Anne Hidalgo, maire de Paris, et Sadiq Khan, maire de Londres, affolés par le Brexit et trônant, l’un et l’autre, sur des empires urbains, ont fait paraître dans Le Parisien et le Financial Times le même jour une lettre-diatribe qui dissocie Paris (et Londres) de la nation – et d’ailleurs, à les en croire, les nations n’existent pas : seules existent encore les « villes-monde », selon l’expression en cours chez les géographes pour désigner les mégapoles phares de l’économie mondialisée. Une façon pour ces édiles de détacher leurs capitales de pays – le Royaume-Uni ou la France – susceptibles de « mal » voter, dès qu’ils ne votent pas comme eux. La démocratie, c’est toujours mieux lorsqu’on la confisque.
[...]
Dans Le Monde du 6 mai 2005, Giscard d’Estaing commentait l’initiative d’un référendum sur l’Europe – où les Français, faut-il le rappeler, votèrent non – d’une formule qui laissait pour une fois ressortir tout entier l’inconscient des hommes politiques : « C’est une bonne idée d’avoir choisi le référendum, à condition que la réponse soit oui. » Le Press Club cette année-là lui décerna, pour cet apparent paradoxe d’un cynisme révélateur, son prix spécial du jury de l’humour politique.
Depuis une semaine, la révolte gronde parmi les politiques, outrés que le peuple britannique (forcément imbécile, forcément mineur, forcément perturbé par d’odieux « populistes ») ait choisi de sortir de l’Europe – pas l’Europe géographique, pas l’Europe des peuples, mais l’Europe de Bruxelles qui prend ses ordres chez Angela Merkel et Goldmann Sachs. Et accessoirement auprès d’une foule d’eurocrates méprisants et auto-satisfaits.
Immédiatement, une pétition a été lancée au Royaume-Uni pour faire un second référendum : nous aurions dû y penser, en 2012, quand Hollande élu, bon nombre de Français se sont immédiatement dit que ce n’était pas possible – opinion confirmée par l’expérience, comme le prouvent à satiété les sondages. Une autre a demandé l’« indépendance » de Londres, avec grand succès.
C’est pratique : lorsqu’un résultat ne vous satisfait pas, demandez à l’annuler. Surtout quand il s’agit d’infirmer une décision populaire : la politique est une affaire trop sérieuse pour la confier à des électeurs. Un aréopage d’énarques, de boursiers professionnels, de politiques et de journalistes-bien-informés suffirait à gérer l’Europe – et le monde.
[...]
Et nous ? Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grade, habitants de Marseille ou de Trifouillis-les-Oies, Français extrêmement périphériques, comme dit le géographe Christophe Guilluy (le compte rendu de son excellent livre est à lire ici), nous qui nous levons le matin pour faire la queue à Pôle emploi, nous qui n’avons pas de chauffeur dans notre vieille voiture, et qui irons désormais à pied ou en métro parce que le maire de Paris (je tords le cou à quiconque dira « la » maire) vient d’interdire les voitures d’occasion, nous qui risquons de mal voter aux prochaines élections, et même de courir à l’émeute si on nous confisque encore le droit de renvoyer chez eux tous ces politiciens satisfaits, que devenons-nous ?