Depuis les récents scandales alimentaires, allant des lasagnes contenant du minerai de cheval déguisé en bœuf, aux tartes d’excréments d’Ikea, il serait intéressant de montrer les liens très étroits entre l’industrie agroalimentaire et la gastronomie, pour comprendre – comme l’a bien fait remarquer François Simon sur son blog – pourquoi on n’a pas entendu un seul grand chef s’exprimer sur ces sujets, mais aussi pourquoi leur discours culinaire n’est de toute façon pas en opposition avec celui de l’agroalimentaire, mais plutôt complémentaire.
L’industrie agroalimentaire comme vecteur de la gastronomie mondiale
1. Les guides culinaires
Les mêmes qui reprochaient hier, avec raison, au Michelin son élitisme, son manque d’ouverture sur les autres types de cuisines, son absence d’explications quand à ses choix de notations mais aussi le fait que ce dernier soit également le produit d’un fabriquant de pneumatiques dont le but a toujours été de promouvoir sa marque, sont ceux qui aujourd’hui s’émerveillent devant ce nouveau guide :The World’s 50 Best Restaurants, financé par le groupe Nestlé [1], qui se contente de noter seulement les cinquante meilleurs restaurants, en donnant encore moins d’explications que le Michelin – là où ce dernier faisait tout de même l’effort d’en répertorier des dizaines de milliers – et dont les vainqueurs pour le moment n’ont été que des cuisiniers utilisant des additifs issues de la gastronomie moléculaire !
2. Les salons et évènements culinaires
La « semaine du goût » financée par le lobby du sucre [2].
L’opération « Tous au Restaurant », montée par Alain Ducasse et dont deux des fournisseurs officiels ne sont autres que le groupe Unilever (qui ne veut fournir aucune garantie quand à l’utilisation d’OGM dans ses produits), mais aussi le groupe Lactalis (Président professionnel) [3].
Le SIRHA (Salon mondial de la restauration et de l’hôtellerie) collectionne quand à lui à peu près tout ce que le circuit agroalimentaire peut produire de pire.
Il faut noter que se tiennent en marge du SIRHA deux grands événements : le Bocuse d’Or, sponsorisé par Nestlé, et le Sommet mondial de la gastronomie, où cette année ont été conviés pour parler de la restauration mondiale des grands chefs tels qu’Alain Ducasse, Joël Robuchon, Pierre Hermé et d’autres, tout aussi talentueux, mais aussi Carlo Petrini, président du mouvement Slow Food, Christine Lagarde que l’on ne présente plus, Franck Riboud, PDG de Danone, Dirk Van De Put, PDG du groupe Mc Cain, Olaf Koch, président directeur du groupe METRO, Bob O’ Brian du groupe NPD, mais surtout (cerise sur le gâteau) Jean-Pierre Petit, PDG de Mac Donald’s France !
Ne cherchez pas des petits producteurs ou des artisans, cela fait bien longtemps qu’on ne les consulte plus (puisque les grands chefs « parlent » maintenant en leur nom) [4].
Emmanuel Rubin, co-auteur du Livre noir de la gastronomie, dans lequel il s’en prend aux chefs soumis aux diktats des géants de l’agroalimentaire, est aussi le co-fondateur du mouvement Fooding, dont le principal partenaire n’est autre que Nestlé (par l’intermédiaire de 3 marques : Haggen-Dazs, Nespresso et San Pellegrino) [5].
Quand au magazine Omnivore, il organise ses « World Tour » avec l’aide de Danone, Lactalis, Nestlé, le Leaders Club (qui se définit comme un outil de veille et de promotion, une passerelle entre industriels et restauration avec effet de réseau), le CNIEL (lobby des produits laitiers), Unilever, et même une marque de soft drink du nom de Tumult, dont on découvre qu’elle est une marque déposée de The Coca Cola Company [6]…
On peut rajouter aussi Madrid Fusion et Tokyo Taste, sponsorisés par des grands fabricants d’additifs. Cette liste est évidemment non exhaustive puisque on trouve l’industrie agroalimentaire dans quasiment tout ce qui touche aux salons culinaires [7]...
3. Les grands chefs, leurs entreprises et leurs associations
Le groupe Alain Ducasse
Le cuisinier le plus emblématique de la gastronomie française, le chef Alain Ducasse, qui a abandonné sa nationalité il y a quelques
années – celle-ci n’étant pas compatible avec la nationalité monégasque – est aussi depuis peu un adepte des dîners du Siècle. L’un des partenaires de son entreprise n’est autre que le géant Danone (Danone professionnel), sa filiale Châteaux et hôtels Collection est, elle, en partenariat avec le groupe Lactalis (Président professionnel) et son groupe travaille depuis peu en partenariat avec Sogeres (Sodexo) qui est aussi le propriétaire de son restaurant parisien dans la Tour Eiffel [8] .
Marc Veyrat
Ce chef savoyard, qui a toujours dénoncé comme une « folie » les errances de l’agroalimentaire industriel, a récemment créé une fondation pour « lutter contre la criminalité culinaire ». Est-il vraiment le mieux placé pour parler de ce sujet, lui qui collectionne les partenaires de l’agroalimentaire tout autant que les macarons Michelin ? De la Sodexo, en passant par Pomona et récemment dans des publicités pour les jambons Madrange. Ajoutons qu’il a été condamné pour avoir essoré sa lingère. Cette dernière travaillait depuis 40 ans pour lui pour un salaire de 900 euros par mois (en fin de carrière) et presque 70 heures par semaine [9].
Joël Robuchon
Franc-maçon affirmé (GLNF), membre, comme Alain Ducasse, du Club des Cent – une sorte de Club du Siècle de la bonne table, ou l’on rentre par cooptation et ou se côtoient grands chefs, patrons du CAC 40, industriels, banquiers, avocats, médecins et journalistes vedettes – et pionnier en matière de collaboration avec l’industrie agroalimentaire (Fleury-Michon et Ariake) [10].
Cyril Lignac
Le gendre idéal de la cuisine télévisée, le Jamie Oliver français pour dire plus vrai. En effet, la productrice qui l’a lancé, Bibiane Godfroid, avait racheté les droits de l’émission Jamie’s Kitchen. Depuis, tout ce qui découle de ce personnage n’est rien d’autre que du sous-Jamie Oliver : du nom de son restaurant au concept de ses livres (Lagardère) jusqu’à la collaboration avec le groupe Findus [11].
Mais aussi beaucoup d’autres, tout aussi intéressés au partenariat avec l’industrie agroalimentaire comme Paul Bocuse et les groupes Marie et William Saurin (dont on vient aussi de trouver du cheval dans ses conserves), les frères Pourcel chez Délifrance, Thierry Marx et Nestlé Waters, le chef pâtissier Christophe Adam avec Jean-François Piège chez Bongrain (Elle&Vire) comme Pierre Gagnaire avant eux. Outre-Manche, l’emblématique Marco Pierre White, premier Anglais à avoir reçu les 3 étoiles Michelin, est le représentant de Knorr (Groupe Unilever), et ainsi de suite…
Soumission idéologique et économique des grands chefs
Il apparait évident au vu de ces informations que l’industrie agroalimentaire a la main entièrement mise sur la gastronomie. La main qui donne étant au-dessus de celle qui reçoit, il n’est pas difficile de comprendre que celle-ci se sert à la fois du discours gastronomique et du capital culinaire des grands chefs pour faire avancer son marché.
L’industrie agroalimentaire soumet donc idéologiquement et économiquement les grands chefs par l’intermédiaire des guides et des médias :
Une soumission à l’idéologie bourgeoise dans un premier temps en participant à la course aux étoiles (guides, distinctions…), qui leur confère un capital culinaire important.
Mais aussi une soumission économique dans un deuxième temps par les investissements et les endettements nécessaires pour conserver ce capital culinaire acquis, les obligeant donc à accepter bon gré mal gré des financements de l’industrie. En bref, les grands chefs payent par là où ils ont péché, c’est-à-dire leur ego ! On peut d’ailleurs constater que la starification à outrance du métier ces dernières années n’a fait qu’aggraver ce phénomène.
Le discours culinaire des grands chefs est donc double
Un premier discours totalement antilibéral, basé sur la rareté et la qualité du produit, la promotion d’une élite artisanale et paysanne, où le profit pour le profit ne fonctionne pas, car avant tout destructeur des traditions culinaires et malsain, mais servant aussi de faire-valoir au deuxième, quand à lui, totalement libéral, leur permettant de travailler à la promotion et au développement de produits pour l’industrie agroalimentaire afin que celle-ci continue d’étendre son marché (y compris dans des secteurs que les grands chefs prétendent défendre), où l’idéologie du progrès est constamment mise en avant et qui permet à un chef comme Alain Ducasse de déclarer :
« Dans la grande distribution la volonté d’améliorer la nourriture quotidienne des Français est claire, même évidente. »
Ou encore à propos des OGM :
« La question c’est de savoir si ces produits vont altérer notre santé de manière significative. Ensuite, je ferais le choix d’en consommer ou pas. Le plus important est d’être informé. Mais si les OGM permettent de nourrir tous les êtres sur cette planète je ne suis pas contre [12]. »
Comme nous l’explique Peter Naccarato et Kathleen Lebesco, à propos de la cuisine dans les médias, dans leur livre Culinary Capital :
« Bien que la cuisine et les pratiques alimentaires puissent être interprétées comme bouleversant la hiérarchie des classes en fournissant à leurs consommateurs l’accès à un monde normalement hors de portée du point de vue de leur position économique... Parce qu’un tel accès est limité et temporaire, en fin de compte il ne remet pas en cause les idéologies dominantes de classes. Au contraire, il les protège en offrant aux consommateurs l’illusion d’un accès qui est en contradiction avec la réalité de leur situation économique et sociale. »
Pour résumer, le riche se retrouve avec des produits de qualité issus de fermes agricoles, cuisinés par des grands chefs, alors que le pauvre, lui, n’a que les photos de ces mêmes fermes sur les emballages des produits de supermarché qu’il consomme (parfois à crédit).
Il faut bien comprendre que lorsque vous entendez un grand chef dans les médias vous parler de la sauvegarde des petits producteurs, son souci (consciemment ou inconsciemment) n’est pas de sauver la majorité des petits producteurs pour le bien de l’intérêt général, ce pour quoi il se bat ; c’est évidemment la défense d’une simple minorité de petits producteurs pour que lui et ses pairs continuent d’être abreuvés de produits de bonne qualité pour le plus grand plaisir de leurs clientèles, pendant que le reste d’entre nous devons nous contenter des produits bas de gamme de l’agroalimentaire avec laquelle ils collaborent sans scrupules.
Ce que défendent donc les grands chefs dans leur combat pour la sauvegarde des « petits », qu’ils soient producteurs, artisans ou autres, ce n’est pas – contrairement à ce que beaucoup d’entre eux prétendent – une lutte contre les méfaits de la mondialisation, de la macdonaldisation ou autres, mais seulement un accompagnement de ces dernières pour que celles-ci, dans leur élan globalisateur, ne détruisent pas certains particularismes gastronomiques servant avant tout au grand bien de leurs maîtres… ainsi que de leurs poches au passage !
Conclusion
Le discours culinaire des grands chefs est donc tout sauf un discours universaliste puisque celui-ci, bien que donnant souvent l’impression de s’appliquer et de s’adresser à tous, n’est en fait destiné qu’à une minorité bien définie. C’est donc à nous de nous réapproprier le discours culinaire français, plutôt que de laisser celui-ci entre les mains de gens que nous n’avons pas mandatés et qui plus est, qui l’utilisent pour très mal nous défendre. Peut-être devrions-nous rebaptiser le Bocuse d’Or le Nestlé d’Or et demander aux « Meilleurs Ouvriers de France » de mettre les logos de leurs sponsors sur leurs vestes à la place du fameux col Bleu, Blanc, Rouge, puisque cela fait bien longtemps que la France et ses traditions n’ont plus l’air d’être au cœur de leurs préoccupations.
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