Aux yeux de l’artiste contemporain, l’homme n’est plus une âme à la recherche de Dieu ni même une intelligence en quête de Raison. C’est une monade, un fou qui s’ignore dans un monde fou qui l’ignore, et pour ce fou l’art ne peut être que le miroir de son inquiétante étrangeté.
Écoutons le diable de Dostoïevski :
« Le fantastique me tourmente comme toi-même, moi aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est défini, il y a des formules, de la géométrie ; chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées. »
À mesure que le déchiffrage de l’Histoire progresse, la guerre d’Espagne apparaît, par-delà son imagerie romantique, comme le laboratoire orwellien de la modernité. À mesure aussi que l’humanité toute nue entre dans cette modernité, elle ne peut qu’abandonner tout espoir, comme les victimes de l’enfer dantesque. L’humanité se déconnecte ou bien rêve, et puis elle se soumet au capital trans-humain.
L’historien espagnol José Milicua a découvert que, pour torturer et briser psychiquement des détenus politiques, l’avant-garde révolutionnaire avait utilisé l’avant-garde artistique. L’art moderne, éclaireur et compagnon de route des révolutions, se faisant ainsi le complice de leurs dérives totalitaires. C’est un ouvrage introuvable qui est à l’origine de cette révélation paradoxale, les tortionnaires furent les républicains anarchistes et marxistes et leurs rats de laboratoire les prisonniers franquistes.
Chacón consigna la déposition d’un agent français d’origine austro-hongroise, Alphonse Laurencic, devant le Conseil de guerre. Accusé de tortures par la justice espagnole, ce geôlier amateur reconnut en 1938 que, pour pousser à bout ses prisonniers franquistes, il avait, avec deux autres tortionnaires appelés Urduena et Garrigo, inventé des checas, cellules de torture psychique. Il enfermait ses victimes dans des cellules exiguës, aussi hautes que longues (2 m) pour 1,50 m de large. Le sol est goudronné, ce qui, l’été, suscite une chaleur épouvantable (l’idée sera abandonnée parce que, du coup, ces cellules sont moins glaciales en hiver). Les bat-flanc, trop courts, étaient inclinés de 20°, ce qui interdit tout sommeil prolongé.
Le prisonnier, comme l’esthète décadent d’À rebours, de J.K. Huysmans, plagié par Boris Vian, était accablé de stimuli esthétiques : bruits, couleurs, formes, lumières. Les murs sont couverts de damiers, cubes, cercles concentriques, spirales, grillages évoquant les graphismes nerveux et colorés de Kandinsky, les géométries floues de Klee, les prismes complémentaires d’Itten et les mécaniques glacées de Moholy Nagy. Au vasistas des cellules, une vitre dépolie dispense une lumière verdâtre. Parfois, comme Alex, le héros d’Orange mécanique, ils sont immobilisés dans un carcan et contraints de regarder en boucle des images qui évoquent un des plus célèbres scandales de l’histoire du 7e Art : l’œil découpé par une lame de rasoir du Chien andalou, de Buñuel et Dali et dont l’historien du surréalisme, Ado Kyrou, écrit que ce fut le premier film réalisé pour que, contre toutes les règles, le spectateur moyen ne puisse pas en supporter la vision.
Si la loi de l’art classique fut de plaire et d’ordonner, celle de l’art moderne aura donc été de choquer et de désaxer, un peu il est vrai comme aux temps baroques (voir les tyrans baroques du cinéma soviétique pour enfants). Signe supplémentaire et presque superflu des temps d’inversion. S’étonner que l’avant-garde esthétique serve d’aussi noirs desseins et que l’art moderne « rebelle et libérateur » se fasse complice de la répression serait oublier l’histoire d’un siècle d’horreur.
« Ce siècle est un cauchemar dont je tente de m’éveiller », dit d’ailleurs Joyce au moment où se déclenchent en Europe les guerres des totalitarismes.