En plein été, une installation stratégique de la plus grande station d’épuration des eaux usées d’Europe est totalement détruite par le feu à trente kilomètres de la capitale. Il faudra entre trois et cinq ans pour la reconstruire, au prix, dans l’intervalle, d’une pollution gravissime de la Seine. Ce site n’a cessé d’enregistrer des sinistres de plus en plus graves depuis plusieurs années. Sa gestion est entachée par des dévoiements sans précédent en matière de marchés publics. Un désastre absolu, qui ne suscite qu’une inquiétante indifférence.
Le 3 juillet dernier, un incendie spectaculaire se déclenche sur le site classé « Seveso seuil haut », c’est-à-dire faisant l’objet d’une surveillance particulière en raison de la toxicité des produits qu’il abrite, au sein de l’usine « Seine Aval » (SAV) du Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP) implantée dans la plaine d’Achères, dans les Yvelines. S’étendant sur 600 hectares, la gigantesque station d’épuration, à l’intérieur de laquelle on ne se déplace qu’en voiture ou en camion, est lovée dans une boucle de la Seine, à cheval sur les villes de Saint-Germain-en-Laye, Maisons-Laffitte et Achères. Elle traite 60 % des eaux usées de 9 millions de Franciliens, ce qui fait d’elle la plus grande station d’épuration d’Europe.
C’est un bâtiment de 6 000 m2 servant à la « clarifloculation » des eaux usées (procédé d’élimination des particules en suspension, notamment des phosphates), abritant plusieurs cuves de chlorure ferrique, substance toxique et hautement corrosive, qui a pris feu. L’unité se situe au début de la filière de traitement des eaux usées, et abrite une myriade de colonnes en plastique, dans lesquelles circule le chlorure ferrique. Un énorme panache de fumée noire se dégage aussitôt, visible à plusieurs kilomètres à la ronde.
En l’espace de quelques mois, c’est le quatrième incident grave, incendie ou explosion, sur ce même site.
À 19 heures le sinistre n’était toujours pas maîtrisé par les sapeurs-pompiers du service départemental d’incendie et de secours (SDIS) 78, qui avaient dépêché sur place plusieurs dizaines de véhicules et au moins 70 soldats du feu. À 18 heures 45, d’autres camions et d’autres sapeurs-pompiers continuaient d’arriver sur le site. « Nous avons dû procéder à une alimentation en Seine avec un bateau pompe. Nous avons également utilisé des motos pompes remorquables dans les rétentions des eaux usées », expliquait le lieutenant-colonel Christophe Betinelli, commandant des opérations de secours.
Ce que l’honorable lieutenant-colonel ne pouvait évidemment pas déplorer publiquement, c’est que les conduites alimentant les poteaux d’incendie — sur lesquels les pompiers branchent leurs lances — passaient… sous le bâtiment qui a brûlé. Les poteaux étaient donc inutilisables. « Inconcevable », confiera un pompier présent sur place. Il faudra attendre quatre jours pour que le sinistre soit totalement maîtrisé, après la venue de la gigantesque échelle déjà utilisée pour venir à bout de l’incendie de Notre-Dame de Paris.
Dès le lendemain matin, le syndicat FO du SIAAP dénonçait une situation « catastrophique » :
« La situation à SAV s’est fortement dégradée depuis plus de deux ans. Vendredi dernier, nous avons adressé à l’inspection du travail sept alertes de dangers graves et imminents (dont le SIAAP n’a toujours pas tenu compte malgré ses obligations en la matière), pour des fuites de gaz ou des départs d’incendie. Hier avec l’incendie de la clarifloculation, les herbes hautes et sèches ont pris feu, lequel a failli atteindre la zone Biogaz. »
Premier bilan
Deux jours après l’accident, lors d’une réunion d’information organisée à Saint-Germain-en Laye, le SIAAP confirmait aux élus présents l’existence d’une pollution liée au déversement dans la Seine d’eaux usées qui n’étaient plus que « partiellement » traitées. Au lendemain de l’incendie, d’impressionnantes photos et vidéos d’amoncellement de poissons morts avaient été diffusées par les médias, ou mises en lignes par des associations locales et de nombreux particuliers, notamment des pêcheurs et des bateliers stationnés à Conflans-Sainte-Honorine.
Le samedi 6 juillet en fin d’après-midi, un bateau affrété par le SIAAP était arrimé au quai de l’île Peygrand, face au barrage d’Andrésy (Yvelines). À son bord, deux bennes contenant trois tonnes de poissons morts, mélangés à des algues et détritus divers. Une mortalité due au manque d’oxygénation de l’eau, conséquence de la présence anormale de matières organiques, et donc de carbone. Le syndicat affirmait compter sur la mise en service d’unités de biofiltration pour faire remonter le taux d’oxygénation du fleuve.
Parallèlement, le volume d’eaux traitées sur le site était réduit, passant de 15 m3 par seconde à 8 m3, la compensation étant assurée par deux des cinq autres usines du SIAAP, celles de Colombes (Hauts-de-Seine) et de Triel-sur-Seine. S’engageant sur un horizon de quelques semaines pour obtenir un traitement des phosphates quasi équivalent la situation d’avant l’incendie, le syndicat reconnaissait dans la foulée qu’il faudrait plusieurs années pour reconstruire l’unité de clarifloculation !
Ce même soir à 18 heures, Mme Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État à l’Écologie, annonçait la convocation des responsables du SIAAP. Quelques heures avant cette audition, un communiqué diffusé par l’association Robin des Bois suscitait de nouvelles inquiétudes : alors que la Seine était en période d’étiage, les égouts de l’Ouest parisien venaient de recevoir de lourdes charges de poussières de plomb consécutives à l’incendie de Notre-Dame de Paris.
L’association révélait surtout que l’incendie du 3 juillet était le onzième accident sur le site de SAV depuis le 10 avril 2017… Et que l’usine avait fait l’objet de quatre mises en demeure du préfet des Yvelines en 2018 pour non conformité à la réglementation, notamment pour le manque de contrôle des tuyauteries et soudures du site.
Le SIAAP n’en ayant tenu aucun compte, une astreinte pécuniaire — une amende pour chaque jour de retard dans l’exécution des travaux — avait été prononcée par le préfet des Yvelines fin janvier.
Nouvelle hécatombe de poissons
Dans la nuit du vendredi 26 au samedi 27 juillet, de violents orages provoquaient une nouvelle pollution de la Seine du côté de Sartrouville, Conflans-Sainte-Honorine et Andrésy.
« Nous avons géré au mieux l’assainissement, mais nos capacités actuelles de traitement ne permettent pas d’excéder un débit de 17 m3 par seconde. Or, on a atteint 38 m3 par seconde », expliquait le directeur de SAV. En dépit du stockage dans son réseau et du soutien d’autres usines de traitement en aval, l’usine s’était contentée d’une simple « décantation ».
Dans toute la région parisienne, les gigantesques émissaires du SIAAP reçoivent en effet par temps de pluie, outre des eaux usées, des quantités énormes d’eaux « pluviales », fortement polluées après avoir ruisselé sur les chaussées. Comme Achères traite en temps normal jusqu’à 60 % des flux de l’agglomération, le scénario catastrophe se reproduira mécaniquement aussi longtemps que l’unité de « clarifloculation » n’aura pas été reconstruite, ce qui demandera trois à cinq ans et devrait coûter une centaine de millions d’euros. Avec pour conséquence de graves pollutions de la Seine, qui placeront la France en position délicate vis-à-vis de l’Union européenne, puisque plusieurs directives nous contraignent depuis le début des années 1990 à reconquérir une bonne qualité des eaux, sanctions financières à l’appui si l’objectif n’est pas atteint.
Fin juillet on recensait déjà un minimum de 10 tonnes de poissons morts.
Un mystère persistant
La préfecture des Yvelines organisait une nouvelle réunion le 5 septembre. On y apprendra que c’est seulement ce même jour, soit deux mois après l’incendie, qu’une mission d’experts avait pu accéder au site pour tenter de comprendre l’origine du sinistre !
Explication : « Le point de départ du feu était inaccessible pour des raisons de sécurité. (…) Les experts avaient besoin de rentrer dans la clarifloculation (…). La difficulté était double. D’abord parce qu’on avait des eaux d’extinction qui avaient servi à arrêter le feu qui se trouvaient au fond du bâtiment mélangées à du chlorure ferrique, et il était nécessaire de prendre un certain nombre de précautions, pour vider ces eaux, sans avoir un impact fort sur le milieu et la Seine. »
Avant juillet, le site traitait chaque jour 2,3 millions de m3 d’eaux usées. Une capacité tombée à 1,45 million de m3 après l’incendie. « Nous allons atteindre 1,7 millions de m3 à la fin de l’année, avant de parvenir à 2 millions au printemps 2020 », assurait le directeur de SAV. Côté calendrier, 2019 allait être consacré au nettoyage et au diagnostic complet des travaux à mener ; 2020 aux passations de marché, avant que le chantier ne démarre en 2021 pour s’achever à la fin 2022. À l’avenir, le chlorure ferrique sera stocké à l’extérieur de l’unité et non plus au centre comme c’était le cas, tandis que « la charpente et la toiture seront repensées », précisait le syndicat.
Arnaud Péricard, maire de Saint-Germain-en-Laye, indiquait qu’il tenait à la disposition des élus « tous les courriers qu’il a écrit depuis deux ans. Je ne veux pas être alarmiste inutilement, mais je ne suis pas optimiste sur la situation. Je me suis d’ailleurs permis d’appeler Mme le maire de Paris pour le lui dire. Elle m’a dit qu’elle allait regarder ça. Je rappelle que la ville de Paris a une part prépondérante dans ce conseil d’administration. »
Comme lors des deux précédente réunions tenues en juillet, seuls des représentants de l’État, des élus et quelques rares représentants associatifs triés sur le volet avaient été conviés à y assister. De public, de riverains, point ! Du coup, alors que le site est classé « Seveso seuil haut » depuis 2009, l’annonce, seulement relayée par l’édition locale du Parisien et la Gazette des Yvelines – seuls médias à avoir suivi l’affaire –, de la mise en œuvre bien tardive d’un Plan particulier d’intervention (PPI), ou la refonte d’un Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) n’avait aucune chance de rassurer des riverains excédés.
Rencontrés le 23 septembre, des résidents de Conflans-Sainte-Honorine qui préparent une liste citoyenne pour les prochaines élections municipales ne décoléraient pas : « On se moque de nous, depuis le début, nous n’avons aucune information sérieuse. Y a-t-il des risques sanitaires si l’on remet en service les anciens bassins de décantation qui vont nous empuantir des kilomètres à la ronde ? Qu’est-ce qui nous garantit que de nouveaux accidents ne vont pas survenir ? »
Difficile de leur donner tort. Le SIAAP, qui verrouille sa communication d’une main de fer, à fait imprimer à des milliers d’exemplaires des tracts distribués dans les mairies qui répètent en des termes lénifiants que tout est déjà rentré dans l’ordre, ce que bien évidemment personne ne croit.
On notera par ailleurs que pas un(e) seul(e) des élu(e)s PS, PCF et EELV, qui représentent la Ville de Paris, la Seine Saint Denis, le Val de Marne et les Hauts de Seine au Conseil d’administration du SIAAP ne s’est exprimé sur ce désastre depuis le 3 juillet dernier...
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