Il y a encore peu, l’utilisation du terme « Grande Cuisine » pour définir ce qu’on identifie comme la cuisine bourgeoise était monnaie courante. Pourtant, ces dernières décennies est apparu le terme de « Haute Cuisine », faisant référence à la « Haute Couture ». Nous allons voir que ce n’est évidemment pas le seul terme emprunté au vocabulaire de la mode, en essayant de comprendre pourquoi un tel changement est survenu dans le discours culinaire moderne.
La mode comme modèle de représentation pour la gastronomie
Doit-on voir comme une prophétie cette déclaration de Christian Dior : « Vous savez, tout ce qui concerne la bouffe m’intéresse, je connais beaucoup de recettes et un jour on ne sait jamais, je pourrais peut être faire, qui sait, du jambon Dior, du rosbeef Dior » ?
Si la couture a depuis longtemps utilisé la gastronomie dans ses créations, jusqu’à peu cela ne se faisait pas en collaboration avec les cuisiniers (ou pâtissiers) mais en utilisant simplement des produits culinaires…
Or ces dernières années ont vu le monde de la gastronomie s’emparer du vocabulaire de la mode à tel point qu’aujourd’hui il n’est même plus rare ou stupéfiant de voir carrément des défilés mêlant couturiers et grands chefs, vêtement et nourriture, « créations culinaires » et produits de luxe.
On peut voir derrière ce rapprochement une volonté évidente du Capital d’amener le monde plutôt traditionnel de la gastronomie vers un cadre plus prolifique pour ce dernier, c’est-à-dire un mode de fonctionnement entièrement basé sur la consommation, le renouvellement perpétuel des saveurs et le développement des marques. Ce que le monde de la mode a déjà réussi depuis quelques années, notamment depuis la création du prêt-à-porter.
Du cuisinier artisan au cuisinier artiste
Tout comme le couturier le siècle dernier, le cuisinier est définitivement passé – avec l’apparition de la nouvelle cuisine – du rang d’artisan à celui d’« artiste créateur ».
Puisque l’industrialisation, la mécanisation des objets, l’apparition d’appareils ménagers, les luttes pour le droit des femmes à travailler, ont énormément contribué à modifier nos pratiques alimentaires, et qu’elles ont aussi donné l’opportunité au marché de s’étendre jusque dans la sphère familiale grâce au « prêt-à-manger » il apparaît donc logique de voir dans cette transformation sociale de la figure du cuisinier une adaptation de celle-ci au nouveau mode de production que l’industrie agroalimentaire allait pouvoir utiliser pour étendre son marché.
Des plats cuisinés, surgelés, lyophilisés et surtout standardisés que l’industrie agroalimentaire allait développer (avec l’aide de nombreux grands chefs) jusqu’à l’autre forme de « prêt-à-manger » que sont les restaurants, les fast foods, les cantines et autres, qui font du « cuisinier artiste » – créateur de tendances, d’œuvres, de plats-signatures mais aussi de marques – comme le créateur de mode avant lui, un simple outil de l’industrie au service du marché.
Du cuisinier patron, à l’homme d’affaire au service du Grand Capital
Si la nouvelle cuisine est apparue comme le moment où le cuisinier devenait propriétaire de son restaurant – et donc de son moyen de production –, lui donnant par la même les moyens de sortir de sa cuisine, de gérer son « image de marque » et sa promotion médiatique, la mondialisation a changé la donne avec l’apparition du grand chef devenant un globe trotter infatigable trimbalant ses casseroles de Paris à New York, découvrant l’Asie, le Moyen-Orient et l’Océanie.
En effet, à la fois à cause de la dimension économique qui fait qu’il est de plus en plus dur de pouvoir rester propriétaire d’un restaurant trois étoiles dans le contexte économique actuel, mais aussi à cause de l’accélération de la mondialisation qui fait que le grand chef doit gérer un bon nombre d’établissements à travers le monde (sans en être propriétaire), publier des livres, sortir des produits marketings de plus en plus nombreux, trouver des partenaires économiques pour de futurs établissements (d’où la généralisation de la collaboration de ces derniers avec l’industrie agro-alimentaire), le grand chef moderne n’est plus le patron d’un petit établissement comme dans le passé, mais plutôt un cuisinier ayant réussi sa carrière dans le monde de la gastronomie et qui profite de l’image qu’il s’est façonnée pour vendre ses services (sa marque) à l’industrie.
Le grand chef est donc passé du statut de petit patron à celui d’homme d’affaires en devenant consultant de sa propre société de conseil, chargée de l’image de marque de groupes de l’agroalimentaire ou de compagnies désireuses d’avoir leurs propres restaurants de luxe, et pour lesquels il se contente de développer de nouveaux concepts, de trouver des fournisseurs, des produits, des employés formés dans d’autres établissement qu’il gère et surtout d’assurer la partie médiatique en s’assurant du succès de sa mission, auquel cas il sera remplacé par un autre cuisinier médiatique avec qui il est en concurrence sur ce marché en pleine expansion.
La mode, la cuisine et l’art contemporain dans le monde du luxe
De nos jours, le grand magasin – qui est la synthèse des activités consommatrices – est le lieu où cohabitent le mieux (avec les grandes avenues des grandes villes) la mode, la cuisine et l’art contemporain [1].
Jean de la Bruyère disait : « Une mode a à peine détruit une autre mode, qu’elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la suit. »
Si on admet que la mode, la cuisine et l’art contemporain fonctionnent sur ce même principe (d’où la nécessité de renouvellement continu dans la création culinaire avec notamment l’importance du respect de la saison de nos cuisiniers modernes) il apparaît logique de les voir donc tous les trois réunis dans ces temples de la consommation que sont les grands magasins, où là aussi tout doit être aboli par de la nouveauté, cédant elle-même à celle qui suit…
Les points communs de ces derniers ne se limitant pas à l’emplacement du lieu mais aussi au moyen de diffusion de l’information dans les médias par la figure du critique, qu’il soit culinaire, de mode ou d’art, mais aussi par l’organisation de défilés haute cuisine ou haute pâtisserie, voire même des défilés couplés haute cuisine/haute couture mais aussi de salons culinaires, très en vogue dans les pays anglo-saxons, fonctionnant sur le modèle des biennales.
Si dans la gastronomie les portions sont toujours de petite taille, c’est avant tout, nous dit-on, qu’on ne vient pas chez un grand chef pour manger mais pour déguster. Il est important, pour que la cuisine soit considérée comme un art, que celle-ci se détache de sa fonction première du besoin de se nourrir. Voila pourquoi, en partie, cela fonctionne mieux avec la pâtisserie, car celle-ci est par nature inutile. Il n’est pas nécessaire de manger de pâtisserie pour survivre. Et puisque manger des pâtisseries a pendant longtemps été un acte culturel étroitement lié à la religion (mariage, baptême, enterrement…) – ce qui explique qu’il y a toujours des pâtisseries en face des églises –, dans le monde occidental laïc moderne, la pâtisserie et la nouvelle cuisine ont une place toute faite au sein de cette religion de substitution qu’est la société de consommation… Les grands magasins ayant simplement remplacé les églises.
La vitrine – autre signe important dans le monde du luxe – qui est à la fois un plaisir et une frustration, un désir et un manque, n’échappe pas au rapprochement idéologique entre la Haute Cuisine et la Haute Couture.
Jean Baudrillard décrivait ainsi la vitrine des magasins : « Espace spécifique, ni intérieur ni extérieur, ni privé ni tout à fait public, qui est déjà la rue tout en maintenant derrière la transparence du verre le statut opaque et la distance de la marchandise, cet espace spécifique est aussi le lieu d’une relation sociale spécifique [2]. »
Celle-là se couple à merveille avec cet objet de consommation qu’est devenu le grand chef moderne, car avant de consommer ses plats, c’est d’abord le cuisinier que les clients consomment. Et la vitrine devient le support mettant en scène des produits que celui-ci utilise dans ses restaurants, ou servant à promouvoir ses livres, ses plats, ses producteurs et ses produits dérivés.
D’ailleurs, on pourrait qualifier les sites Internet de vitrines virtuelles modernes dans lesquelles l’accès totalement virtuel à tout l’univers des « créateurs » agrandit encore l’effet de frustration en l’étendant à la sphère domestique.
Un discours esthétique pour masquer une réalité économique
Le rapprochement idéologique entre le discours culinaire des grands chefs et celui de la mode sert avant tout à masquer une réalité économique, à savoir que l’industrie, dont le but est d’étendre toujours plus son marché, se sert du discours culinaire des grands chefs pour parvenir à ses fins :
Par le phénomène de diffusion : une création (un macaron Pierre Hermé), une tendance (la verrine), un produit phare (le yuzu), un concept (la bistronomie), qui sont lancés par les grands chefs et qui sont d’abord destinés à leur clientèle, s’étendent peu a peu à toutes les couches de la société par le prêt-à-manger.
Commençant par apparaître dans les défilés de haute cuisine et de haute pâtisserie mais aussi dans les salons culinaires, ces nouveautés ont par la suite gagné peu à peu la plupart des restaurants et pâtisseries, pour ensuite être repris par l’industrie agroalimentaire. Une création réussie d’un grand chef a pour nature de s’étendre à toutes les couches de la consommation, depuis les très sélects restaurants des capitales cosmopolites jusqu’à, après une certaine adaptation (des coûts, des produits et des procédés de fabrications), la restauration rapide, en terminant comme produit de supermarché.
Par la diffusion toujours plus grandissante d’émissions de télévision ayant comme sujet la gastronomie, financées par la publicité pour les produits de l’industrie agroalimentaire et qui poussent la perversité jusqu’à vous apprendre la cuisine tout en vous éloignant des fourneaux… mais en vous amenant à la consommation d’objets inutiles.
Des programmes consacrés à la cuisine dont l’augmentation en durée et en variété coïncide, ces dernières décennies, à la fois avec la diminution du temps passé dans les cuisines domestiques et avec l’augmentation de la consommation de plats « prêts à consommer ».
En poussant la réflexion, on constate que ces programmes ont participé à la transformation de la cuisine – pratique nécessaire à la survie humaine – en simple passe-temps que pratiquent les couches aisées pendant les week-ends et les vacances, en famille ou entre amis.
Les classes les plus pauvres devant se contenter des produits bas de gamme de l’industrie agro-alimentaire, soit :
par manque de temps (femmes seules ayant des enfants à charge et cumulant deux emplois) ;
par manque d’argent (les chômeurs ou les travailleurs précaires n’ayant pas les moyens pour une cuisine équipée ou même pour des produits frais de qualité – produits bio et autres – et qui se contentent des produits peu chers des supermarchés discount) ;
ou bien par manque de connaissance : la génération des enfants du féminisme – hommes et femmes confondus – n’ayant plus les moyens d’apprendre la cuisine au sein de la famille et ne pouvant pas non plus s’offrir les cours de cuisine à prix faramineux de notre élite culinaire…
On peut aussi rajouter que si le concept du bistrot revient autant à la mode parmi les grands chefs, mais aussi dans les médias, c’est parce que pour que la gastronomie puisse survivre, mise à part dans les très grands établissements, elle doit se débarrasser de tout ce qui est snob, car trop coûteux, pour pouvoir continuer à exister. Ce qu’on essaye donc de nous faire passer pour du progressisme – le retour à la simplicité – n’étant en fait qu’un masque de la régression sociale.
Conclusion
Le discours culinaire moderne des grands chefs sert donc de cheval de Troie à l’industrie agroalimentaire pour étendre toujours plus son marché. Mais il sert aussi à masquer une réalité économique, à savoir que les produits et les plats consommés aujourd’hui dans les restaurants branchés des capitales et dans les épiceries fines à la mode sont les plats ou les produits que consommaient autrefois les pauvres, avant que l’augmentation du coût de la vie et l’aggravation de la crise ne le leur interdisent, les obligeant dès lors à se contenter des produits de mauvaise qualité et des plats « prêts à consommer » de l’industrie agro-alimentaire.