C’est la question que pose en substance l’émission Le Dessous des cartes diffusée sur Arte le 5 octobre 2019. Est-ce une provocation, une attaque, un désir caché de journalistes du service public français ? Rien de tout cela, c’est ce qui rend le propos plus dangereux encore : il s’agit d’une projection à moyen terme des ressources et du potentiel économique algériens.
Et les informations sont sèches comme un coup de trique : 21 ans d’exploitation de pétrole avant extinction des puits, qui ont déjà 50 ans de pompage derrière eux, et 54 ans pour le gaz. La grande question devient : que va faire et devenir l’Algérie après ? Nous serons alors en 2040 et 2073.
En 2040 la production de pétrole se tarira, soit une bonne partie des ressources du pays, que l’on peut présenter comme mono-exportateur ou mono-producteur. Car l’économie algérienne tient sur deux jambes : l’une s’appelle Pétrole, l’autre Gaz. Et une jambe est plus courte que l’autre. Autrement dit, il reste 25 ans à l’Algérie pour reconvertir son économie, ce que les pays arabes producteurs de pétrole ont déjà commencé à faire avec les services, le nucléaire ou les investissements productifs à l’étranger. Mais l’Algérie n’est pas le Qatar ou l’Arabie saoudite : la rente énergétique est insuffisante pour être placée à l’étranger au bénéfice du peuple algérien, même si l’oligarchie en poste a placé une partie de « son » argent, détourné du trésor national, dans les banques étrangères... et donc françaises, mais là on touche à un point sensible, ce que souligne le président de l’Association de lutte contre la corruption, Djilali Hadjadj :
« Parlant des autorités françaises, il a fait remarquer que celles-ci détiennent toutes les informations, même sur les achats des produits de luxe et les transactions à travers la traçabilité des cartes bancaires. “Le transfert d’argent de la corruption vers la France est facilité par des banques françaises installées en Algérie, depuis une quinzaine d’années”, a-t-il ajouté. “Les politiques français ont entre les mains toutes les informations sur les crimes économiques commis en Algérie”, a asséné Hadjadj.
Interrogé sur les modalités de récupération de l’argent et des biens mal acquis, il a affirmé qu’il faut d’abord adhérer aux conventions internationales. “L’affaire n’est pas facile, notamment avec la résistance de certains pays comme le Canada, la Suisse, la France, les États-Unis, l’Allemagne où est déposé cet argent”, a-t-il expliqué. Selon lui, “ces pays ont ratifié les conventions internationales, mais ne manifestent pas beaucoup de volonté pour identifier et geler ces avoirs”. » (sudhorizon.dz)
Le Dessous des cartes, une émission de géographie économique et parfois politique, ne va pas jusqu’à la traçabilité de l’argent de la corruption de l’État algérien...
Question intermédiaire : l’hebdo d’Arte, qui avance des chiffres précis et alarmants, est-elle fiable ?
Jusqu’à présent, sous la direction de son précédent présentateur, on peut dire que oui. Elle se fonde sur des ouvrages de spécialistes universitaires qui sont cités juste avant le générique de fin. Depuis le remplacement de Jean-Christophe Victor, décédé en décembre 2016, LDDC s’est recentrée et laisse apparaître quelques fuites assez toxiques de bien-pensance. La présentatrice actuelle semble moins indépendante que Jean-Christophe Victor, qui n’était pas mal-pensant en soi, mais qui misait sur le factuel plus que sur la propagande occidentaliste, celle qui pollue la plupart des émissions ou reportages géopolitiques dans les médias dominants. Cependant, aujourd’hui, le factuel même peut poser problème à ceux qui ont mis la main sur l’information pour la réorienter : il suffit que le 20 Heures de France 2 fasse un sujet sur Gaza pour que le lobby israélien en France hurle à la désinformation.
Alors, l’Algérie a-t-elle vraiment encore 21 ans de pétrole et 54 ans de gaz au rythme actuel d’exploitation, sachant que ce rythme est déjà sur la pente descendante, faute d’avoir suffisamment investi dans le secteur énergétique et dans d’autres secteurs économiques depuis un demi-siècle ?
« L’Algérie détient 2,37 % des réserves mondiales prouvées de gaz naturel, contre pour le pétrole, 1 % selon certaines statistiques de janvier 2011, 12 milliards de barils selon la revue financière Gasoil, 1,5 % selon d’autres sources grâce aux techniques de récupération. Pour le gaz, elle se classe à la dixième position. Elle est bien loin de la Russie, classée première, qui détient, pas moins de 25,02 % soit 47570 milliards de mètres cubes des réserves mondiales, l’Iran, (15 %) le Qatar (10 %). Les réserves de gaz naturel qui étaient de 3300 milliards de mètres cubes à la fin de l’année 1990 ont connu une hausse importante dès le début de la décennie 1990 avec les grandes découvertes faites parallèlement à celles du pétrole. » (Le Matin d’Algérie)
Dans l’économie mondiale du gaz, l’Algérie se trouve à la croisée des chemins, avec des menaces qui surgissent de partout : le développement de la production de gaz russe, plus proche des Européens qui consomment toutefois 25 à 30 % de leur gaz chez les Algériens, la production bientôt rentable du gaz non conventionnel (gaz de schistes américain), la découverte des grands gisements polonais, et les fluctuations du prix du gaz qui représente 40 % des entrées en devises de l’Algérie. Sans parler de la situation sociale explosive en période de baisse du prix du gaz.
C’est pour toutes ces raisons que des experts avaient émis en 2011 la possibilité que l’Algérie devienne importatrice de gaz en... 2020 ! Ce qui n’arrivera pas. Donc les chiffres annoncés peuvent varier dans un sens comme dans l’autre.
Une étude des réserves établie cette fois-ci en 2018 dé-noircit le tableau des chiffres et prévisions :
« L’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA) vient de publier une étude consacrée au secteur de l’énergie en Algérie. Dans ce rapport, l’EIA affirme que les réserves prouvées en pétrole, début 2018, de ce pays d’Afrique du Nord avoisinaient les 12,2 milliards de barils. Ces réserves classent l’Algérie à la 16e place mondiale, selon un rapport d’IndexMundi. Ceci, en plus des réserves non exploitées se trouvant dans les eaux territoriales du pays et environ 20.020 milliards de mètres cubes de gaz de schiste. L’étude publiée par l’agence américaine intervient en plein débat sur la crise économique en Algérie, apportant ainsi une note positive quant à l’avenir du pays. » (Sputniknews)
Cependant, la plupart de ces réserves récemment réévaluées ne sont pas aussi simples à exploiter : des investissements importants, notamment offshore, sont nécessaires. De plus, comme l’explique LDDC, une autre partie de ces réserves, dans le sous-sol cette fois, sont des schistes bitumineux, qui nécessitent là aussi une technologie de pointe et constituent un risque pour l’environnement, la fracturation pouvant contaminer les nappes d’eau phréatique.
Rien n’est gagné, mais rien n’est perdu
Tout n’est donc pas gagné pour l’Algérie, mais tout n’est pas perdu. C’est là où intervient le politique : l’instabilité intérieure depuis la fin des 20 ans de règne des Bouteflika et le jeu des chaises musicales dans l’armée, le renseignement et la Sonatrach ne militent pas pour un développement des investissements étrangers, au moment où la capacité d’investissement nationale est grevée par un déficit public alarmant.
En conclusion, l’Algérie doit déjà retrouver une stabilité politique pour rassurer les Européens – ses gros clients en achat de gaz, qui peuvent se tourner vers la Russie (malgré les menaces de l’OTAN et des USA) – et rassurer les investisseurs qui pourront ainsi réaliser une partie des infrastructures nécessaires pour prolonger la production de gaz et de pétrole, conventionnels ou pas. Mais le bât blesse encore ici : le pouvoir politique qui sortira de la confrontation entre le peuple et le régime, à laquelle on assiste depuis des mois, acceptera-t-il, devant son peuple, de céder un peu ou beaucoup de l’indépendance nationale sur son sol ? La modification de la loi sur le pétrole dans les années 2000 avait donné lieu à une volte-face de Bouteflika (le grand ami des Américains), qui avait ouvert grand les portes du sous-sol national au très avide Oncle Sam avant de faire marche arrière sous la pression médiatico-politique.
Devant les dates butoir annoncées (2040 et 2070), malgré des efforts réels de diversification et de réindustrialisation, le développement économique s’est perdu dans les sables de la « fragmentation du pouvoir » :
« “La vague de libéralisation des années 1980 a donné naissance à deux économies privées. Une informelle, dans laquelle se réfugient les Algériens qui cherchent un supplément de revenu grâce à des activités précaires telles que l’organisation de la circulation des bus. Et l’autre, formelle, qui a permis l’enrichissement de nombreux hommes d’affaire proches du pouvoir”, explique le politiste Thomas Serre. Ce qui ne surprend guère quand on sait que le Conseil national des privatisations, alors en charge de la reconfiguration de l’économie, était sous le contrôle direct du gouvernement de l’époque. Cet héritage est encore très fort aujourd’hui : le Forum des chefs d’entreprise (FCE), organisation patronale qui rassemble les principaux dirigeants d’entreprise du pays, est placé sous la houlette d’Ali Haddad, un proche du frère de l’actuel président, Saïd Bouteflika. Ce Forum jouit d’une influence et d’un prestige important dans les cercles du pouvoir d’Alger.
“Résultat : les crédits d’impôt qui ont été massivement distribués au secteur privé ces dernières années (+ 15 % en 2017 après + 10 % en 2016) ont contribué à enrichir des capitalistes qui détournent le processus de réindustrialisation à leur profit en préférant faire affaire grâce aux importations. Cela s’est vu notamment dans le secteur automobile”, regrette Thomas Serre, qui vient de publier un ouvrage intitulé L’Algérie face à la catastrophe suspendue (Les Editions Karthala). Cette fragmentation du pouvoir entre la présidence, le gouvernement, l’armée, la Sonatrach, l’ancien parti unique (FLN) ou encore le FCE – qui compte des intérêts divergents en son propre sein – complique inévitablement la mise en place d’une politique économique et industrielle cohérente. » (Alternatives économiques)
Même si l’article d’Alternatives économiques a été publié le 15 mars 2019, avant la destitution définitive des frères Bouteflika (les 2 avril et 4 mai 2019) sous la pression de la rue et des organes de sécurité, il reste structurellement valable. Notons que sous Boumédiène, un effort d’industrialisation avait été effectué sur le modèle soviétique (industrie lourde avant tout) mais avait abouti à un fiasco. Plus tard, sous le règne de Bouteflika (1999-2019), l’effort avait porté sur le développement de l’industrie légère (de biens de consommation) mais la chute des cours du pétrole depuis 2004 avait mis un terme à cet effort de diversification économique.
Cette diversification ne pourra se faire que si les clans proches du pouvoir qui profitent des importations sont démantelés, car ces derniers profitent de la pénurie de biens de consommation courante et n’ont aucun sinon peu intérêt à voir une production nationale assécher leurs juteux business. C’est l’équation qui donne mal à la tête au nouveau pouvoir algérien – s’il est nouveau – qui sortira de la confrontation actuelle.
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