Il est déjà possible de l’affirmer sans paraître présomptueux : le mouvement des Gilets-jaunes a réussi en deux semaines à marquer de son empreinte profonde la vie politique de notre pays. Tout laisse à penser en effet qu’il va entraîner une réorientation majeure du cours de notre histoire, bien qu’il soit impossible à ce stade d’en préciser le rythme et les modalités. Ce mouvement vient de loin, il obéit à des causes profondes et va déclencher une onde de choc dont les répercussions politiques et idéologiques bouleverseront l’ordre établi depuis plusieurs décennies.
Un mouvement inédit
Chacun a pu le constater depuis le 17 novembre dernier, le mouvement des Gilets-jaunes est tout à fait inédit dans sa forme, pour au moins trois raisons : il est né spontanément d’une indignation et d’une colère vécues collectivement par des millions de Français ; il se développe hors de tout cadre institutionnel et exprime avec force son refus d’être « récupéré » par des partis ou des syndicats, tous soupçonnés a priori de vouloir le dénaturer du seul fait de leur appartenance à un système honni, dont ils ne sont au mieux que des opposants de façade ; il est le fait de citoyens ordinaires qui, pour la plupart, n’ont jamais appartenu à une formation politique et n’ont même pas l’habitude de manifester ; enfin, il est d’une ampleur nationale, tant par son extension à l’échelle du territoire (outremer inclus) que par la diversité sociale des manifestants (loin de se réduire aux seules couches populaires du pays).
Il a donc tout pour surprendre et déstabiliser les responsables politiques du pays, habitués depuis des décennies à gouverner en rond dans un tout petit monde idéologique.
Être à nouveau un peuple
Ce qui frappe le plus lorsque l’on participe à ces réunions spontanées sur tous les ronds-points du pays, c’est peut-être, par-delà la colère, la joie qui anime les gens. Comme si le seul fait de sortir de chez soi, d’occuper l’espace public et d’engager des conversations à caractère politique avec des inconnus représentait déjà une fin en soi, le début d’une renaissance. Car cette expérience est d’un genre inhabituel : humaine et vivante, à la façon des manifestations sportives, mais ô combien plus profonde par sa dimension civique. Tous les Gilets-jaunes sentent en effet confusément qu’ils font à nouveau peuple pour la première fois depuis des décennies ; qu’un système par eux haï, qui croyait les avoir vaincus, est d’emblée délégitimé par leur apparition ; que, de citoyens virtuels, appelés à exprimer leur choix sous contrainte lors d’élections ponctuelles, ils redeviennent des citoyens réels, aptes à jouer un grand rôle dans la vie de la cité. Dans ces centaines d’agoras improvisées, chacun sent renaître en lui un authentique lien civique, la fraternité qui naît spontanément des discussions politiques. C’est une source de joie profonde, que cette parole libérée et échangée entre citoyens. Elle est la manifestation première d’un élan collectif d’envergure historique. En effet : arrivée à son terme, la crise générale de la représentation se résout sous nos yeux dans un processus spectaculaire d’incarnation spontanée du peuple, qui disqualifie irrémédiablement l’ensemble de ceux qui depuis trop longtemps affirment le représenter pour mieux l’amoindrir. Plus que d’un spasme, il s’agit d’un sursaut, d’un réflexe de salut public par lequel les citoyens de ce pays expriment avec une force retrouvée leur volonté de restaurer la puissance souveraine de la nation face à des dirigeants qui ont œuvré à l’étouffer depuis plus de trente ans. D’où la réaction allergique des Gilets-jaunes à tout contact avec des représentants syndicaux ou partisans ; ils craignent plus que tout de voir par eux leur entreprise comme d’habitude édulcorée et réduite à l’insignifiance.
De l’émotion fiscale à la renaissance politique
La crise est née d’un soulèvement spontané contre une taxe de plus, pesant cette fois sur le carburant automobile. Sans s’en rendre compte, le gouvernement, avec cette taxe, associait dans une configuration explosive deux sujets sensibles, la fiscalité et la liberté de déplacement. Les Gilets-Jaunes ont trouvé inadmissible qu’au prélèvement fiscal accru sur leurs revenus s’ajoutât une restriction de fait de leur mobilité, quand celle-ci est une partie intégrante de la liberté individuelle. Sur cette colère initiale s’est très vite greffée une protestation plus globale contre l’injustice fiscale perpétuée et amplifiée par le gouvernement d’Édouard Philippe : la réforme de l’ISF et de l’imposition du capital, l’inertie face à l’évasion fiscale des multinationales, l’incapacité à taxer les géants du numérique… Tous ces éléments ont conduit nécessairement à dénoncer l’inégale répartition de la charge de l’impôt.
Mais le mal est en fait beaucoup plus profond. La fiscalité ne constitue que la cause immédiate du soulèvement populaire. Ce dont nos dirigeants ne semblent pas se rendre compte à ce stade, c’est que la colère qui s’exprime est vieille de plus de trente ans. Trente années de frustration, de ressentiment et d’amertume face au déclin de la chose publique imposée à une France réticente par des gouvernants conformistes et veules, au nom d’une adaptation sans fin à la mondialisation et de la soumission nécessaire à une construction européenne prétendument salvatrice. Trente années de régression sociale, de dérégulation financière, d’affaiblissement économique et de recul de l’État dans tous les domaines. Trente années de colère rentrée qui explose soudain à la face de nos dirigeants, sidérés par la résurrection inopinée du peuple comme force politique directe et agissante. Aujourd’hui, par un juste retour des choses, se produit un brusque rappel à la réalité fondamentale de notre univers politique : il n’y a pas de démocratie sans démos. Qu’il faille rappeler cette évidence au point où nous en sommes rendus, voilà qui en dit long sur la dégénérescence politique, sur la dévitalisation de la démocratie qui a caractérisé les trois dernières décennies. Le peuple français, si longtemps humilié, méprisé, effacé même, par ceux qui faussement gouvernaient en son nom se réveille d’un long sommeil, sort de l’état de sédation profonde dans lequel on aurait aimé qu’il restât. Il a fallu pour cela que le système arrive au terme de son potentiel de destruction : élu par les 16% d’inscrits qui l’ont placé en tête au premier tour de l’élection présidentielle en 2017, Emmanuel Macron a mis en œuvre depuis dix-huit mois, et avec superbe, une politique qui ne profite vraiment qu’aux Français les plus riches, c’est-à-dire à 10 ou 15% de la population. Sous couvert de progressisme, il n’a fait qu’aggraver le délitement généralisé auquel le néolibéralisme nous condamne, tout en croyant sincèrement que le verbiage creux et la bouillie conceptuelle de ses discours allaient susciter l’enthousiasme et l’adhésion des masses. Ceux qui n’étaient pas prêts à en recevoir l’onction, les « Gaulois réfractaires », n’étaient dignes que de son mépris. Si Emmanuel Macron est indéniablement le président légal de la République française, il n’est donc pas évident qu’il soit un président légitime, tant sa politique porte atteinte aux intérêts d’une écrasante majorité de Français, et tant il semble se satisfaire du petit résidu de souveraineté que le système, dont il est un disciple zélé, accepte de lui laisser dans l’ordre économique. Qui peut croire que les Français vont accepter plus longtemps un pouvoir dont la capacité d’action se résume à des tripatouillages fiscaux, dans un sens inégalitaire de surcroît ? Les tenants de l’idéologie dominante pensaient pourtant avoir trouvé avec lui le candidat idéal, qui allait leur permettre d’atteindre la forme politique pure à laquelle ils aspirent : la forme sans contenu, celle d’un pouvoir réduit à l’état de simulacre, dès lors que ses attributs essentiels ont été placés hors de portée des citoyens, sur un sol étranger. C’est à ce processus de lente destruction que s’oppose aujourd’hui le peuple, dont les Gilets-jaunes ne sont que l’avant-garde active. L’immense majorité des Français les soutient et le gouvernement doit comprendre au plus vite que le basculement en cours a une portée historique.