Il faut écouter et lire tous ses « amis » pour commencer à comprendre cet homme multifacettes. Celui qui disait qu’il ne pouvait y avoir d’amis en politique, en comptait pourtant beaucoup. Comme l’amitié est quelque chose de bilatéral, il faudrait plutôt parler de fidèles. Ce sont ces fidèles qui assoiront François Mitterrand sur son trône de quasi-roi de France pendant près de deux décennies, du milieu des années 1970 au milieu des années 1990.
Aujourd’hui, en 2016, François Mitterrand laisse l’image d’un président qui aura abusé de la personnalisation de la fonction, la portant à un niveau inconnu jusqu’alors. Cela lui sera reproché, mais contribuera aussi à sa légende. On ne parlera pas, par exemple, de la « légende Sarkozy », ou de la « légende Chirac ». Pour Hollande, son soi-disant fils préféré (Hollande n’a jamais été proche de Mitterrand qu’en pensée), qui le singe à souhait, il reste un an pour voir. Tout peut arriver, en politique.
Le génie tactique de Mitterrand est devenu un marronnier des journalistes politiques. Pas la peine de revenir là-dessus. Pourtant, sa grande période, la plus glorieuse, celle qui commença le 13 juin 1971 avec le fameux congrès d’Épinay, et qui s’acheva le 10 mai 1981, avec l’apothéose d’une victoire personnelle, le couronnement d’une vie, est due à ses qualités de tacticien. Reprendre un parti moribond, la SFIO, qui sentait bon les années 1920, pour en faire un PS de conquête (son nouveau nom en 1969), éclatant une France bien à droite une décennie plus tard, tout en manquant de peu le rendez-vous de 1974 (Giscard peut dire merci au bourrage des urnes d’Outre-Mer), c’est un Austerlitz personnel. Une victoire qui ne doit qu’à son flair, sa ténacité, son sens de la direction des hommes. Son Waterloo, car tout empereur a son Waterloo, sera son dernier conseil des ministres avant la cohabitation avec Balladur, le 24 mars 1993.
« J’espère que nous ne verrons pas flamber les banlieues. Que nous ne verrons jamais les CRS tirer sur les jeunes des cités en révolte. J’espère que non… » (Mitterrand le 24 mars 1993, cité par Edwy Plenel)
Une ambiance glaciale, sépulcrale, qui sentait la fin, celle d’un monde, celui des espoirs placés en lui 12 ans plus tôt par la France des petites gens, et la fin d’une vie, rongée par le cancer depuis 20 ans déjà. Un mystère de plus entre tous les mystères mitterrandiens.
Car Mitterrand, second gros cliché, était un homme de mystères. Sachant cloisonner à merveille, sachant utiliser le meilleur des hommes qui s’offraient à lui – politiquement, s’entend – il jouera de sa séduction sur tous. On ne parle même pas de « ses » femmes, ou courtisanes, une autre de ses passions cachées, avec la littérature. Oh oui, le vieux socialiste en a bien profité, de toutes ces actrices et présentatrices télé. Pas farouches, les femmes, quand le président les appelle. Ou les écoute. Mais ne tombons pas dans ce marécage, qui fait le sel des dîners en ville.
La vérité de Mitterrand est ailleurs : dans sa bipolarité, son ambiguïté, son ambivalence, préférait dire Fabius. Curieusement, malgré quelques ennemis farouches, Mitterrand plaira globalement aux Français, qui retrouvaient chez lui un peu d’eux-mêmes. Les catholiques voyaient en lui un homme de catéchisme, les souverainistes l’amoureux de la France, de la terre, du terroir (Latché et son pèlerinage annuel, admirablement croqué par Cabu, qui représentait les larbins du premier cercle s’empressant de tenir la canne ou le chapeau du président), les gauchistes y voyaient l’homme qui tenait tête à la droite et qui leur avait donné la fabuleuse « cinquième semaine », tonnant jusqu’au bout contre le « mur de l’argent », autre expression des années 30, des années qui sentaient bon le colonel de La Rocque, une autre des fidélités de Mitterrand, qui ne sera pas toujours de gauche, et qui grâce à cela, ou à ses sincérités multiples, séduira la bonne vieille droite française.
Même ses adversaires acharnés du Figaro Magazine étaient fiers d’être invités, suprême honneur, à l’Élysée, en passant par les entrées discrètes. Le roi savait retourner ses adversaires comme des crêpes. Seguin s’avouera séduit, limite amoureux, Chirac admirait le vieil homme, Balladur « respectera » sa maladie, ne disant rien à personne, et profitant en douce de la place vacante de président par intérim, tous, dans la classe politique, même Pasqua, reconnaissaient la bête politique. Une bête pas immonde, qui a vraiment été, quoiqu’on en dise, le président de presque tous les Français. Une posture que d’autres ne sauront pas trouver, comme Giscard, qui découpait le fromage avec couteau et fourchette (un truc qui a marqué les Français moyens qui l’ont invité). Ça ne l’empêchait pas, le vieux grigou, de croquer des ortolans avec ses amis chasseurs en province, tout en promettant la lune aux écolos à Paris…
« Après dix-sept ans, depuis l’hiver 1965 jusqu’à la mi-1983, passés à surfer sur la vague de la rhétorique de gauche, Mitterrand était revenu à ses racines. Les habits idéologiques qu’il avait revêtus pour arriver au pouvoir avaient enfin été ôtés. Ils ne lui avaient jamais vraiment convenu. Une partie de lui regrettait les illusions perdues. Mais l’autre était heureuse de s’en débarrasser. » (Philip Short, cité dans Le Figaro)
Mais sortons de l’anecdote pour aller vers l’héritage politique. Que reste-t-il donc du grand homme, qui commença sa carrière très à droite, et la finit à gauche, enfin, en apparence, tout en livrant au Marché les clés de la France, en 1983 ?
La libération des ondes (radio), espace de liberté et d’expression nouveau, qui finira en... NRJ, chaque évolution ayant son revers de médaille ; le grand Louvre, la Bibliothèque FM, les livres (François Nourrissier le critiquera avec justesse) ; la retraite à 60 ans, le Smic augmenté, mais le triste retour au réel, le rêve qui s’effondre, la rigueur ; les choix internationaux, la valse hésitation avec l’Allemagne, puis le choix de l’Europe, en qui il voyait le seul avenir possible pour la France…
« Après moi, ce sera l’Europe, il n’y aura plus de grand Président. »
Une erreur qu’on ne peut lui imputer. Mais à ce moment-là, au milieu des années 80, quand la realpolitik s’imposera à la gauche, Mitterrand ne sera alors plus de gauche qu’en mots, les actes, eux, étant passés à droite avec une brutalité que seule la gauche peut faire avaler au peuple. Tiens, comme aujourd’hui, avec les lois liberticides, sous prétexte de terrorisme. Une arnaque similaire qui éclatera au grand jour, mais dans 10 ou 20 ans…
Un Mitterrand qui aura voulu être de Gaulle, mais qui n’en sera que l’adversaire, acharné diront certains, ce qui n’exclura pas une certaine admiration. Quand Mitterrand sera aux affaires, il s’essaiera au gaullisme en matière de politique extérieure, avec plus ou moins de réussite. On lui reprochera son alignement sur la politique agressive de Bush père au Koweït en 1990 (« les armes vont parler », était venu nous dire le président, avec un plaisir certain, son étoile commençant à décliner dans le ciel des Français), sa faute de goût quand il soutint le putsch procommuniste raté avant l’effondrement du socialisme en Union Soviétique…
La première guerre du Golfe, ou le premier arrimage français au derrière de l’Empire, qui sera suivi par beaucoup d’autres. Le seul renoncement dans ce domaine sera celui de la paire Chirac-Villepin en 2003, contre les mêmes États-Unis. Qui fera long feu : dernier hoquet d’indépendance gaullienne… La fin du monde bipolaire laissant les grands politiques comme Mitterrand devant un énorme point d’interrogation. En 1990, il était difficile de penser le monde multipolaire qui allait venir. Mitterrand avait compris et incarné son siècle, il n’en comprenait plus le nouveau.
Le socialisme et son combat pour la victoire tant attendue de 1981 (depuis 1965 !) auront servi, pour les observateurs cyniques de Mitterrand, à prendre le pouvoir et à déguiser ses renoncements (qui n’en étaient pas) en nouvelles valeurs de gauche, comme le profit, la bourse et le marché. Il entretiendra sa mainmise sur le parti, en fin tacticien qu’il était, tout en empêchant, de par sa figure tutélaire, le passage de témoin à un autre grand dirigeant de parti, et surtout, à une évolution social-démocrate, qui est inscrite dans les gènes de la gauche de pouvoir. Manuel Valls la prépare aujourd’hui, sans aucun complexe. C’est ainsi que le parti des pauvres ou des opprimés a menti au peuple, pour ne pas affronter sa propre mue devant son électorat. Pourtant, depuis maintenant 30 ans, le PS est inféodé au Marché. À l’Europe, aux États-Unis, à Israël. Des renoncements préparés par Mitterrand, qui n’aurait peut-être pas imaginé un tel résultat : la fonte de spécificité française dans l’océan tiède du libéralisme européen.
La France à la remorque des États-Unis ?
L’ambivalence de Mitterrand : il dit oui aux Américains, non à la repentance :