Pour continuer notre série d’articles sur les grands chefs et l’industrie agroalimentaire, nous allons tenter d’expliquer pourquoi et en quoi la gastronomie (et sa médiatisation) est aujourd’hui au service des intérêts des grands groupes industriels et financiers. Cette fois ci nous prendrons comme fil rouge un phénomène qui a commencé il y a maintenant une bonne décennie, à savoir l’intérêt des grands chefs pour le snacking, le fast food et tout ce qui s’y réfère.
Quelques acteurs majeurs du snacking
Toute nouvelle tendance ayant besoin de salons pour se développer, nous aborderons ici le « Sandwich and snack show » qui appartient au premier organisateur mondial de salons, la compagnie anglaise Reed Expositions. On retrouve parmi les partenaires notables de ce salon :
Daniel Majonchi, fondateur du Leaders Club et président de sa branche internationale. Ce réseau se définit comme un outil de veille et de promotion, assurant les échanges et les interactions entre les restaurateurs et leurs partenaires industriels, équipementiers et prestataires de service [1]. Majonchi est aussi un membre fondateur, avec Corinne Ménégaux – directrice pôle chez Reed Expositions ainsi que du salon Equip’hotel – du Street Food en mouvement que parraine Thierry Marx et dont le but est de promouvoir la « cuisine nomade ». Notons que l’association communique largement sur tous ses membres fondateurs sauf un, Franck Trouet, directeur générale du Synhorcat (organisation patronale), qui en est le trésorier [2]. Daniel Majonchi est par ailleurs vice-président de Restaurants sans frontières, parrainé par Thierry Marx et Michel Boujenah [3].
Bernard Boutboul, directeur général du Gira Conseil, cabinet de conseil spécialisé dans le marketing et la stratégie de développement dans le domaine de la restauration et dont les principaux clients sont des groupes du secteur agroalimentaire ou des chaines de restaurants et de boulangeries-pâtisseries. Il est lui aussi vice-président de Restaurants sans frontières. Pour mieux saisir en quoi consiste son travail, voici une de ses récentes déclarations à un journal algérien :
« Nous avons des clients qui souhaitaient rentrer en Algérie, il a été dit par les autorités locales qu’il n’y a pas de problèmes pour ouvrir une franchise de chaînes de restaurants, à une seule condition, qu’on fabrique tout sur place et qu’on utilise la main-d’œuvre locale. Cela peut poser des problèmes à de gros réseaux qui ont des laboratoires et des usines de production en Europe, au Moyen-Orient ou ailleurs [4]. »
Rémy Lucas, « psycho-sociologue culinaire » (sic), directeur associé chez Cate Marketing, spécialisé dans la consommation hors domicile, également membre fondateur du Street Food en mouvement [5].
Sans oublier le mondain du groupe, Sébastien Ripari, qui a commencé sa carrière comme écrivain avec son livre Genevadown, puis s’est fait connaître comme l’ami de Gad Elmaleh, avant de devenir « l’ami des chefs » par l’intermédiaire de son « Bureau d’études gastronomiques », bureau de consulting développant des produits pour le groupe Alain Ducasse, dont nous avons déjà parlé dans nos précédents articles, ou encore l’Exposition universelle de Shanghai, dont nous parlerons plus bas. Il est lui aussi membre fondateur du Street Food en mouvement et, entre autres, conseiller de Reed Expositions, pour lequel il a développé le Snacking des chefs qui se tient en marge du salon. Le Snacking des chefs est défini ainsi :
« Des chefs réalisent des démonstrations gastronomiques autour du sandwich suivant les spécificités actuelles du marché [6]. »
Il œuvre aussi, à travers l’association Tous à table, pour permettre à des personnes défavorisées de bénéficier d’une « mixité sociale à travers la gastronomie [7] ».
Ce n’est certainement pas un hasard si cette année le palmarès de la restauration (organisé par le Leaders Club) a été remporté par « le camion qui fume », food truck servant des burgers et des frites… Concept qui, comme attendu, va s’étendre dans d’autres villes [8]…
Il n’y a rien d’étonnant non plus à entendre nos grands chefs plaider, d’une part, pour une réforme de l’apprentissage, par la diminution de sa durée – jugée inadaptée au monde moderne – et par l’intégration du snacking dans les programmes officiels de formation des écoles hôtelières, et d’autre part commencer à promouvoir le système éducatif anglo-saxon – par l’intermédiaire de leurs instituts culinaires, dans lesquels figure déjà le snacking – avec notamment l’intégration du lifelong learning (l’éducation-tout-au-long-de-la-vie), comme nous le confirme la prochaine participation d’Alain Ducasse au Wharton Global Forum les 10 et 11 octobre a Paris. L’idée de fond : adapter les formations selon les demandes du marché [9].
- Rémy Lucas, Thierry Marx et Sébastien Ripari en compagnie de David Weber, président de la Food Truck Association de la ville de New York
Les grands chefs et le partenariat-écran
Fonctionnant sur le même principe que la société-écran (société fictive, créée pour dissimuler les transactions financières d’une ou de plusieurs autres sociétés), le partenariat-écran est un partenariat – de grands chefs dans notre cas – souvent mis en avant pour dissimuler des transactions financières entre des sociétés et des groupes de l’agroalimentaire.
Prenons ici le cas assez troublant des frères Jacques et Laurent Pourcel. En plus d’être eux aussi dans la mouvance du snacking – Jacques Pourcel étant le parrain du Snacking des chefs [10] – ils investissent maintenant l’univers du petit déjeuner en signant un accord majeur avec le groupe hôtelier Park & Suites. Ce partenariat nous promet « un buffet qui sera notamment composé de confitures artisanales Lucien Georgelin cuites au chaudron et fabriquées localement… de fruits frais et de saison, ainsi qu’ un assortiment de bouchées sucrées et pâtisseries atypiques revisitant ainsi muffins, brioches, bägels, galettes de riz soufflé [11] »...
- Les frères Pourcel lors de la conférence de presse organisée à l’hôtel Park & Suites de Paris Bercy situé à quelques pas de la Grande Bibliothèque
Ce qui paraît étrange dans cet énoncé, c’est que bien que la compagnie mette fièrement en avant le nom de l’artisan qui prépare les confitures pour l’hôtel, elle reste étonnamment vague quand à l’origine des pâtisseries et des viennoiseries. Étonnant, puisque dès que des hôteliers ou des restaurateurs travaillent avec des artisans, ils s’empressent de nous faire savoir qui sont ces derniers avec photos, vidéos et interviews à l’appui (comme nous l’atteste la mention de l’artisan confiturier ainsi que la publicité de l’hôtel autour du partenariat avec les frères Pourcel). Il se pourrait que pour comprendre l’éventuelle provenance de ces produits il nous faille faire un léger retour en arrière dans la carrière de nos deux grands chefs.
En 2010, les frères Pourcel sont choisis pour s’occuper du Pavillon France à l’Exposition universelle de Shanghai. Ils prennent alors comme partenaire pour les accompagner dans cette aventure la marque Délifrance – fabriquant industriel de pains, de viennoiseries et de pâtisseries « fraîches », filiale du groupe Nutrixo – avec qui ils avaient commencé, quelques mois auparavant, une étroite collaboration [12]…
- Les chefs Pourcels et le boulanger industriel Délifrance, un partenariat prolifique
Notons que parmi les partenaires de Park & Suites se trouve une entreprise du nom de class’croute, chaine de restaurants vainqueur du prix du meilleur sandwich au Concours de France du sandwich, organisé par Délifrance, à l’occasion du European Sandwich and Snack Show et que la coupe du monde Délifrance du sandwich se fait en partenariat avec ce même salon [13]… Sommes-nous donc ici dans une collaboration de même nature, où l’utilisation du prestige du grand chef sert avant tout à donner une image artisanale aux avancées de l’industrie ? La question reste ouverte.
Les modèles de la chaine et de la franchise comme destruction des PME/PMI
Thierry Marx prétend que cette nouvelle tendance est une alternative à la malbouffe et que ce modèle va aider le petit artisanat des métiers de bouches à s’intégrer de façon économiquement viable dans la rue [14]. Pourtant, comme nous pouvons le constater, ce modèle économique n’a pas été créé dans le but d’aider l’artisanat mais dans celui de développer les modèles de la chaine et de la franchise qui permettront à moyen terme à la grande industrie – qui est entre les mains des banques et des financiers – de s’accaparer entièrement l’ensemble du tissu économique des PME-PMI, car comme nous pouvons déjà le constater, chaque entreprise acceptant d’entrer dans ce système se doit d’aller toujours de l’avant en se développant sans cesse – souvent de manière trop rapide – et doit, pour se faire, chercher des financements, et fini indéniablement entre les mains des géants de l’industrie et des banques.
Nous pouvons citer comme exemple la compagnie britannique Pret A Manger qui a du vendre une partie de ses parts à McDonald’s en 2001 afin de pouvoir continuer son développement. Pret A Manger a finalement été racheté par la société d’investissements Bridgepoint dans le but d’accélérer son implantation mondiale. D’ailleurs, l’enseigne essaye de s’implanter en France avec l’aide du Gira Conseil de Bernard Boutboul [15].
Un autre exemple probant serait le groupe de distribution britannique Tesco – ayant comme principaux actionnaires des banques et des sociétés d’investissement –, rachetant petit à petit des cafés et des boulangeries de quartier afin de les développer sur ce même modèle [16].
Autre exemple en France, la chaine de restaurants Sushi Shop – pour laquelle Thierry Marx est intervenu en 2012 comme consultant – est maintenant détenue à 25 % par Naxicap Partners, une société de gestion de structures d’investissements [17].
Alain Soral dans Comprendre l’Empire. Demain la gouvernance globale ou la révolte des Nations ?, décrit parfaitement la situation :
« Cette destruction finale de la classe moyenne – productive, lucide et enracinée – correspondant au projet impérial de liquidation de toute insoumission au Capital, par essence apatride, pour que rien ne subsiste enfin de liberté, de conscience et d’indépendance entre le pouvoir impérial de la Banque et la masse salariée [18]… »
Que veulent donc dire nos grands chefs quand ils nous parlent d’« artisanat », puisque juridiquement l’artisan est un chef d’entreprise qui doit être économiquement indépendant et que son entreprise doit intervenir pour son propre compte et non pour celui d’une autre personne morale ou physique ?
En fait, c’est la définition même de l’artisanat qui est en train de changer sous nos yeux et c’est exactement cela que nos grands chefs nous empêchent de voir. Interrogé en 2002, lors du Salon du sandwich, sur la différence entre un sandwich artisanal et industriel, le groupe Compass, présent en France via les marques Eurest, Medirest et Scolarest, et ayant comme actionnaires la banque UBS, des groupes specialisée dans les services financiers ainsi qu’une société de placements, nous a donné une définition plus honnête de ce qu’on attend de l’artisan de demain. Pour le groupe Compass, la différence entre un sandwich artisanal et industriel ne se situe pas dans les produits en eux-mêmes, mais simplement dans le fait que le sandwich dit artisanal se fera sous vos yeux :
« Pour illustrer le sandwich fait sur place – il s’agit en fait d’un sandwich d’assemblage, élaboré avec des bases – Simon Stenning a pris l’exemple d’Upper Crust, l’autre marque de sandwichs de Compass. Tout l’intérêt de ce sandwich dit artisanal réside dans sa fraîcheur. Idéalement, il est consommé au maximum dans les trois heures de temps qui suivent sa fabrication. Pour arriver à tenir ces délais, il faudra ajuster la production et la consommation en permanence [19]… »
Remarquons que l’industrie du luxe – qui reste une industrie avant tout – utilise de plus en plus, elle aussi, les méthodes proprement industrielles : la transformation des pâtisseries de luxe comme Lenotre, Ladurée et Pierre Hermé en usine à production intense doit satisfaire une demande internationale avec, dans le cas de Ladurée, l’utilisation de conservateurs permettant de garder les macarons pendant un an ! Ajoutons à cela l’utilisation de plus en plus assumée par des grandes tables gastronomiques de coulis ainsi que de purée de fruits et de légumes surgelées d’industriels, comme celle de la marque Vergers Boiron, sans oublier leur engouement pour le café Nespresso (Nestlé) [20].
- Jamie Olivier est il un véritable pourfendeur de la malbouffe ?
Pour conclure tout en restant dans le sandwich, intéressons-nous à la dernière campagne de Jamie Oliver, dans laquelle il se vante d’avoir gagné la bataille contre le géant américain McDonald’s en l’ayant convaincu d’enlever l’hydroxyde d’ammonium de ses hamburgers. Pourtant, ce que Jamie oublie de nous révéler, c’est qu’en tant que consultant pour la marque Findus (comme son sosie Cyril Lignac), il n’avait pas entièrement réussi à les convaincre quand à l’importance de la qualité des matières premières [21]...
Quel est le but de ce genre d’articles, si ce n’est de vouloir nous convaincre de continuer à consommer dans ce temple de la malbouffe, puisque maintenant, Jamie himself s’occupe de faire en sorte que la viande de bœuf ne contienne plus de produits dangereux ? Après le greenwashing [22], il se pourrait que nous soyons maintenant dans l’ère du « chefwashing » et que ces derniers aient trouvé une nouvelle manière bien plus subtile et plus performante de promouvoir la malbouffe pour (presque) tous, en devenant tout simplement la bonne conscience de ces multinationales.
Pour vérifier cela, il suffit simplement d’écouter le nouveau lieu commun de nos gastronomes, qu’ils répètent tous en chœur aussitôt qu’un micro leur est tendu : « Il y a de très bons plats surgelés, faits par des industriels alors que des artisans en font de moins bien »... faisant évidemment abstraction du fait que la comparaison de la qualité entre des plats artisanaux et industriels ne peut se baser uniquement sur leur goût !