Boulevard Voltaire : La sagesse chinoise nous dit que si l’argent peut être un bon serviteur, il sera toujours un mauvais maître. Tout ne dépend-il pas en réalité de l’usage qu’on en fait ? Et d’ailleurs, tout le monde n’en a-t-il pas besoin ?
Alain de Benoist : On a aussi besoin tous les jours de papier toilette, mais on ne le sacralise pas pour autant ! Ceux qui s’imaginent que l’argent est « neutre » sont les mêmes qui croient que la langue n’est qu’un moyen de communication (alors qu’elle est avant tout porteuse d’une conception du monde) et que la technique est bonne ou mauvaise selon l’usage qu’on en fait (alors que, quel que soit cet usage, elle implique un rapport au monde qui lui est propre).
Pris dans son essence, l’argent peut être défini comme l’équivalent universel. Il est ce qui permet de réduire toutes les qualités à une quantité, c’est-à-dire à un prix. Il est ce qui montre en quoi toute chose peut être regardée comme semblable à n’importe quelle autre. L’argent, d’autre part, est une médiation sociale, où la liberté individuelle s’identifie à l’objectivation des relations d’échange (l’individu se projette dans la prestation monétaire), comme l’a bien montré Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent. La monnaie elle-même n’est jamais seulement une monnaie. L’euro, par exemple, est aussi une forme subtile de gouvernance permettant d’équarrir le salariat en liquidant les acquis sociaux.
La condamnation de l’argent court tout au long de l’histoire européenne, depuis la critique aristotélicienne de la chrématistique, c’est-à-dire de l’accumulation de la monnaie pour elle-même, jusqu’au pape François qui, dans La Joie de l’Évangile (2013), dénonçait le « fétichisme de l’argent » et la « dictature de l’économie sans visage ». Thomas d’Aquin n’écrivait-il pas déjà que « le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux » (Somme théologique) ?
Mais le « règne de l’argent », qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Le règne de l’argent, c’est la transformation de toute chose en son équivalent monétaire, c’est-à-dire en son prix. C’est aussi la substitution de richesses marchandes et artificielles aux richesses premières offertes par la nature. C’est enfin la mise en place d’un monde où toutes les finalités pratiques sont considérées comme interchangeables, et qui se détache des finalités pour s’investir dans la rationalisation des moyens. Tout cela s’opérant au nom des « lois du marché ».