Éric Zemmour – Emmanuel Todd : l’affrontement inédit entre deux inclassables.
C’est le titre de l’article du Figaro en date du 12 septembre 2017. On a tout de suite tiqué sur les « deux inclassables ». Au contraire, et c’est le travail de la pensée que de catégoriser, non pas les gens, mais leur production intellectuelle. Une production qui s’inscrit toujours dans un ou plusieurs courants, créant parfois des courants originaux, et c’est en cela que les intellectuels sont intéressants. Sinon, autant relire les grands anciens.
L’introduction du quotidien contredit un peu le titre puisque les grands axes idéologiques des deux écrivains sont clairement exhibés : identitaire anti-UE pour Zemmour, social anti-UE pour Todd, soit les deux formes de nationalisme aujourd’hui qui coexistent au FN et qui déchirent ce parti. Mais les deux penseurs se rejoignent sur l’anti-économisme. Le dernier livre de Todd aborde l’histoire du monde et des sociétés dans le temps long, ainsi que les limites de la globalisation (du modèle dominant américain ou occidental).
« Je sais bien qu’avec Éric Zemmour, nous avons un fond de réflexion commun. Comme moi il sait le caractère secondaire de l’organisation économique. Nous nous opposons ensemble aux énarques crétins qui ne pensent qu’à l’unification de l’Europe et croient que la France n’existe pas. Là où nous sommes en choc frontal, c’est qu’on tire des conséquences radicalement différentes de ce constat. Contrairement à Zemmour, je ne suis pas dans une vision dramatiquement conflictuelle des rapports entre les peuples. L’analyse de la diversité du monde ne conduit pas nécessairement à la violence. Je crois au contraire que ce sont ceux qui prétendent que le monde est uniforme qui préparent des conflits. »
La réponse de Zemmour :
« Je pense effectivement que l’histoire du monde est l’histoire des conflits et que ça ne cessera jamais. Quand on lui demandait quel était l’avenir, Julien Freund répondait : “C’est le massacre”. C’est ce que je pense. Le problème de Todd, c’est qu’il est docteur Jekyll et Mister Hyde. Le démographe et savant démontre brillamment la diversité du monde. L’intellectuel et le militant droit-de-l’hommiste de gauche soutient l’universalisme. Entre les deux il y a un conflit. »
Mais Todd n’est pas contre le conflit, le conflit fertile, puisqu’il considère que le conflit entre élite et peuple, ou entre élitisme et populisme, existe et a pris trois formes dans les trois grandes démocraties occidentales : les USA avec un Trump porté au pouvoir par les prolos (on simplifie), au nez et à la barbe de l’establishment (industrie du futur de la côte ouest, presse et bourse de la côte est), ce qui crée une situation schizophrénique, qu’on pourrait encore compliquer avec le conflit entre Trump et le pouvoir profond. En France, c’est le porte-parole des Marchés qui a été élu, à l’inverse des États-Unis, et au Royaume-Uni, la classe populaire a réussi à imposer le Brexit à la classe dominante, ce que Todd appelle une « négociation entre élitisme et populisme ». Cette fameuse troisième voie qui fait rêver les intellectuels partisans de solutions pacifiques. On est loin du massacre de Zemmour, dont le romantisme bonapartiste le mène souvent à parler de sang (« En France tout finit dans le sang », aime-t-il à dire).
Les deux penseurs sont d’accord sur l’élection contracyclique de Macron dans une France travaillée par la montée des populismes de droite et de gauche. Ce que Zemmour résume par : « Pour moi Macron, c’est Louis-Philippe en 1830, l’alliance des bourgeoisies contre le peuple. » Et le XIXe siècle est bien celui des révolutions. Le peuple français, méprisé par ses élites, se laissera-t-il faire et mener par le bout du nez dans l’entreprise de dislocation totale du pays ? Pourtant, et Zemmour et Todd pensent que les nations ne sont pas finies, que la nation est bien plus solide que les forces mondialistes uniformisantes au travail. Et dans la France elle-même, cette dualité se retrouve, sociologiquement, politiquement et géographiquement, une dualité qui peut participer à l’équilibre comme au déséquilibre du pays (quand c’est pointu sociologiquement, démographiquement et historiquement, c’est Todd) :
« Du point de vue anthropologique, il y a une spécificité française, qui met le pays en situation de grand danger : la dualité des systèmes familiaux anciens avec un cœur du bassin parisien individualiste égalitaire, des pôles souches au sud-ouest ou en région Rhône-Alpes avec des régions d’héritiers uniques semblables à l’Allemagne et au Japon, qui sont des vecteurs d’ordre. Ces structures inégalitaires ont préservé la France du Nord du destin de l’Andalousie ou de l’Italie du Sud. La France semble un pays organisé contre lui-même avec deux tiers d’anarchisme central et un tiers d’ordre périphérique. Ce qui peut produire il est vrai, soit un équilibre magique, soit la guerre civile. Or aujourd’hui, à cause de l’euro, d’échelle multinationale, la complémentarité nécessaire ne s’établit plus dans l’hexagone. Les régions souches, type Rhône-Alpes, cherchent leur affinité avec le vrai centre de l’Europe qu’est l’Allemagne, le grand pays souche avec le Japon. Ce ne sont pas les élites qui trahissent, ce sont les régions de famille-souche ! Il n’y a plus de centre, et on peut très bien imaginer une dislocation par plaques de la France. »
Ce que confirme Zemmour, toujours campé sur les vieilles structurations historico-guerrières qui ne passent pas, et il en profite pour y rajouter son dada, l’islamisme :
« La trahison des régions est aussi une tradition française ! Pour moi, l’histoire de France est d’abord l’histoire des guerres civiles : il y a toujours un combat entre les bleus et les rouges, les protestants et les catholiques, les Bourguignons et les Armagnacs. Todd nous dit que deux systèmes s’affrontent depuis le bas Moyen Âge. Moi je pense qu’il y a un troisième système familial qui vient s’installer en France massivement, qui est celui de l’islam, endogamique et patriarcal. Qui vient s’entrechoquer avec les deux autres auxquels il est opposé. Ce qui nous conduira à des affrontements de type guerre civile comme par le passé. Todd est un démographe qui ne croit pas au nombre, moi je pense comme Engels qu’à partir d’un certain nombre la quantité devient une qualité, et que nous avons sur le territoire français un islam qui est en train de changer le rapport à l’espace et au temps. Bizarrement, Todd est beaucoup plus lucide sur l’Allemagne que sur la France. Il qualifie de folie la décision de Merkel d’accueillir un million de migrants, j’aimerais qu’il dise la même chose sur la France ! »
Réplique de Todd : le taux de mariages mixtes en France, jusqu’à l’avènement de l’euro, était de 25 % entre Français et immigrés du Maghreb. Un taux qui stagne depuis, et qui illustre le repli identitaire auquel nous assistons, et qui est pour Zemmour le plus sûr chemin vers la guerre civile. Sauf que ce repli n’est pas uniquement le fait des groupes d’origine maghrébine mais touche tous les groupes de la société, bourgeois compris ! Cela veut dire que sous l’impact de la crise, ou de la mondialisation – son autre nom – le Français, qu’il soit blanc ou bronzé, fait le gros dos. Il est probable que si l’activité repart, que si le chômage se résorbe, l’assimilation reparte de plus belle. Le repli observé étant à la fois identitaire et géographique. On vient d’apprendre, par exemple, que le 93 fait plus de bébés que Paris. Les identitaires y voient la preuve que le grand remplacement est en cours, menant la nation au suicide. Todd ne pense pas, comme Zemmour, en termes de « suicide », de « guerre civile » et de « massacres » (on n’est pas en Palestine, Éric)>. Todd remet Zemmour à sa place sur l’économisme et l’islamisme :
« Je dis aussi que l’économie a sa valeur. 20 ans de blocage économique et de taux de croissance zéro ont eu un impact sur les phénomènes d’assimilation. Une société bloquée ne peut pas assimiler. Il faut être réaliste et tenir compte de l’anthropologie et de l’économie. Même en Allemagne où l’économie tourne bien. La politique frénétique d’immigration de Merkel, si l’on tient compte de la disparité des systèmes familiaux (je ne parle pas ici de religion) est suicidaire. C’est une question de quantité et de rythme. »
À travers leurs réponses, on se dit que Zemmour est un drôle de nationaliste, qui rêve presque de son cauchemar, la fin de la nation française, tandis que Todd est une espèce d’antinationaliste plus compatible avec la nation et une nation apaisée :
« Je ne suis pas parti en guerre en 1992 contre des cinglés qui pensent que la nation n’existe plus pour me retrouver avec d’autres cinglés qui pensent que la nation est tout. »
Mais rien n’empêchera Zemmour de penser masses et menaces :
« Je ne suis pas un absolutiste de la nation. Je pense que l’enjeu majeur c’est l’explosion démographique du sud et l’invasion de l’Europe par le sud. Je pense que nous vivons un moment comparable à ce qui s’est passé au XIXe siècle avec une révolution démographique en Europe qui a conduit à la colonisation. Quand les armées françaises arrivent en Algérie en 1830, la population algérienne représente deux millions de personnes, pour 28 millions de Français. Le rapport démographique s’est inversé. C’est là, l’enjeu du siècle. »
Les deux hommes sont bien sur une ligne de fracture nationale/sociale. Nationale pour Zemmour, sociale pour Todd :
« Je ressens exactement le contraire. Je crois que le problème majeur de la France c’est qu’elle a été mise en état de paralysie sociale par la construction européenne. La seule chose qui éventuellement pourrait la remettre d’aplomb, c’est la sortie de la monnaie unique. Mais pour cela, la précondition fondamentale c’est la solidarité des Français sur le territoire. Il faudrait une grande fête de la Fédération rassemblant toutes les provinces, les musulmans n’étant qu’une nouvelle province ! »
Le mot de la fin sera pour Zemmour, qui tient à son terrorisme, pardon, à sa « terreur » :
« La République c’est l’assimilation, pas le communautarisme. Historiquement la fête de la Fédération c’est en 1790 : trois ans après c’était la Terreur. Ça finit toujours comme ça en France. »
Décidément, la fin de la France est une idée fixe.
Rappelons qu’en mai 2015, Zemmour avait écrit un article dans Le Figaro intitulé Emmanuel Todd, le terminus du prétentieux. C’était en réaction à la sortie du livre de Todd sur l’après 11 janvier Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse qui avait fait beaucoup de bruit, notamment avec les « catholiques zombies ». Dans sa diatribe, Zemmour fustigeait l’historien spécialisé dans les systèmes familiaux, et s’étranglait sur ce passage toddien :
« Le droit au blasphème sur sa religion ne doit pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d’autrui. Blasphémer de manière répétitive, systématique, sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé, devrait être, quoi qu’en disent les tribunaux, qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale. »