Game of Thrones est de retour cet été ! Phénomène de société omniprésent, les séries télévisées rencontrent un immense succès auprès des nouvelles générations. Pour le spécialiste des séries Vincent Colonna, il faut les considérer comme l’une des principales puissances culturelles et artistiques de notre époque.
Vincent Colonna est philosophe, romancier, sémiologue, spécialiste de la production et de la réalisation de séries télévisées. Il est l’auteur de deux ouvrages sur le sujet (Deuxième tome : L’art des séries télé : Tome 2, l’adieu à la morale, éd Payot, 2015).
FIGAROVOX : Les séries télé semblent devenues l’art du XXIe siècle (de la même manière qu’on pouvait dire que le cinéma était l’art du XXe). En quoi est-ce un « art » ? Quels sont les ressorts de son succès ?
Vincent COLONNA : Effectivement, dans la décennie 1990, une véritable révolution esthétique a eu lieu dans le médium télévisuel : des séries télé d’une très grande qualité scénaristique et visuelle apparaissent (Soprano, Oz, Sex and the City, Twin Peaks, etc.), des séries qui n’ont plus rien à voir avec le spectacle familial qu’était la fiction télé auparavant. On peut parler d’un nouvel âge de la série ou d’une mutation car toutes ces séries disposaient d’un médium et de techniques spécifiques, avec des auteurs ambitieux, soucieux de créer des histoires filmées qui atteignent la beauté et à la profondeur des plus grands films. Ces œuvres ont rencontré leur public : abonnés de chaînes câblées ou thématiques, générations de téléspectateurs ayant grandi avec la télévision et l’ordinateur, connaissant toutes les ficelles des histoires traditionnelles, avides de récits plus compliqués et plus denses.
La grande originalité de cette nouvelle forme artistique était de proposer des histoires à suivre, avec le retour des personnages. La fiction y a gagné une nouvelle temporalité, plus subtile. Remarquez qu’il s’est passé un phénomène similaire dans le cinéma : apparu en 1895, il a fallu attendre les années 1930 pour que le film de qualité devienne une banalité. Avant cette date, les bons films étaient des exceptions ; la grande majorité était des produits fabriqués à la chaîne et qui n’avaient pas d’autre idéal que d’être un divertissement.
Les séries sont fondées sur l’addiction. En cela ne sont-elles pas une forme d’art tout à fait adaptée à nos sociétés de consommation capitalistes ?
Bien sûr, l’histoire cyclique, l’histoire à suivre, fidélise le public, ce qui est un avantage incomparable pour les opérateurs télévisuels, condamnés à la course au profit.
Mais le capitalisme n’a pas inventé l’histoire cyclique, ce mode narratif était déjà celui d’Homère et des poètes épiques dans l’Antiquité gréco-romaine, celui des Mille et une Nuits dans le monde asiatique et musulman (dans les cafés du Caire, au XIXe siècle, on entendait encore des conteurs racontant des épisodes à suivre du héros légendaire Baybars ou de Sindbad le marin), celui des troubadours aussi. Il y a là une réalité anthropologique bien plus fondamentale, bien plus ancienne, que le capitalisme et la civilisation des loisirs. L’énorme avantage de la série télé, des fictions qui jouent sur le retour et l’évolution des personnages, c’est de multiplier les liens sous-jacents dans la fiction, d’introduire des rapports nouveaux entre les êtres et les situations, pour souligner la contingence des choses. Le film engendre un destin inamovible, la série de la contingence. Proust a bien analysé ce point à propos de Balzac et de sa Comédie humaine. Il faudrait un volume pour l’expliquer clairement, je renvoie les amateurs aux pages concernées dans Contre Sainte-Beuve.
Qu’est-ce qui distingue la série contemporaine (GOT, House of Cards, Breaking Bad, Dexter, etc.) de la série des débuts de la télé (La Petite maison dans la prairie, Ma sorcière bien aimée, etc.) ?
Dans la série contemporaine, il faut distinguer la série populaire (comme Camping sur TF1) et la série d’auteur (comme Le Bureau des légendes de Canal +). La série populaire ou grand public ne diffère pas fondamentalement de celle des débuts, elle est familiale, se finit bien et manifeste une grande moralité ; c’est grosso modo le type de série diffusé par les grandes chaînes comme TF1, F2, F3 ou M6 (avec des exceptions, comme Un village français). La série d’auteur, quant à elle, est diffusée sur les petites chaînes (Arte, Canal+, etc.) et manifeste des traits qui sont caractéristiques des œuvres d’art, des plus beaux tableaux ou des meilleurs films : la densité sémantique et la densité syntaxique, la saturation de ses éléments, l’exemplification métaphorique, la référence multiple et complexe. Je sais, c’est un peu technique, mais il faut retenir que les œuvres d’art ont un fonctionnement sémiotique particulier, qui n’est pas celui des purs divertissements.
Les signes artistiques agissent autrement, ils sont plus riches et plus compliqués, provoquent en nous plus d’échos affectifs et intellectuels que les signes simplement divertissants ou informatifs. C’est pour cette raison que les grandes séries d’auteur sont inépuisables, comme le Quichotte de Cervantès, un tableau de Cézanne ou un chant grégorien. Excusez cette immodestie, mais le public doit le savoir : il assiste à la naissance d’une nouvelle forme artistique, ce n’est pas donné à toutes les époques. La formule que vous employez, qui fait de la série télé « l’art du XXIe siècle », n’est pas une exagération de journaliste, elle doit être prise à la lettre. L’immoralité tendancielle de la série actuelle est liée, pour une part, à cette amélioration artistique. Plus les séries augmentent leur puissance esthétique, plus elles se détachent de la moralité, flirtent avec l’immoralité, c’est un phénomène constant à partir du milieu du XIXe siècle. Mais ce point n’est pas fondamental car il est facile de répliquer que pendant des siècles et des siècles, l’art a été majoritairement moral, orienté vers le bien.