Le journaliste de CNN, Fareed Zakaria : Président Poutine, permettez-moi de vous poser une question très simple. Depuis 2014, vous subissez les sanctions de l’Union européenne et des États-Unis contre la Russie. L’OTAN a annoncé cette semaine qu’elle allait installer des forces armées dans les États qui bordent la Russie. La Russie procède à son propre renforcement militaire. Nous installons-nous dans guerre froide de faible intensité entre l’Occident et la Russie ?
Vladimir Poutine : Je ne veux pas croire que nous nous dirigions vers une autre guerre froide, et je suis sûr que personne ne le veut. De notre côté, certainement pas. Il n’y en a pas besoin. La logique maîtresse du développement des relations internationales veut que, aussi dramatiques qu’elles puissent paraître, ce ne soit pas une logique de confrontation mondiale. Mais quelle est la racine du problème ?
Je vais vous le dire. Mais nous allons d’abord devoir remonter le temps. Après l’effondrement de l’Union soviétique, nous espérions la prospérité générale et la confiance internationale. Malheureusement, la Russie a dû faire face à de nombreux défis qui sont, en termes modernes, la politique économique, sociale et intérieure. Nous sommes contre le séparatisme, le radicalisme, l’agression par le terrorisme international, parce que, sans aucun doute, nous nous battions contre des militants d’al-Qaïda dans le Caucase, c’est un fait évident, et il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. Mais au lieu d’avoir l’appui de nos partenaires dans notre lutte contre ces problèmes, nous sommes malheureusement tombés sur quelque chose de totalement différent : le soutien aux séparatistes. On nous a dit : « Nous n’avons pas de relations avec vos séparatistes au plus haut niveau politique, seulement au niveau technologique ».
Très bien, nous apprécions cela. Mais nous avons vu aussi un soutien au niveau du renseignement, un soutien financier et un soutien administratif.
Plus tard, après avoir réglé ces problèmes, nous avons traversé de graves difficultés, nous avons affronté autre chose. L’Union soviétique a disparu ; le Pacte de Varsovie a cessé d’exister. Pourtant, pour une raison quelconque, l’OTAN a continué à étendre son infrastructure vers les frontières de la Russie. Cela a commencé bien avant hier. Le Monténégro est devenu membre [de l’OTAN]. Mais qui menaçait le Monténégro ? Vous voyez, notre point de vue est totalement ignoré.
Un autre problème, tout aussi important, peut-être même le problème le plus important, est le retrait unilatéral [de la part des États-Unis] du traité ABM. Le traité ABM a été établi entre l’Union soviétique et les États-Unis pour une bonne raison. Deux régions ont été autorisées à rester en place – Moscou et le site des silos ICBM américains.
Ce traité a été conçu pour établir un équilibre stratégique dans le monde. Cependant, ils ont quitté unilatéralement le traité, en disant d’une manière amicale : « Ce n’est pas dirigé contre vous. Vous souhaitez développer des armes offensives, et nous nous assurons qu’elles ne nous visent pas ».
Vous savez pourquoi ils ont dit cela ? C’est simple : personne ne s’attendait à ce que la Russie du début des années 2000, quand elle était occupée avec ses problèmes intérieurs, déchirée par des conflits internes, des problèmes politiques et économiques, torturée par des terroristes, puisse restaurer son secteur de la défense. De toute évidence, personne ne soupçonnait que nous étions en mesure de maintenir nos arsenaux, et encore moins de produire de nouvelles armes stratégiques. Ils pensaient qu’ils allaient renforcer leurs forces de défense antimissile de manière unilatérale, tandis que nos arsenaux diminueraient.
Tout cela a été fait sous le prétexte de la lutte contre la menace nucléaire iranienne. Qu’est devenue la menace nucléaire iranienne maintenant ? Il n’y en a pas, mais le projet se poursuit quand même. C’est ainsi que cela se déroule, étape par étape, l’une après l’autre, et ainsi de suite.
Ensuite, ils ont commencé à soutenir toutes sortes de révolutions de couleur, y compris le soi-disant Printemps arabe. Ils l’ont ardemment appuyé. Combien de choses positives avons nous entendues sur ce qui se passait là bas ? Où cela nous a-t-il-menés ? Au chaos.
Je ne cherche pas à jeter le blâme maintenant. Je veux simplement dire que si cette politique d’actions unilatérales continue et si des mesures sur la scène internationale, qui sont très sensibles à la communauté internationale, ne sont pas coordonnées, alors de telles conséquences sont inévitables. Au contraire, si nous nous écoutons les uns les autres et cherchons l’équilibre des intérêts de chacun, cela ne se produira pas. Oui, c’est un processus difficile, le processus de parvenir à un accord, mais c’est la seule voie vers des solutions acceptables.
Je crois que si nous veillons à une telle coopération, il n’y aura pas de raisons de parler de guerre froide. En plus, depuis le Printemps arabe, ils se sont encore approchés de nos frontières. Pourquoi ont-ils soutenu le coup d’État en Ukraine ? J’en ai souvent parlé. La situation politique interne de ce pays est compliquée et l’opposition, qui est au pouvoir maintenant, y aurait très probablement accédé démocratiquement, par des élections. Tout simplement. Nous aurions travaillé avec eux, comme nous avons travaillé avec le gouvernement qui était au pouvoir avant le président Ianoukovitch.
Mais non, il a fallu qu’ils fassent un coup d’État, avec les pertes que cela entraîne, l’effusion de sang, une guerre civile, et l’effroi de la population russophone du sud-est et de la Crimée. Tout cela, pour quoi faire ? Et après, nous avons dû tout simplement prendre des mesures pour protéger certains groupes sociaux. Mais ils ont commencé à aggraver la situation, la tension a monté. À mon avis, c’est fait, entre autres, pour justifier l’existence du bloc de l’Atlantique Nord. Ils ont besoin d’un adversaire extérieur, un ennemi extérieur, sinon pourquoi cette organisation serait elle nécessaire ? Il n’y a plus de Pacte de Varsovie, plus d’Union soviétique, alors, contre qui est-elle dirigée ?
Si nous continuons à agir selon cette logique, celle de l’escalade [des tensions], et à redoubler d’efforts pour nous effrayer les uns les autres, alors un jour adviendra une guerre froide. Notre logique est totalement différente. Elle est axée sur la coopération et la recherche de compromis. (Applaudissements.)
Alors laissez-moi vous demander, Monsieur le président, quel est le moyen d’en sortir ? Parce que j’ai lu l’interview que vous avez donnée à Die Welt, le journal allemand, dans laquelle vous avez déclaré que le principal problème est que les Accords de Minsk n’ont pas été mis en œuvre par le gouvernement en Ukraine, par Kiev, les réformes constitutionnelles. De l’autre côté, ils disent que dans l’Est de l’Ukraine, la violence n’a pas baissé, que les séparatistes ne se restreignent pas non plus, et qu’ils pensent que la Russie devrait les aider. Donc, puisqu’aucune des deux parties ne semble vouloir reculer, est-ce que les sanctions devront tout simplement continuer, est-ce que cette guerre froide de faible intensité devra aussi continuer ? Quel est le moyen d’en sortir ?
Et tout cela concerne des gens, peu importe comment vous les appelez. Cela concerne des gens qui essaient de protéger leurs droits et intérêts légaux, qui craignent la répression si ces intérêts ne sont pas respectés au niveau politique.
Si nous examinons les accords de Minsk, il n’y a que quelques clauses, et nous avons tous discuté de ces clauses toute la nuit. Quelle était la pomme de discorde ? Quelle clause est d’une importance primordiale ? Nous avons convenu, en fin de compte, que les solutions politiques qui assurent la sécurité des personnes vivant dans Donbass étaient la priorité.
Quelles sont ces solutions politiques ? Elles sont définies en détail dans les accords. Des amendements constitutionnels devaient être adoptés d’ici la fin de 2015. Mais où sont-ils ? On ne les voit nulle part. La loi sur le statut spécial pour ces territoires, que nous appelons républiques non reconnues, aurait dû être mise en pratique. La loi a été adoptée par le parlement du pays, mais n’est pas encore entrée en vigueur. Il aurait fallu une loi d’amnistie. Elle a été adopté par le parlement ukrainien, mais n’a jamais été signée par le président, elle n’est donc pas appliquée.
De quel genre d’élections parlons-nous ? Quel genre de processus électoral peut être organisé lors d’une opération anti-terroriste ? Quel pays fait cela ? Nous n’en parlerons pas ici, mais quel pays organise une campagne électorale alors qu’une opération anti-terroriste se déroule sur son territoire ?
Elles [les élections] doivent être annulées et notre travail doit se concentrer sur la restauration économique et humanitaire. Rien n’est fait, rien du tout. La violence sur les lignes de front n’est qu’une excuse pour que ces problèmes continuent. Ce qui se passe en réalité, est que les deux parties s’accusent mutuellement d’ouvrir le feu. Pourquoi pensez-vous que ce soient les séparatistes qui tirent en premier ? Si vous leur demandez, ils disent : « Ce sont les forces du gouvernement ukrainien, l’armée ukrainienne qui a commencé ».
Un côté ouvre le feu, l’autre côté répond – c’est ce que signifie un échange de tirs. Pensez-vous que cela doit être une raison suffisante pour retarder les réformes politiques ? Au contraire, les réformes politiques qui constitueront le fondement d’un règlement final sur la sécurité sont la priorité urgente.
Certaines choses doivent être faites en parallèle. Je suis d’accord avec M. Porochenko sur le fait que la mission de l’OSCE doit être renforcée au point d’autoriser des observateurs de l’OSCE à porter des armes. D’autres choses peuvent être faites pour améliorer la sécurité. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à ne pas implémenter des décisions politiques clé, en invoquant le manque de sécurité dans la région. Voilà. (Applaudissements.)
Il y a tellement de domaines à couvrir avec vous, Monsieur le président, alors laissez-moi aller au Moyen-Orient, où la Russie a procédé à une intervention musclée pour soutenir le régime Assad. Le président Assad dit maintenant que son but est de reprendre chaque mètre carré de son territoire. Croyez-vous que la solution en Syrie, est que le régime Assad reprenne et gouverne chaque mètre carré en Syrie ?
Je pense que le problème de la Syrie, bien sûr, concerne surtout la lutte anti-terroriste, mais il n’y a pas que cela.