    • #1310634
      Le Novembre 2015 à 13:51 par paramesh
      Les révolutions chrétiennes de René Girard

      les grands singes n’ont rien à voir ici, car il n’y a pas de désir mimétique chez les animaux, (c’est assez facilement démontrable si on s’intéresse à la nature de l’objet du désir), seulement un mimétisme qui est la technique opératoire de l’imprégnation et de la ritualisation les seuls outils cognitifs d’un animal, ce qu’on appelle l’apprentissage en étologie (voir Konrad Lorenz sur le sujet)
      Girard ne se prétend qu’antropologue des religions et en ce sens il explique bien le judaïsme et justifie bien le christianisme. (on peut remarquer d’ailleurs qu’il est moins dissert sur l’Islam qui une religion sans sacrifices.
      on peut reprocher à Girard d’universaliser son intuition à l’ensemble des mythes du "sacrifice" .
      Les mythes ont une dimension qui exclut toute interprétation monolithique tout simplement parce que leur mode de transmission est pluriel.
      Pour parler moderne, les mythes ne transmettent pas une idéologie mais une tradition (qui éventuellement rend compte de plusieurs idéologies qu’elles aient été en en conflit direct (le Ramayana ou l’Illiade par exemple) ou qu’elles se soient suivies dans l’histoire de cette culture : par exemple le sacrifice védique où l ’offrande sacrificielle se transforme historiquement en offrande symbolique, la tête de la victime devient la noix de coco (ce qui montre bien qu’on a affaire ici non à un sacrifice expiatoire mais à une offrande, un don contre un don, un échange entre l’homme et la divinité. on voit bien que la violence ici n’est pas liée au rituel lui même mais à la nature de l’offrande.
      Donc Girard voit le mythe par le petit bout de sa lorgnette. de là à le réfuter globalement c’est injuste car il reste pertinent dans son analyse spécifique du mythe christique qui est historiquement récent et donc lié à l’apparition de la marchandise (l’objet du désir)

       
    • #1310647
      Le Novembre 2015 à 14:01 par paramesh
      Les révolutions chrétiennes de René Girard

      les grands singes n’ont rien à voir ici, car il n’y a pas de désir mimétique chez les animaux, (ceci est assez facilement démontrable si on se concentre sur la réalité d’un objet du désir chez le singe), mais seulement un mimétisme qui est la technique opératoire de l’imprégnation et de la ritualisation les seuls outils cognitifs (avec le jeu) d’un animal ce que l’on appelle les modes d’apprentissage en étologie (voir Konrad Lorenz sur le sujet)
      Girard ne se prétend qu’antropologue des religions et en ce sens il explique bien le judaïsme et justifie bien le christianisme. (on peut remarquer d’ailleurs qu’il est moins dissert sur l’Islam qui une religion sans sacrifices.
      on peut juste reprocher à Girard d’universaliser son intuition à l’ensemble des mythes du sacrifice .
      les mythes ont une dimension qui exclut toute interprétation monolithique tout simplement parce que leur mode de transmission est pluriel.
      Pour parler moderne, les mythes ne transmettent pas une idéologie mais une tradition orale (qui éventuellement rend compte de plusieurs idéologies qu’elles aient été en conflit direct (le Ramayana ou l’Illiade par exemple) ou qu’elles se soient suivies dans l’histoire de cette culture : par exemple le sacrifice védique ( ’offrande sacrificielle devient offrande symbolique, la tête de la victime devient la noix de coco (ce qui montre bien qu’on a affaire ici non à un sacrifice expiatoire mais à une offrande, un don contre un don, un échange entre l’homme et la divinité, un dialogue ; on voit bien que la violence ici n’est pas liée au rituel lui même mais à la nature de l’offrande.
      Donc Girard voit un peu trop le mythe par le petit bout de sa lorgnette. de là à le réfuter globalement c’est injuste car il reste pertinent dans son analyse du mythe fondateur du christianisme. ce mythe étant assez récent pour intégrer l’essor historique de la marchandise (l’objet du désir).

       
  • #1310354
    Le 6 novembre 2015 à 08:15 par Arrière garde
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Qui est le propriétaire de valeurs actuelles ?

     

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  • #1311243
    Le 6 novembre 2015 à 23:50 par Pax Al
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Heureusement, il nous reste encore jean-marc Thibault...

     

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  • #1311286
    Le 7 novembre 2015 à 01:09 par Mesh
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    c’est interressant. J’aime bien le début et jusqu’à l’explication du sacrifice. Mais je ne pense pas que l’objet soit toujours et simplement pour le décor. En plus, d’englober la religion (sous-entendu toutes les religions dans leur intégralité) à parlant du sacrifice, faut du culot.

    Après, il faut lire en intégralité l’article et ses ouvrages, mais j’ai l’impression qu’on tombe vite dans l’absolue.

     

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    • #1311453
      Le Novembre 2015 à 11:09 par pff
      Les révolutions chrétiennes de René Girard

      C’est donc d’un meurtre fondateur que naît le phénomène religieux



      M’ouais, cette phrase sent le sophisme, avec son "donc" de contrebande, son "meurtre fondateur" avilissant et son "phénomène religieux" réifiant la spiritualité humaine. Il aurait été bien plus juste de dire que la religion naît du désir de dépassement d’une logique mortifère. Nietzsche, dans une formule bien plus percutante avait parlé de "religion, opium du peuple", (’opium’ dans le sens : calmant les douleurs) nous en avons-là un autre exemple.

       
  • #1311450
    Le 7 novembre 2015 à 11:04 par Mesh
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    c’est interressant. J’aime bien le début et jusqu’à l’explication du sacrifice. Mais je ne pense pas que l’objet soit toujours et simplement pour le décor. Et j’aime pas le parallèle direct entre la religion et le sacrifice, pour moi c’est réduire la religion (quelqu’elle soit) au sacrifice.

     

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  • #1311637
    Le 7 novembre 2015 à 14:47 par anonyme
    Les révolutions chrétiennes de René Girard

    Pour Girard, le désir est forcément mimétique, ou n’est pas. Mais Girard ne parle en fait que de lui. Le désir mimétique est un désir primaire, de primate, c’est bien celui des grands singes, ou des enfants en bas âge, celui de la possession, de la convoitise et de la jalousie qui trouve son apogée dans le sadisme et la destruction de l’objet si celle du rival ne suffit pas. Généraliser ensuite aux groupes humains soudés par le sadisme envers l’innocente victime expiatoire devenant fétiche religieux est la projection de son triste point de vue.
    Girard a choisi en 1947 de vivre aux USA avec son pote Michel Serres, franc maçon lui aussi, pour y devenir le "nouveau Darwin" outre atlantique (ça en dit long sur le niveau là bas). Qu’ils le gardent.

     

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