Texte publié en février 1976 dans Item
Quand j’allais avoir sept ans et parce que la sagesse populaire prétend que c’est l’âge de raison, on m’a fait cadeau, aux alentours du 6 février 1934, d’une panoplie de petit garçon de droite dont le plus beau symbole me parut un pistolet à bouchon. Je le serrais encore dans mon poing quand l’automobile paternelle dut s’arrêter pour laisser passer un peloton à cheval de gardes mobiles. J’entends encore, à tant d’années de distance, le piétinement des sabots sur les pavés de l’avenue des Invalides.
— Regarde bien ces fusilleurs ! dit mon père.
Le sang avait coulé l’avant-veille sur la place de la Concorde.
Toute la Droite employait, pour parler des forces de l’ordre, le langage de la Gauche du siècle dernier. Pendant quelques secondes, je ne fus plus qu’un petit Communard regardant passer les Versaillais. Telle fut ma première « émotion » politique. Je ne comprenais rien à la Droite et à la Gauche. Mais je ressentais soudain toute l’hérédité millénaire de la perpétuelle guerre civile entre Gaulois. Être Français, c’était donc appartenir à une nation toujours divisée en deux camps ! L’école allait me l’apprendre : Cathares contre Croisés, Armagnacs contre Bourguignons, Catholiques contre Protestants, Monarchistes contre Républicains, Chouans contre Jacobins, Émigrés contre Patriotes. Toutes les couleurs bariolaient cruellement le tableau de notre Histoire : les Bleus et les Blancs, les Rouges et les Tricolores.
Depuis le siècle dernier, on parlait aussi de la Droite et de la Gauche. J’ai longtemps cru que c’était un problème de couvre-chef. J’aimais bien regarder les caricatures de Candide et de Gringoire. Il faut avouer que Blum, Thorez et Daladier avaient une autre gueule que Marchais, Fabre et Mitterrand ! Les socialistes portaient des chapeaux de rapin fin de siècle, les communistes des casquettes à carreaux et les radicaux des feutres mous. À droite, on s’en tenait au béret basque. La guerre d’Espagne introduisit dans l’imagerie politique le calot militaire porté fort crânement sur l’oreille gauche par les miliciens et sur l’oreille droite par les légionnaires. J’étais un peu perdu. Pour tout avouer, je ne sais trop pour quel camp battait mon cœur. Pour les grandes personnes pourtant, tout semblait simple au-delà des Pyrénées : Droite contre Gauche. Mais je m’enflammais d’un même mouvement pour les nationalistes basques qui se trouvaient à la droite de la Gauche et pour les phalangistes révolutionnaires qui se voulaient à la gauche de la Droite.
Il ne fallait pas trop compter sur ma famille pour m’aider. Depuis 1933, c’était le grand remue-ménage. Mon oncle de gauche avait milité dans sa jeunesse pour le pacifisme, l’internationale et la réconciliation par-dessus le Rhin. Il avait suffi de l’arrivée au pouvoir d’un certain Hitler pour qu’il décide qu’en devenant nazis, les Allemands se retrouvaient Boches comme devant. Mon oncle de droite se gargarisait de la haine de l’ennemi héréditaire, voulait annexer la Rhénanie et « faire payer » les Prussiens. Mais ce Monsieur Hitler avait bien du mérite en employant tous ces chômeurs à construire des autoroutes…
Je les écoutais se disputer sans bien comprendre leur logique. L’homme de gauche ne voulait pas que Mussolini traite les sujets du Négus comme son idole Jules Ferry l’avait fait des Tonkinois. L’homme de droite se cramponnait à l’Alsace-Lorraine, mais offrait bien volontiers au Führer la Bohème-Moravie.
Pour ma part, je venais de découvrir la religion bonapartiste et je m’engageais corps et âme dans le dernier carré des demi-solde à cannes torsadées. L’Empereur était mon Dieu et le grognard Flambeau son prophète. J’aurais bien été en peine de dire alors si Napoléon était « de droite » ou « de gauche ». Aujourd’hui, je ne suis certes plus bonapartiste, mais tout aussi incapable de situer mon ex-idole sur l’échiquier politique. Napoléon a fait des petits : Badinguet, Boulanger, Clemenceau, Sanguinetti… Cela fait plus d’un siècle que la France voit ainsi surgir des hommes de droite qui veulent faire une politique de gauche et des hommes de gauche qui doivent faire une politique de droite. C’est sans doute ce que Giscard – qui doit s’y connaître – appelle « gouverner au centre ».
Arrive dans les années trente le fascisme, qui va tout nous compliquer. Pas le fascisme tel que nous le décrivent depuis plus de trente ans les antifascistes de droite et de gauche, mais le fascisme tel qu’il était de son temps – qui est un temps irrémédiablement révolu, parce que chacun sait que l’Histoire ne repasse pas les plats, comme disait le président Bidault […].
Le fascisme, pour rester sur le seul plan politique, c’est d’abord du radical-socialisme musclé. Mussolini ressemble fort à un maître d’école de la IIe République, une époque où on croyait dans la Science et dans la Patrie, ce qui ne vous empêchait pas de bouffer du curé. La Belle Époque, quoi ! Mais tandis que le président Herriot agite sa sonnette et se cramponne à son portefeuille et à ses banquets, proclamant, la main sur le cœur, qu’il est à la gauche de la Droite et à la droite de la Gauche, tout comme Monsieur Lecanuet, voilà le Benito qui retrousse les manches de sa chemise noire et descend dans la rue avec ses nervis à gourdin !
À force de réclamer la Corse, Mussolini finit par se prendre pour Napoléon. Tout cela se terminera très mal et il faudra que Skorzeny aille le récupérer en avion à Sainte-Hélène. Il aura juste le temps de redevenir républicain et socialiste, avant de se faire pendre par les pieds, comme un petit dictateur sud-américain. On ne s’éloigne pas de la Droite et de la Gauche en parlant du fascisme (du fascisme millésimé 1923-1945, se méfier des imitations). Pour les gens de gauche, c’est une réaction de droite. Pour les gens de droite, c’est un mouvement de gauche. Dans l’Allemagne nationale-socialiste, des communistes entrent par cellules entières dans les rangs des sections d’assaut brunes, tandis que des généraux à particule et à monocle tissent les fils des premiers complots antihitlériens. Ce qui ne va pas empêcher prolétaires et aristocrates allemands, tous de vert-de-gris vêtus, de venir s’installer chez nous.
Avant, j’aurai vu le pacte germano-soviétique faire les gros titres des journaux et provoquer chez mes oncles une nouvelle volte-face. L’oncle de gauche ne voulait plus mourir pour Dantzig, tandis que l’oncle de droite se mettait à crier « Vive la Pologne » ! Ils ont eu le temps de jouer à « qui avait raison » au cours d’une longue marche qui les a conduits de Dunkerque à Saint-Jean-de-Luz.
La défaite et l’occupation apparaissent encore, à trente ans et plus de distance, comme les taches de sang de Macbeth. On a beau frotter, ça ne veut pas partir. Le peuple français, pendant quatre années de chambre noire, s’est trouvé enfin « révélé ».
Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, on a d’abord constaté une chose essentielle : quand survient un événement vraiment grave, la Droite et la Gauche ne veulent plus rien dire.
On raconte aujourd’hui que les gens de gauche ont résisté et que les gens de droite ont collaboré. Légende tenace qui obscurcit singulièrement la vérité historique. Il faut reconnaître enfin que la réalité fut moins glorieuse. L’immense majorité des Français, de droite comme de gauche, a d’abord suivi le maréchal Pétain, quand il leur a demandé de ne rien entreprendre contre les Allemands vainqueurs. Puis cette même immense majorité a suivi le général de Gaulle, quand il les a invités à participer à la curée contre les Allemands vaincus.
Il s’est cependant trouvé quelques dizaines de milliers de Français pour ne pas suivre la masse des attentistes puis des épurateurs. Ce sont ceux qui ont pris le parti de la collaboration ou celui de la résistance au risque de leur sang. Il n’était pas plus facile de se faire parachuter en France occupée en 1940 que d’aller se battre dans Berlin investi en 1945.
Mais où étaient alors la Droite et la Gauche ? Les députés de la chambre du Front populaire avaient pour la plupart voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain ; des croix-de-feu et des cagoulards se retrouvaient dans la France libre ou dans l’Armée secrète ; des anciens communistes et des ex-socialistes militaient pour l’Europe nouvelle derrière leurs chefs Doriot et Déat ; le politicien de gauche Pierre Laval souhaitait la victoire de l’Allemagne, tandis que le général de droite Charles de Gaulle déclarait que si la France avait perdu une bataille elle n’avait pas perdu la guerre.
Mes oncles allaient enfin retrouver les émotions de leur jeunesse. Aux soirées chez l’ambassadeur Abetz, mon oncle de gauche pouvait pérorer sur le pacifisme, tandis que mon oncle de droite préparait la revanche à l’aide d’une collection de L’Action française des années vingt.
Il y a eu une résistance de droite et une résistance de gauche, comme il y a eu une collaboration de droite et une collaboration de gauche. Briand pouvait vous conduire au « comité France-Allemagne » et Maurras vous pousser parmi les victimes de la Gestapo.
On sait que Georges Valois, le créateur du Faisceau, le premier parti français fasciste, a fini ses jours à Bergen-Belsen. Ou plutôt, on ne le sait pas et c’est bien dommage pour l’Histoire.
J’avoue d’ailleurs, pour être honnête, que je raisonne en Nordique. Ce mélange droite-gauche est sans doute moins sensible dans le Midi, ou le clivage apparaît assez net entre miliciens traditionalistes et francs-tireurs communistes. Ce qui n’a pas empêché les miliciens de se proclamer socialistes, comme les gens de gauche d’avant 1914, ni les francs-tireurs de se vouloir nationaux, comme les gens de droite d’après 1918.
Tout cela, on s’en aperçoit après-coup. À l’époque, il faut bien avouer que les lycéens de mon âge qui s’intéressaient aux « événements » (ils n’étaient d’ailleurs pas tellement nombreux) se définissaient comme pétainistes ou gaullistes, parfois même comme staliniens ou hitlériens, mais jamais, au grand jamais, comme « de gauche » ou « de droite ».
Il a fallu la paix, la guerre froide, le régime des partis, les républiques à numéros successifs, pour que notre génération découvre un clivage droite/gauche qu’elle n’avait finalement jamais connu entre 1939 et 1945, au seul moment où elle avait vécu, c’est-à-dire où elle avait connu le risque, la lutte et la mort.
Ce qui me frappe, en revanche, c’est à quel point résistants, collaborateurs et même attentistes se ressemblaient. Tout le monde admettait alors les mêmes valeurs politiques. Je me souviens d’une interview où Duclos parlait de Pétain, sans doute dans une séquence du film Français, si vous saviez, et où il disait à peu près ceci :
— Travail, famille, patrie… ce n’était pas si mal trouvé.
Tout le monde, en cette lointaine époque, s’accordait sur la noblesse du travail, la primauté de la famille, le service de la patrie. Les opinions se divisaient sur les moyens bien davantage que sur les buts. Il a fallu le gauchisme, phénomène très récent, pour remettre en question toutes les valeurs dites traditionnelles et rejeter du même coup les communistes « orthodoxes » dans le camp de la réaction, où ils peuvent occuper la place laissée vide par les bourgeois devenus « progressistes », comme les aristocrates de 1788.
J’ai découvert trop tard les termes de Gauche et de Droite pour vraiment les différencier. Pour savoir où j’en suis, il me faudrait sans doute faire des tests. Je rêve de voir un jour un homme de gauche et un homme de droite honnêtes et lucides – cela devrait quand même se trouver – se mettre d’accord pour établir en commun un questionnaire. On cocherait des cases, comme dans les jeux des journaux féminins pour salons de coiffure. Et on irait vite à la grille des résultats.
Quelles surprises ! Et quels changements depuis quelques dizaines d’années : la Science est passée à droite et la Religion a viré à gauche. Le nationalisme se situe à gauche dans les pays ex-coloniaux et à droite dans les pays occidentaux. On ne sait plus si l’idée d’Europe est de droite ou de gauche. Quant à l’enracinement régional, il semble de droite pour les cosmopolites de gauche et de gauche pour les nostalgiques de droite. La morale soviétique apparaît de droite et l’american way of life de gauche. Quant aux communistes chinois, ils s’accordent avec les nationalistes allemands pour dire qu’il faudrait laisser l’Europe aux Européens.
Il va bien falloir passer désormais au crible chacune des valeurs pour lesquelles il importe encore aujourd’hui de se battre. Mais n’est-ce pas là ce qui est programmé par Item ? Nous n’avons pas fini d’essayer d’y voir clair. Avoir des sentiments, c’est être de droite. Avoir des certitudes, c’est être de gauche. Mais nous sommes quelques-uns qui avons à la fois des sentiments et des certitudes.