Que ceux qui n’aiment pas les échecs ou ne jouent pas au jeu des rois se rassurent : cet article s’adresse à tout le monde. Et évidemment aux amoureux des 64 cases, mais le propos est plus général. De quoi s’agit-il ? A lieu actuellement à Londres la finale du championnat du monde qui oppose le Norvégien Magnus Carlsen, tenant du titre, à l’Américano-Italien (un Italien à l’origine qui joue pour les USA) Fabiano Caruana. Pour l’instant, sur 12 parties, 10 ont été jouées et personne n’a encore remporté le moindre échiquier : 10 parties, 10 nulles ! Bonjour le spectacle...
Mais le score n’est pas l’objet de notre étude. Une finale ou un match d’échecs de haut niveau n’oppose pas seulement deux hommes (ou deux femmes), il met aux prises deux équipes qu’on appelle les secondants. Ce sont d’actuels ou d’anciens champions d’échecs, c’est-à-dire des GMI, grands maîtres internationaux, dont le niveau approche les 2700 ELO. Les super champions tutoyant les 2800-2900.
Quand deux joueurs se retrouvent face à face, le combat ne se réduit pas à deux cerveaux et deux mains qui réfléchissent et poussent les pièces, mais à une batterie de cerveaux qui ont fait des préparations. Qu’est-ce qu’une préparation ? Une ligne de coups qui part de situations connues – qu’on appelle ouvertures – mais qui bifurquent vers une situation nouvelle afin de piéger l’adversaire. La suite est évidemment étudiée en profondeur afin de trouver la ligne gagnante, et d’enfoncer l’adversaire qui sera alors piégé par la surprise, par la « nouvelle ligne ». Ou la nouveauté théorique.
Une fois que la préparation a l’air sûre, elle est appliquée par le joueur qui l’utilise dans un match au moment opportun : pas forcément lors de la première partie, mais par exemple en cas de danger, s’il est mené au score, ou vers la fin des 12 parties, au moment où ça va faire mal à l’ennemi. Sauf que les préparations génèrent des contre-préparations, ou des contre-mesures, parce que les secondants ont forcément tous la même culture échiquéenne.
Il y a des lignes à la mode, et des préparations à la mode, donc des contre-préparations à la mode. Le niveau monte comme ça et les champions deviennent alors les « porte-pensées » d’équipes de plus en plus fortes. Certes, le champion doit être bon et surtout, il doit pouvoir improviser devant une situation nouvelle, car toutes les situations à partir de ce qu’on appelle le « milieu de partie » sont quasiment nouvelles.
Pour un ordre d’idées, le nombre de parties différentes avoisine 10 puissance 120, le nombre de Shannon. Pour éviter de refaire ce calcul astronomique, citons Wikipédia directement :
« Il a été initialement calculé par le mathématicien américain Claude Shannon (1916-2001), le père de la théorie de l’information, dans l’article de 1950 intitulé Programming a Computer for Playing Chess. D’après lui, 40 coups sont joués en moyenne dans une partie, et, à chaque demi-coup, un joueur a le choix entre, toujours en moyenne, 30 mouvements possibles (ce nombre se situant en fait entre 1, pour les coups forcés, et 218, dans la position qui laisse le plus de liberté de mouvement). Il y aurait donc (30×30) puissance 40 soit environ 10 puissance 120 (un 1 suivi de 120 zéros) parties d’échecs possibles.
Les estimations récentes donnent 10 puissance 123 parties possibles, sachant que le nombre de positions légales possibles est estimé entre 10 puissance 43 et 10 puissance 50. Il convient enfin de préciser que ces nombres correspondent à des parties “raisonnables” : il est possible en fait, compte tenu de la règle des cinquante coups, de jouer des parties légales (mais complètement absurdes) de près de 6 000 coups, cela implique un nombre de parties bien supérieur à 10 puissance 6000. »
On comprend que la théorie de l’information est à la base des ordinateurs et donc des programmes de jeu d’échecs. On ne va pas revenir sur le match Deep Blue contre Kasparov, qui a vu pour la première fois un ordinateur vaincre le meilleur joueur humain du monde. C’était il y a 20 ans :
Ce jour-là, l’Homme a perdu contre l’Ordinateur, ou plutôt l’intelligence naturelle a perdu contre l’intelligence artificielle. La plupart des gens sur Terre s’en foutait mais à partir de là, l’intelligence artificielle a fait des bonds de géant. Depuis, alors que les humains culminent à 2850 ELO, certains programmes dépassent les 3000.
« À quoi ça sert », demande un cancre au fond de la classe ?
Pratiquement à rien, théoriquement à tout. Les joueurs préparent leurs tournois importants grâce à l’ordinateur, mais quand ils font face à leur adversaire – humain, précisons-le –, ils sont tout seuls. Et font des conneries, comme tout un chacun. Des conneries évidemment de très haut niveau, puisque le niveau théorique a fait un bond de 2800 à plus de 3000. Un niveau probablement inaccessible pour les humains. Un jour, peut-être...
Ce qui est intéressant, et parfois marrant, c’est que de superbes préparations en laboratoire peuvent donner des résultats lamentables en match : par exemple, dans le cas Caruana/Carlsen, en un coup inattendu (b5), le Norvégien a ruiné la prépa de l’Américain. Sans l’ordi, Fabiano s’est retrouvé un peu à poil, et son avantage positionnel qui était évident avant sa réponse a fondu comme neige au soleil.
L’intelligence humaine (IH) qui essaye de se hisser au niveau de l’IA ça provoque mécaniquement des erreurs. Ce n’est pas que l’homme doit rester à son niveau, ou ne pas se prendre pour Dieu, mais on ne peut pas upgrader notre cerveau aussi facilement.
On peut faire un rapprochement entre les présidents ou champions de la politique et les champions d’échecs : une armée de secondants – ministres, secrétaires et autres dircabs – ne peut pas faire de miracles car le talent brut de leur élu est naturellement limité. La machine peut aider l’homme jusqu’à un certain point ; ensuite, ça se complique.
Regardez Macron : un génie de la politique qui rafle la France au nez et à la barbe des vieux professionnels, réputés imbattables. Un an plus tard, il danse avec une bande de travelos à moitié à poil à l’Élysée et depuis, tout se casse la gueule, et les Gilets jaunes sont aux portes du palais (de l’Élysée).
Une super prépa ruinée par le naturel qui avait été chassé et qui est revenu au galop... Le braquage du siècle qui finit mal à cause d’un détail débile, un slibard oublié par terre, avec l’ADN des truands dessus.
Finalement, avant, l’homme tirait l’intelligence de la machine vers le haut ; aujourd’hui, c’est l’inverse : la machine tire l’intelligence de l’homme vers le haut, mais ça génère des sorties de routes. Comme celles de Caruana ou de Macron.
Passons maintenant à l’étude de la 10e partie par l’irremplaçable Kevin Bordi, flanqué du très original GMI Vlad Tkachiev, roi du blitz et 4e joueur français. Les non-joueurs peuvent aller regarder Ardisson ou courser Macron dans ses appartements. Précision : le blitz n’est pas la guerre éclair de la Wehrmacht en 40-41 mais le système de jeu où chaque joueur dispose de 5 minutes. En gros, plus on joue vite, et bien, plus on met l’adversaire en difficulté, qui va prendre du temps pour jouer, et il peut alors perdre au temps si sa pendule tombe.
Dans la partie Carlsen/Caruana, le coup b5 de Carlsen a donné un mal de tête à Caruana qui a perdu du temps pour sa réponse, sachant que chaque joueur dispose de 100 minutes pour les 40 premiers coups (après le comptage est un peu compliqué). Et cela a complètement perturbé sa prépa, comme on l’a vu.
Kev & Fab, les deux meilleurs vulgarisateurs des échecs aujourd’hui en France et dans le monde, et probablement dans l’univers – sauf s’il y a une intelligence supérieure ailleurs, et encore, elle n’aura peut-être pas autant d’humour –, ont fait l’objet d’un gros sujet « foot et échecs » dans un numéro récent de Society. Peut-être que notre article dithyrambique (voir dans les renvois) a joué dans ce choix éditorial... Mais on ne le saura jamais, nous on est les bad guys !