Publié en juin 1964 dans L’Esprit public
Une civilisation se juge selon la manière dont elle juge les paysans. Et ramener le problème paysan au seul problème économique est déjà une forme de mépris.
Certes, il ne saurait être question d’une sentimentalité utopiste de « retour à la terre » et les pâtres enrubannés et sentencieux appartiennent au domaine de la littérature édifiante et non à celui de la révolution politique.
Il ne s’agit pas de savoir s’il y a trop de paysans ou pas assez, si c’est un bien ou un mal qu’en cinquante ans, de 1910 à 1960, la classe paysanne soit passée dans la nation française de 70 % à 20 % seulement. Il ne s’agit pas seulement de statistique. Il s’agit d’abord de respecter les hommes et les femmes de la terre en tant que tels : les paysans sont des producteurs ce qui est déjà hautement louable dans une société qui sécrète tant de parasites, mais ce sont aussi et surtout les dépositaires d’un certain nombre de vertus.
Un homme comme André Siegfried l’avait parfaitement compris, quand il écrivait : « L’agriculture n’est pas seulement une technique de production, c’est un genre de vie impliquant toute une conception de l’homme. »
Ce n’est pas diminuer les fraiseurs-ajusteurs ou les oto-rhino-laryngologistes, les agrégés de l’Université ou les contrôleurs du Métropolitain, que de reconnaître aux vignerons, aux herbagers ou au riziculteurs un certain nombre de qualités spécifiques que les citadins ne possèdent pas ou ne possèdent plus, parce qu’ils ne sont pas, comme les paysans, liés à un village et à un terroir, au vent et au soleil, à une maison et à une lignée.
Par essence, la paysannerie est opposée à tout ce qui cherche à nier le réel, à tout ce qui veut imposer l’abstraction et l’uniformisation. Le paysan sait que les terres et les hommes sont différents parce que telle est la première Loi qu’il constate tous les jours. Il peut distinguer un bon champ d’un mauvais, comme il sait reconnaître un bon ouvrier d’un feignant. Une saine méfiance paysanne place l’expérience vécue et personnelle à la source de toute opinion.
Ces individualistes qui savent s’associer, et qui devront de plus en plus s’associer pour survivre, sont profondément rebelles à tout collectivisme théorique.
Le socialisme rural, s’il limite la grande propriété et s’il multiplie les coopératives, restera toujours par essence différent du communisme urbain, voué aux métropoles termitières et aux usines concentrationnaires. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de l’industrialisation et encore moins les vertus de l’ouvrier. Il s’agit de considérer le paysan comme le gardien d’une autre tradition et nous dirions même d’une autre civilisation qui plonge ses racines dans le Haut Moyen Âge, époque à laquelle les dernières tribus errantes de paysans-guerriers se sont enracinées à l’Occident dans leur longue marche vers les derniers feux du soleil.
Que la civilisation rurale soit par nature réactionnaire est une affirmation qui appartient au seul domaine de la propagande : qui connaît les paysans jutlandais ou frisons comprend très vite ce que peut signifier un authentique socialisme rural dans un pays où il arrive qu’un cultivateur-exploitant soit ministre ou même président du conseil.
La paysannerie ne peut survivre qu’en se révoltant contre les féodalités. Elle est la gardienne naturelle des libertés civiques.
Le communisme ne s’y est pas trompé qui a fait de la lutte contre les « koulaks » un des épisodes les plus sanglants de la révolution rouge. Le capitalisme ne s’y trompe pas davantage qui prend la relève pour détruire aujourd’hui, plus hypocritement et plus efficacement sans doute, le monde paysan.
Une propagande d’autant plus habile qu’elle est sournoise tend à rejeter le paysan hors de la vie moderne. Il n’occupe aucune place sentimentale dans la nation française, où la centralisation forcenée autour de Versailles puis de Paris a non seulement rejeté dans les ténèbres extérieures les paysans mais avec eux tous les provinciaux.
Fait plus grave encore : des paysans eux-mêmes en viennent à chercher leurs mots d’ordre non plus dans leur seule tradition, mais dans les journaux, les cabinets et les partis de leurs pires ennemis.
Le masochisme qui anime un bon nombre des dirigeants syndicaux et juvéniles de la paysannerie, si prompts à ridiculiser « l’agriculture de papa » est exactement semblable au masochisme des citoyens standardisés des pays ex-colonisateurs qui depuis quelques années se frappent la poitrine et encaissent avec une humilité repentante les pires calomnies de leurs anciens sujets.
Posséder une terre et la « faire valoir » semble quelque chose de répréhensible et même de séditieux dans une société de plus en plus soumise à l’idée de partage et de communion universels.
Le mépris pour les paysans est surtout sensible en Occident. Il semble se renforcer en Amérique ou les droits des États sont de plus en plus attaqués par le pouvoir fédéral, toute centralisation s’effectuant contre les campagnes. Il semble en revanche s’atténuer en Russie où la classe dirigeante est souvent d’origine rurale et où la vague d’hostilité aux milieux cosmopolites a de profondes racines paysannes.
Les jeunes nations du tiers monde ont compris toute la puissance révolutionnaire que peut recéler la paysannerie. L’enracinement du communisme dans les masses paysannes asiatiques, s’il n’est pas aussi profond que nous l’affirme Pékin, est cependant le gage le plus certain de son avenir. (…)
Le malaise paysan sera sans doute résolu, contrairement à l’opinion des marchands et des planistes, par le maintien et même le développement des petites exploitations familiales.
La transformation de nombreuses fermes de culture en fermes d’élevage devrait par ailleurs permettre la survie d’innombrables paysans européens. L’esclavage scandaleux provoqué par les domaines démesurés, cette plaie de l’Europe méridionale, devra faire place à une véritable libération paysanne, où chacun pourra être « maître sur sa terre » et la transmettre intégralement au plus capable de ses enfants.
Démembrer les domaines féodaux (qu’ils soient aux mains d’individus ou de sociétés), multiplier les petits propriétaires et les libérer de leurs dettes, rassembler les parcelles et améliorer les sols, tels sont les grands impératifs de structure.
Là encore, l’exemple danois est éloquent, à condition que l’on se décide enfin à considérer la paysannerie non dans le cadre des grands états-nations européens mais dans son seul cadre naturel qui est celui des provinces ou des régions. Il n’existe pas d’agriculture française alors qu’il existe une agriculture alsacienne ou limousine.
La paysannerie ne peut se comprendre que dans le cadre géographique, sentimental, historique d’une ethnie bien particulière. Si les paysans sont tellement suspects c’est aussi parce qu’ils parlent généralement en famille une langue différente de celle qui est écorchée à l’ORTF et qu’ils se sentent plus Breton ou Picard, plus Auvergnat ou Normand que Français – et cela d’autant plus que le Français-type c’est toujours le Parisien.
Ces fantassins exemplaires dont les noms se retrouvent par familles entières sur les monuments aux morts sont finalement les moins nationalistes et les moins chauvins des hommes. Ils connaissent le prix du sang. Et ils savent que les barrières entre les différents États européens ne tiennent pas compte des seules réalités et des seules vérités qu’ils défendent : celles des paysages où, sans frontières, chevauchent les nuages et roulent les fleuves de notre monde.
Le paysan au cours de nos dernières guerres mondiales est devenu voyageur. Des garçons qui n’avaient jamais quitté leur village se sont retrouvés artilleur en Flandre ou cavalier en Serbie, parachutiste en Écosse ou charretier en Silésie.
Sensibles aux différences qui existent de ferme à ferme, de village à village, de pays à pays, ils furent également sensibles aux similitudes. Un paysan mieux qu’aucun autre pouvait comprendre qu’il n’y a pas de différence essentielle entre lui et un paysan du Sussex, de Bavière ou d’Ukraine. À peu de choses près même rythme de vie au fil des saisons et des travaux, même soumission à la pluie ou au gel, même respect de la femme, même indifférence pour les jongleurs d’abstraction, même dureté au labeur, même âpreté au gain, même fidélité à la religion chrétienne et aux vertus païennes.
Il faut bien reconnaître que le contraste était violent quand leurs fils ont débarqué en Algérie. Malgré une langue de civilisation commune, les paysans français découvraient chez les paysans arabes un univers économique, sentimental ou religieux complètement différent. On peut expliquer ainsi leur hostilité foncière à l’idée d’intégration et la force d’inertie qu’ils ont opposée dans les derniers mois de la guerre. C’est là un aspect méconnu de l’attitude du « contingent » et qui ne satisfait d’ailleurs pas tellement ceux qui méprisent tout autant les paysans arabes que les paysans français et réservent leurs tendresses aux artisans de la révolution fellouze, pharmaciens ou adjudants, qui sont des gens de « leur monde ».
De ces idées qui viennent comme des herbes folles il me plairait qu’on retienne la notion instinctivement différenciée – et par conséquent enrichissante – que les paysans peuvent avoir de l’unité européenne. Ce sont eux et peut-être eux seuls qui permettront l’Europe des peuples, rigoureusement différente de l’Europe des banques, des parlements ou des congrès.
Rien n’est plus instructif que d’écouter à une table de ferme un paysan dans la force de l’âge, et cette noueuse génération pour qui 45 ans est la course du bel et rude automne.
Beaucoup, au hasard d’une conversation coupée de longs silences et d’ironie imperceptible, en viennent à évoquer les années où ils furent prisonnier de guerre et employés de ferme tous ensemble, en Allemagne. Ce mélange de rancœur et d’attachement échappe bien vite à toutes les définitions des historiens. Voilà des hommes qui ont appris à distinguer les braves gens et les salauds.
Pour eux il n’y a pas deux fermes pareilles et pourtant toutes les fermes se ressemblent du Cotentin à la Poméranie…
Ces hommes-là qui n’ont pas lu La Ville, le plus beau livre « activiste », ont pourtant parfaitement compris ce que signifie pour les paysans européens « la possession ».
« La possession réglait tout, la possession n’était pas seulement l’argent et les biens, c’était l’héritage et la lignée et la famille et la tradition et l’honneur, c’était le passé, le présent, l’avenir. Si quelqu’un perdait sa ferme, il perdait plus que sa propriété. Il perdait parce qu’il gouvernait mal son bien. Mal gouverner son bien, ne pas savoir penser à sa ferme, perdre sa ferme, était encore plus un opprobre qu’un malheur… »
Et Ernst von Salomon dans ce roman va finalement beaucoup plus loin que dans Les Réprouvés parce qu’il aborde un problème hors du temps et hors d’un pays. Il met la Ferme à sa vraie place : « La communauté de lutte des paysans était de prime abord cimentée par la Ferme. La Ferme dominait, traçait, élargissait les frontières. Elle s’affirmait comme cette volonté suprême que la classe ouvrière devait chercher en un chef. »
On ne saurait mieux définir quel est l’esprit des paysans libres, ces hommes des sillons, des clos et de cet océan de blé qui roule ses vagues sur les vieilles terres d’Europe.
Ces paysans européens connaissent dans leur village les liens de parenté. Ils savent ce que furent les vieux et ce que promettent les fils. Ils savent ce qui distingue les gens de ce côté-ci de la rivière ou de la forêt et les gens de l’autre côté, et comment il faut parler dans une foire avec ceux-ci et avec ceux-là. Et pourquoi il faut se taire.
Les paysans européens, d’instinct, mettent les hommes et les choses à leur rang et savent qu’il n’est pas naturel et qu’il n’est pas utile de les faire changer de place.
Ce sont des hommes redoutables pour ceux qui rêvent d’un monde où les maisons seront toutes pareilles, où les journaux diront tous la même chose, où les originaux et les individualistes seront pourchassés… Ces paysans qui ne nous connaissent pas, qui ne nous lisent pas, qui sont hostiles à tout ce que nous avons de théorique et de sentimental, d’intellectuel et de citadin, ces hommes-là, fatalement, parce que c’est « la nature des choses », se trouvent dans le sens de notre volonté traditionaliste et révolutionnaire.
Ils sont nos alliés. Et ils sont notre espoir.