L’article de Numerama a oublié une chose : les trolls ou la désinformation venue des officines de pouvoir. Qui sont autrement plus dangereuses, sur cet espace de liberté qu’on appelle l’Internet, que les petits trolleurs sous les vidéos Youtube.
En matière de médias, il faut savoir une chose : aucun pouvoir ne peut s’en passer. En 1981, le président François Mitterrand décidait de libérer les ondes, et une vague de radios libres envahissait les oreilles des Français, donnant un sentiment de liberté (d’expression) nouveau.
Une décennie plus tard, tout le monde ou presque était rentré dans le rang : les radios libres étaient soit devenues commerciales, soit subventionnées, c’est-à-dire qu’elles étaient tenues par le Marché ou par l’État. C’est le cas de la télévision. Il n’y a en réalité pas de télévision libre. Sauf sur l’Internet. Tout ce qui propose une diffusion puissante est aussitôt détourné au profit du pouvoir ou détruit.
On peut alors légitimement penser que l’Internet n’échappera pas à cette loi du partage du gâteau entre le Marché et l’État.
On appréciera la déclaration du spécialiste qui s’inquiète de la disparition des « intermédiaires d’intérêt général ». Un intérêt général pour qui ?
Si vous pensiez que le fléau des articles de désinformation et de ses conséquences bien réelles (symbolisées par le « Pizzagate »), des trolls et autres cas de cyber-harcèlement qui nuisent à la nature des échanges sur Internet étaient voués à disparaître au fil des prochaines années, l’étude du réputé Pew Center risque de vous faire déchanter.
En collaboration avec l’université Elon de Caroline du Nord, le centre de recherche américain a interrogé 1 537 experts en technologie, qu’il s’agisse de professeurs, d’élus ou de salariés de grandes entreprises du milieu comme Google. Ils se sont vus soumettre une unique question :
« Au cours de la prochaine décennie, les échanges publics en ligne seront-ils plus ou moins modelés par les trolls, les personnes mal intentionnées, le harcèlement et une tonalité globale de pessimisme, de méfiance et de dégoût ? »
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Un Internet sous contrôle gouvernemental ?
La disparition de l’anonymat en ligne n’est pas sans risque pour les internautes. C’est l’autre point majeur soulevé par les sondés : cette lutte anti-trolls et anti-désinformation pourrait transformer Internet en un espace régulé par les gouvernements, qui prendraient la place des réseaux sociaux pour modérer les contenus interdits (incitations à la haine, injures racistes, diffamation…).
Le business-model des réseaux sociaux, qui repose essentiellement sur les revenus publicitaires générés par le nombre d’engagements d’utilisateurs, trouve tout son intérêt dans les conflits, provocations et autres contenus qui provoquent le buzz. La recherche du profit encourage donc à tolérer ce genre de comportements, voire à les encourager — dans les limites de ce qui est considéré comme « acceptable ». L’effacement, en termes de visibilité et d’interactivité, des médias traditionnels au profit des sites incitant au clic et autres ne fait actuellement qu’aggraver les choses.
John Anderson, responsable des études sur les médias et le journalisme au Brooklyn College, explique ainsi les raisons de ce pessimisme :
« La diminution continue […] des “intermédiaires d’intérêt général” comme les journaux, les chaînes de télévision, etc., montre que nous avons atteint un point dans la société où des versions très différentes de la “réalité” peuvent être choisies et personnalisées par des personnes pour correspondre à leurs a-priori ou visions idéologiques du monde. Dans un tel contexte, on peut difficilement espérer des dialogues collaboratifs. »
Plusieurs médias en ligne ont d’ailleurs fait le choix ces dernières années de supprimer purement et simplement leurs sections de commentaires quand d’autres veulent obliger les internautes à lire leurs articles pour pouvoir les commenter.
Dans la lignée des tendances actuelles
En effet, selon une partie de ces spécialistes, la gestion des commentaires en ligne ne sera plus assurée par les plateformes, motivées par un impératif économique et concurrentiel, mais par les gouvernements directement. Un scénario probable au vu des tendances actuelles : en Allemagne, le gouvernement multiplie depuis un moment les pressions sur Facebook et Twitter pour les forcer à réagir plus rapidement contre les contenus inappropriés.
Ce rôle de « gardien », s’il est repris par les autorités, pourrait leur permettre, au nom de leur lutte contre les articles de désinformation, de censurer des contenus ou des sources qui vont pas dans leur sens, ou encore empêcher l’accès à certaine plateformes qui leur déplaisent.
Le futur dépeint par les sondés du Pew Center, loin de faire rêver, confirme les tendances actuelles observées sur Internet : une compartimentation entre des bulles spécifiques, qui entretiennent leurs membres dans leurs idées et convictions, au détriment du débat et des échanges.