La Sonatrach, première société africaine, douzième groupe pétrolier mondial, 30 % du PNB algérien, fort de ses 41 000 employés (120 000 avec les filiales), envoie un message au monde entier : ses ingénieurs viennent de découvrir un immense gisement à Amguid Messaoud (120 km de Hassi Messaoud, centre pétro-névralgique du pays et plus gros gisement d’Afrique), estimé à 1,3 milliard de barils. Le tarif du baril (160 litres de brut, qui donnent 67 litres raffinés) est actuellement de 95 dollars, et va forcément grimper dans les vingt prochaines années. N’oublions pas les coûts d’extraction, qui augmentent évidemment avec la difficulté, comme c’est le cas avec ce nouveau gisement, moins accessible que les précédents.
Le peuple algérien sait qu’il ne profitera pas de cette richesse souterraine.
Un pays riche rempli de pauvres
Pourtant, le pays dispose de 40 mois de réserves pour ce qui concerne les importations, qui assurent l’essentiel de la consommation du pays. C’est-à-dire que le pays n’arrive pas à produire ce qu’il consomme, et qu’il utilise ses pétrodollars pour faire ses courses. Au lieu d’équiper le pays, comme Boumédiène l’a tenté dans les années 70 (expérience socialiste). Que s’est-il passé ? Comment un pays peut-il être si riche (173 tonnes d’or, 200 milliards de dollars de réserves… placés à 80 % en bons du Trésor américain ou obligations européennes... et qui rapportent 4 milliards par an au pays) et ses citoyens si pauvres ?
La consommation intérieure par habitant en 2007 est inférieure à celle de 1985, avec des revenus pétroliers croissants ! Le revenu par habitant passe de 2 500 dollars par an en 1990 à 1 500 dollars en 2001. Bien sûr, chacun sait que l’élite, certains disent la mafia, à la tête du pays, capte une partie de cette richesse et que la redistribution est mal assurée, les généraux lâchant du lest quand le peuple commence à s’énerver.
La consommation de viande, poulet et poisson en kilos par habitant en Algérie (29), est inférieure à celle des Tunisiens (35), des Marocains, ou des Égyptiens, qui ne bénéficient même pas de rente pétrolière !
Et si le pétrole avait freiné le développement de l’Algérie ? Question que nous avons posée à Hocine Malti, auteur d’une excellente Histoire secrète du pétrole algérien, sans obtenir de réponse. Revenons justement sur cette histoire… cruelle. Comme si le pétrole, miracle pour la Révolution (la Sonatrach est créée un an après 1962), s’était transformé en poison national. En boulet pour le peuple. Avec la violence du contraste entre une élite opulente et un peuple au bord de la crise de nerfs.
Avant 1962, ce sont les compagnies françaises, d’État ou privées, les ancêtres de Total et d’Elf, qui exploitent le pétrole algérien. Le gaz ne compte pas, on le brûle, la crise du pétrole ne l’ayant pas encore valorisé. La guerre de libération, qui dure de 1954 à 1962, n’empêche pas les compagnies françaises de travailler. D’ailleurs, des contrats d’État à État bien ficelés par les Français feront qu’elles continueront à pomper le sous-sol algérien jusqu’au début des années 70. Tout en reversant un pourcentage des bénéfices au gouvernement algérien. Ce n’est qu’en 1971 que Boumédiène va brusquement nationaliser toutes les sociétés pétrolières, chasser les Français, tout en les indemnisant. Les Français n’aideront pas les Algériens, qui devront former leurs propres cadres sur le tas. Un tour de force qui sera applaudi par toute la planète non-alignée. La Sonatrach, dont le logo a été dessiné par Siné, compagnon de route du FLN, sera la première société nationalisée du « tiers monde » à s’émanciper de ses anciens maîtres… à l’exception des spécialistes du forage, venus des États-Unis, et plus précisément du Texas, prélude à de secrets et durables liens avec le lobby militaro-industriel américain. Un jeu antifrançais très au goût des Américains. Mais un jeu à risque, selon Malti :
« Cette politique, qui consistait à attirer les compagnies pétrolières américaines vers l’Algérie afin de sortir du face-à-face avec la France, évoluera, en raison de la soif de pouvoir et du désir d’enrichissement personnel de la classe dirigeante, vers une mainmise croissante des firmes américaines sur le pétrole algérien. Puis viendra le temps de la compromission totale, de la collaboration avec les officines de renseignement et avec le lobby militaro-industriel américains, qui entraîneront le pays vers le gouffre au fond duquel il se trouve aujourd’hui. »
Boumédiène est mort, vive la corruption
On ne peut pas parler du pétrole algérien sans évoquer le clan qui a mis la main dessus. Le colonel Boumédiène a tenu le pays d’une main de fer jusqu’en 1978, date de sa mort à 46 ans, naturelle ou pas, le débat n’est pas clos. Pragmatique, Houari tolérait une certaine corruption, inévitable dans un pays pas encore structuré, mais c’est après lui que la corruption d’État, sous Bendjedid, s’est déchaînée. Le pays a alors rétropédalé, du point de vue indépendance, et les deux chocs pétroliers, qui avaient multiplié par dix les revenus pétroliers, n’ont pas bénéficié au peuple.
Pire : chaque baisse des prix du pétrole, malgré l’OPEP, contrée par l’AIE, montée pour l’occasion (l’Agence internationale de l’énergie est un plan anti-OPEP des Américains, sous la houlette de Kissinger), comme celle de 1988 (chute à 10 dollars le baril), provoquant de violentes tensions sociales. Mort pauvre, avec moins de 700 dinars sur son compte, Boumédiène disparaît avec une époque : celle de la pureté révolutionnaire. La suivante, la décennie 80, sera celle du gavage des généraux et du DRS, ex-sécurité militaire (SM la bien nommée). Et du désastre.
En juillet 2013, l’Algérie est classée 105e pays sur 107 pour la corruption par le baromètre Transparency International.
Insécurité militaire
Chadli Bendjedid, le choix des généraux (selon eux un mou qui délègue), nouveau président algérien, crée en 1980 une Cour des comptes calquée sur la nôtre, qui établit que Bouteflika, ministre des Affaires étrangères pendant quinze ans, a piqué 60 millions de francs au pays, placés sur des comptes en Suisse. Pour sa défense, Bouteflika s’enfuit. Et revient sept ans plus tard, avec l’imprimatur de Belkheir, le vrai maître du pays, et de sa clique, largement plus corrompus que lui.
Les années 80 en Algérie sont paradoxales : le niveau de vie s’améliore, mais en trompe-l’œil. La réforme économique de Chadli désarçonne les grandes sociétés publiques, et les produits « made in Algeria » sont peu à peu remplacés par des importations. La production nationale chute, mais les étals sont pleins, les fruits reviennent, le peuple croit bénéficier du robinet de la richesse pétrolière, qui coule à flots. En réalité, le pays est sauvé par l’explosion du prix du pétrole, en restant à la merci de la moindre baisse. La gestion calamiteuse de l’économie produit chômage et pauvreté, essor des trafics, la corruption devenant, à tous les niveaux, le seul moyen de s’en sortir. Comme le dit Hocine Malti, la conjonction de quatre éléments produit la catastrophe annoncée : dégringolade des prix du pétrole, augmentation exponentielle des dépenses, remboursement de crédits bancaires lourds, et absence d’investissements productifs.
« L’Algérie a mangé son pain blanc en quelques années. De l’opulence en 1980, elle tombe dans la cessation de paiements en 1988. »
Le peuple, variable d’ajustement du pouvoir
Politiquement, les luttes internes au pouvoir entre le Président, le Premier ministre Brahimi, l’ex-ministre du pétrole Abdesselam, et Messaadia, l’incarnation du FLN, contestant le pouvoir de Belkheir, qui se prenait pour « le Dieu de l’Algérie », poussent ce dernier à un dangereux calcul : afin d’affaiblir Chadli, et obtenir la tête de Messaadia, il organise – tenant avec ses subsides les circuits d’importation des biens de première nécessité – la pénurie de biens de consommation de 1988, qui provoque les émeutes que l’on sait. Férocement réprimées, elles feront cinq cents morts. Et grillent le pouvoir officiel. Mais le feu politique des apprentis sorciers se transforme en véritable incendie social, et en revendication démocratique. Les clans opposés s’accusent alors, par médias interposés, d’être responsables du soulèvement. Le pays sombre dans la guerre civile, lorsque le résultat des élections de décembre 1991, la victoire du FIS, est bafoué par les généraux. Qui sortent alors de l’obscurité, confirmant qu’ils détiennent le pouvoir depuis dix ans.
Ils ne reculeront devant rien : Boudiaf est assassiné, essentiellement à cause de l’enquête qu’il lance sur les fortunes accumulées par ceux qui l’ont amené au pouvoir, les généraux « janviéristes ». Le coup d’État de janvier 1992 est aussi le point de départ de la mise sous tutelle de la Sonatrach. Après de sombres luttes, la société « nationale » finit par tomber dans l’escarcelle du DRS. L’argent détourné est alors utilisé pour toutes les opérations spéciales, comme l’achat d’opposants ou de chefs de groupes. Ou la corruption de partis politiques français.
L’Algérie sous pression américaine
Dix ans plus tard, la guerre est « gagnée ». Au prix de soixante mille morts, officiellement, plus de cent mille officieusement, sans compter les disparus. Les GIA sont pilonnés, ou « retournés » par le DRS, et l’Armée islamique du Salut s’est rendue. Les généraux tiennent le pays, qu’ils pillent d’une main de fer. Et curieusement, l’antiaméricanisme de façade se lézarde, même si l’Algérie mène le combat anti-impérialiste depuis les années 60, de par ses relations avec les non-alignés (Vietnam).
« Nous devrons déblayer le terrain pour les entreprises américaines présentes à l’étranger et faire en sorte que les barrières au commerce et à l’investissement soient réduites. » (Source NEPDG)
En mai 2001, l’accession de George W. Bush au pouvoir bouleverse les relations internationales. Une étude américaine, le Report of the national Energy Policy Development Group , fait prendre conscience aux Américains de leur dépendance énergétique, produit des chocs pétroliers successifs, et de la limite des réserves nationales. Conclusion du NEPDG : si ce déficit énergétique perdurait, « il porterait inévitablement atteinte à notre économie, notre niveau de vie et notre sécurité nationale ». Sécurité nationale, le mot magique. Mais aussi tragique. Le vice-président Dick Cheney est à la manœuvre. La politique « choisie » par Bush (en réalité il est engagé pour appliquer cette option) va engager les États-Unis sur vingt ans : ils doivent sécuriser, à tout prix, leur approvisionnement énergétique. Le 11 Septembre est lancé, l’invasion de l’Afghanistan, puis de l’Irak, et ça continue. Une décennie de guerres pour le pétrole, le gaz, les pipe-lines, et contre les nations qui résistent. Bush est l’instrument du lobby texan militaro-industriel, relayé par les faucons de Washington, qui dicte sa loi.
« Les néo-conservateurs de la Maison Blanche décidèrent alors que tous les moyens, politiques, diplomatiques, économiques ou militaires, légaux ou illégaux, devaient être mis en œuvre pour remédier à la situation. Le NEPDG proposait également de moduler les relations des États-Unis avec les pays producteurs de pétrole en fonction de leur situation politique. Et il recommandait les lignes générales de la politique à adopter vis-à-vis des grandes régions pétrolifères du monde, qui permettrait aux grandes compagnies pétrolières américaines de s’y installer durablement. Il appartiendrait alors au Président et à son exécutif de programmer les actions indispensables afin d’aider le compagnies à pénétrer ces zones et de prévoir les moyens humains et matériels nécessaires à l’État fédéral pour protéger leurs intérêts. » (Hocine Malti)
Le rapport avec l’Algérie ? Il arrive. Malti rappelle qu’en septembre 2002, le secrétaire d’État adjoint au commerce américain, Samuel Bodmann, déclare à Alger :
« L’ouverture du secteur énergétique algérien au capital étranger, aux entreprises pétrolières américaines en particulier, ouvrirait des perspectives de coopération plus importantes, y compris dans le domaine de la technologie militaire et de la défense. »
Réponse de Bouteflika dans le Washington Post du 22 novembre 2002 :
« L’Algérie ambitionne de devenir le premier producteur de pétrole du continent africain et d’assurer ainsi aux États-Unis la sécurité énergétique supplémentaire dont ils ont besoin. »
Banana Theory
Mais l’amour déclaré de l’Algérie aux États-Unis ne s’arrête pas à la livraison de pétrole. Il se poursuit dans le renseignement. La Sécurité militaire détient des infos de premier ordre sur les milieux islamistes, qu’elle a commencé à infiltrer au milieu des années 80, ce qui lui permettra de manipuler certains GIA à partir de 1992. Des agents algériens nouent même des relations avec des Talibans (en lutte contre les Soviétiques) et la (très) nébuleuse Al-Qaïda. Informations précieuses qui font saliver la CIA. Pourquoi servir la soupe aux Américains, demandent les esprits naïfs ? Bouteflika, enfin porté au pouvoir par les généraux, après de longues tractations (il se révèlera moins manipulable que Bendjedid), a été mal élu. La veille du scrutin, les généraux s’arrangent pour que les autres candidats se retirent… Un déficit de légitimité nationale que Bouteflika soignera par une légitimité internationale, à savoir l’appui des États-Unis… qui ne demandaient pas mieux… pétrolement parlant ! Sans compter que le nouveau président algérien avait besoin de blanchir ses actions passées.
Renvoi d’ascenseur immédiat des Yankees : GIA et GSPC sont inclus dans la liste des organisations terroristes internationales. Même si, comme le souligne Malti, les GIA étaient pour l’essentiel une création du DRS et que le GSPC n’avait aucun lien avec Al-Qaïda !
Malti confirme en passant que les généraux étaient bien derrière les attentats des « GIA » en France, afin d’obtenir un soutien international contre le FIS et freiner les organisations humanitaires sur le mode : « Nous sommes la première ligne de défense de l’Occident face au péril vert. »
Halliburton, DRS et CIA
La souveraineté nationale, arrachée de haute lutte par le FLN (neutralisé par le pouvoir), puis consolidée par Boumédiène, est foulée aux pieds : le gouvernement algérien autorise les grandes sociétés pétrolières américaines (Exxon, Texaco), qui lorgnaient déjà sur le Sahel et le pétrole tchadien (en poussant les méchants Français dehors), non seulement à extraire, mais à posséder le pétrole en sous-sol. L’US Army, logiquement, suit les multinationales, et vient « sécuriser » les régions intéressantes. Comme par hasard, Al-Qaïda, battue en Afghanistan, se réinstalle dans la banane africaine reliant la Mauritanie à l’Érythrée. C’est la Pan Sahel Initiative. Et si cette implantation peut aussi servir à limiter l’influence chinoise… c’est d’une pierre trois coups !
Et là, on rentre dans la heavy magouille : la société KBR, bras armé de Halliburton (présidée par Dick Cheney) en Algérie, crée une filiale commune avec les Algériens, baptisée BRC (Brown & Root Condor), qui gèrera plus de 13 milliards de dollars d’affaires obscures jusqu’à sa dissolution en 2007. Le pétrole gicle, les dollars pleuvent, les infos circulent. Matérialisation de cette collaboration au plus haut niveau, la création d’une base militaire américaine discrète dans le sud du pays en 2002, dans le dos du peuple algérien. Les Américains conservent d’ailleurs toujours un droit d’atterrissage à Tamanrasset…
Boumédiène, le pur (mais aussi le dur), se retourne encore dans sa tombe. La Sonatrach devient l’outil politico-financier des puissants. Bouteflika, habitué des pompages, y puise 100 millions de dollars pour sa campagne de réélection de 2009. Plus grave : selon Malti, entre 2004 et 2009, les prix du baril grimpent jusqu’à 150 dollars, or le budget de l’Algérie est établi sur la base d’un baril à 19 dollars$. Du coup, 85 % des recettes pétrolières n’apparaissent plus dans les comptes de l’État ! Le Mouvement algérien des officiers libres, très remonté contre Belkheir, qu’il accuse de trahison et d’imposture, parle de 60 milliards de dollars évaporés.
- Larbi Belkheir (à gauche)
Rappelons toutefois que les relations souterraines entre États-Unis et Algérie datent d’avant Bouteflika : Messaoud Zeggar, compagnon (et trafiquant) d’armes de Boumédiène, était son go between en Amérique. L’antiaméricanisme officiel cachant un véritable lobbying algérien au plus haut niveau du pouvoir américain. Zeggar était en effet très introduit chez les Kennedy, auprès du président de la Chase Manhattan Bank, ou de Nelson Rockefeller, gouverneur de la ville de New York. Un bâton que Bouteflika, rompu aux relations internationales, reprendra. Coulé par Belkheir, Zeggar sera accusé d’avoir vendu l’Algérie aux Américains… et d’être un agent de la CIA. Cela permettra à Belkheir de récupérer ses réseaux et de mettre la main sur les comptes du FLN à l’étranger…
Conséquence de ces conflits d’intérêts et de ces politiques à courte vue : l’Algérie, pays producteur de gaz et pétrole, à cause de sa sous capacité de raffinage, doit en importer pendant hiver 2011-2012 !
Conclusion de l’auteur :
« Il est vrai que les Algériens ont vécu leur printemps en octobre 1988 et que, au prix de plus de cinq cents morts, ils avaient alors réussi à briser le carcan du parti unique, à imposer la liberté d’expression, la liberté de la presse et la tenue d’élections libres. Depuis, le régime a repris la situation en main. Après avoir destitué en janvier 1992 le président de la République qui avait concédé ces avancées démocratiques, les chefs de l’armée et du DRS ont, au nom de la lutte contre le terrorisme, fermé tous les espaces de liberté qui s’étaient créés et déchaîné un terrorisme d’État qui a fait des dizaines de milliers de morts. Ils ont noyauté et manipulé les partis politiques qui avaient vu le jour au lendemain du 5 octobre 1988, tant et si bien que l’émeute est devenue depuis le seul moyen d’expression dont dispose la population. »
La révolution algérienne n’est pas terminée.