J’adore les vetos de la Russie, leurs coups de gueule rares, mais retentissants, ils marquent les limites du pouvoir de l’empire.
Ils ont dit « Non », et le Zimbabwe a pu rester en paix, son vieux chef excentrique Robert Mugabe est toujours vivant, les réflexes bien alertes, il a offert sa main en mariage à Obama, génial. Ils ont dit non, et la Birmanie a pu se développer à son propre rythme. Ils ont dit non, et la Syrie… eh bien la Syrie continue à souffrir immensément, mais elle n’a pas été détruite par la Sixième Flotte. Tous les vetos US se ressemblent, en général en faveur d’Israël. Les vetos russes sont plus rares, et fort peu répercutés. Le dernier veto russe, la semaine dernière [1], a mis fin au mauvais usage du terrible cliché que constitue le « génocide », et c’est une bonne chose. Il faudrait bannir le terme lui-même, dans la foulée.
Le génocide est une invention nuisible. Réfléchissons : l’humanité a vécu des milliers d’années malgré les raids de Gengis Khan et les Croisades, l’extermination des Indiens d’Amérique, la traite esclavagiste et la Première Guerre mondiale, les génocideurs se surpassant en boucheries les uns les autres par millions, sans s’être encombrés du Gros Mot. Ce terme a été inventé (ou mis à jour à partir de la pensée traditionnelle juive) par un certain Raphaël Lemkin, un avocat juif polonais, à l’orée de l’Holocauste, dans le but de souligner la différence entre assassiner des juifs ou abattre du menu fretin. Le mot n’a guère de sens en dehors de cette acception.
La fleur de l’Europe, un million des plus jeunes et brillants de leur génération, a été massacrée à Verdun, c’est malheureux, mais ce n’est pas du grand G. Des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes ont été brûlés vifs par millions dans les fournaises féroces de Dresde, Hambourg, Tokyo, Hiroshima, je suis désolé, mais ça ne rentre pas dans le G. Des millions de gens sont morts de faim lors du siège brutal de Leningrad, mais vous l’aurez compris, ce n’est pas non plus du G. Il va sans dire que le massacre de cinq millions de Vietnamiens ou un million d’Irakiens font juste partie des dégâts normaux du business de la guerre, un business d’enfer, quoi.
En Israël, cinq juifs flingués par des Palestiniens ont été décorés du grand G : les pauvres soldats ont été assassinés simplement parce qu’ils étaient juifs. Mais quand les juifs descendent des Palestiniens, c’est juste un dommage collatéral. Ils n’avaient qu’à ne pas se trouver là à ce moment-là, pas de chance.
Puisque c’est comme ça, me direz-vous, pourquoi devrait-on donc se tracasser pour le gros mot en G ? Le terme a été, et il le reste, une arme de choix, en termes de propagande de guerre. Rien d’étonnant, Lemkin est devenu un combattant de la Guerre froide, et il a accusé l’URSS de génocides multiples ; en offrant une scolarisation en langue russe aux autochtones des États baltes ou en servant de l’alcool dans une république musulmane. Aucune atrocité américaine n’aurait le rang de G, selon Lemkin, et selon la lecture US de la Convention pour la prévention et la répression du génocide, le 9 décembre 1948, sauf dans le cas improbable où les US se reconnaîtraient eux-mêmes coupables. Les États européens disent que les US ne sont pas liés par la Convention de 1948, à cause de leurs multiples avertissements et objections. Cependant les US se gargarisent avec le G plus que tout autre participant d’alors, en général pour justifier leur propre intervention. Le Gros G est devenu un gourdin puissant pour déstabiliser des gouvernants et miner des régimes.