Des choses très curieuses, nimbées d’un épais brouillard, se déroulent en Mésopotamie. Les informations nous parviennent au compte-gouttes, comme assourdies. Nos bons médias officiels en parlent avec leur habituelle dose de fausse naïveté, mais sans s’attarder outre-mesure. Une partie de la presse alternative, quant à elle, reste muette sur la question... Diable, que se passe-t-il donc au pays du Tigre et de l’Euphrate ?
Les faits, tels que rapportés, sont les suivants : des manifestations de jeunes ont éclaté dans la partie chiite du pays pour protester contre la corruption endémique, la situation économique catastrophique et le manque criant d’infrastructures (eau, électricité, routes). Jusque ici, rien que de très normal. Votre serviteur ayant récemment passé quelques années là-bas, il peut d’ailleurs témoigner de première main sur les coupures d’électricité qui l’empêchaient parfois d’écrire les billets attendus par ses chers et fidèles lecteurs.
Là où les choses commencent à prendre une étrange tournure, c’est dans la féroce répression gouvernementale qui a fait plus d’une centaine de tués en quelques jours. Quand des milliers de partisans de Moqtada Sadr avaient envahi la Zone verte ultra-sécurisée de Bagdad en avril 2016, aucun mort n’avait été à déplorer. Et là, il faudrait croire que le gouvernement du modéré Abdel Mahdi aurait ordonné de tirer sur des gamins qui, politiquement parlant, ne menaçaient personne ?
Car voici un autre fait curieux : dans un pays où la contestation est habituellement lancée par des figures politiques ou religieuses, voire tribales, ces manifestations spontanées (?) sont totalement indépendantes de tout parti et ont pris tout le monde de court, y compris Sadr lui-même qui tente maintenant maladroitement de rattraper le train en marche en appelant Mahdi à démissionner. Comment expliquer que personne n’ait rien vu venir, dans une région où les secrets transpirent et où les services de sécurité, forts de plusieurs années d’expérience dans la lutte anti-terroriste, sont habitués à savoir ce qui se passe ?
Le gouvernement a très vite évoqué des tireurs infiltrés dans la foule ou des snipers, visant à la fois les manifestants et les forces de sécurité, afin de créer un chaos menant à la sédition. Cette explication a d’abord fait sourire avant d’être prise un peu plus au sérieux. Sur cette vidéo, on voit par exemple des manifestants et des soldats, côte à côte, se cacher de tireurs non identifiés. Ailleurs, des volontaires veulent former une milice pour protéger les manifestants ET les forces de l’ordre, semblant donner quelque vraisemblance à la thèse de cette troisième force qui sèmerait l’anarchie et la division. Pour ajouter à la confusion, des hommes armés et masqués (qui sont-ils ?) ont pillé ou mis le feu à plusieurs sièges de télévision, attaquant parfois la police locale (quel intérêt le gouvernement aurait-il à faire cela ?)
Coïncidence troublante, les manifestations ont éclaté le lendemain de la réouverture très attendue du poste frontière d’Al Bukamal/Al Qaïm, bien connu de nos lecteurs. Au grand déplaisir de Washington et Tel Aviv, Mahdi a fait la sourde oreille et résisté à toutes les pressions pour permettre la renaissance de ce point nodal de l’arc chiite.
Assiste-t-on alors, en ce moment même, à une tentative de renversement du Premier ministre irakien ? C’est ce que pensent le toujours bien renseigné Elijah Magnier ainsi que Moon of Alabama, quasiment les seuls à aborder la question.
Les récentes décisions de Mahdi l’ont rendu très impopulaire aux yeux de l’empire. Il a ouvertement accusé Israël des récents bombardements sur les bases des milices chiites en Irak et, conséquence logique, s’est montré très intéressé par l’acquisition de S-400 russes. Ses ouvertures à la Chine (pétrole contre reconstruction), son refus de se soumettre aux sanctions US contre l’Iran et son choix de l’Allemand Siemens plutôt qu’une compagnie américaine pour un projet électrique important n’ont pas arrangé son cas. Cerise sur le gâteau, il a rejeté l’infantile "accord du siècle" présenté par Baby Kushner et tente de rabibocher l’Iran et l’Arabie saoudite pour apaiser les tensions dans le Golfe.
Autre coïncidence, les manifestations ont éclaté juste après l’éviction soudaine du général al-Saadi, héros de la reprise de Mossoul sur Daech et patron des troupes d’élite du Service de Contre-Terrorisme (SCT). Figure très populaire parmi nos manifestants qui brandissent régulièrement son portrait, il a refusé sa disgrâce et est passé à la télévision pour dénoncer la décision du Premier ministre. Le lendemain, la révolte commençait dans la rue...
Pourquoi Mahdi a-t-il viré al-Saadi ? Les avis divergent sur cette question fondamentale qui peut expliquer tous les événements actuels, mais à des degrés différents. Pour certains, c’est le premier niveau d’analyse, le général intègre s’était fait des ennemis dans la hiérarchie militaire corrompue et menaçait l’establishment. Le gouvernement l’écarte, montrant son propre degré de corruption, et les jeunes prennent la rue pour dénoncer les turpitudes de l’État. Possible. Il se peut même que certains manifestants aient été noyautés par les services d’al-Saadi, entraînant d’autres plus ingénus à leur suite. Quant aux fameux snipers, si leur existence est avérée, il n’est pas exagéré d’imaginer qu’ils font partie du SCT.
Mais il existe un autre niveau d’analyse, bien plus intéressant, où nous retrouvons sans surprise le grand affrontement entre l’Iran et les États-Unis, combat dans lequel l’Irak sert de terrain de jeu. Al-Saadi est proche des Américains et le SCT a été entraîné, financé et équipé par Washington. Cette proximité et ses "fréquentes visites à des ambassades étrangères" (on imagine lesquelles) inquiétaient le Premier ministre qui, d’accord avec les factions pro-iraniennes, a écarté l’indélicat pour le remplacer par Haider Yusuf, proche du fameux Qassem Soleimani, le grand manitou iranien.
Une nouvelle fois, l’analyse peut s’arrêter là : Téhéran a manigancé le renvoi d’un général pro-américain intègre, entraînant un mouvement de contestation contre la corruption et contre l’influence de l’Iran, mouvement qui s’appuie d’ailleurs sur le sentiment national irakien/arabe bien réel face au grand voisin perse. Dans plusieurs villes, des permanences de partis politiques ou de milices pro-iraniens ont d’ailleurs été attaqués.
Cependant, l’on peut aller encore plus loin, beaucoup plus loin. Ces derniers temps ont fleuri des rumeurs de coup d’État orchestré par Washington via des officiers irakiens, menées dont le gouvernement serait au courant depuis trois mois. On sait déjà que les Américains ont noyauté une partie du commandement de l’armée, comme on l’a vu avec l’épisode d’Anbar. Bien que le sinistre National Endowment for Democracy soit très présent en Irak, il semble que ce soit plus une intrigue militaire dans le cas présent et le général al-Saadi, inspirateur direct ou indirect des manifestations, est sous les feux de la rampe.
Sous couvert d’anonymat (ça vaut ce que ça vaut), des officiels irakiens mettent en cause l’ambassade américaine à Bagdad. On ne prendra pas ces déclarations pour argent comptant, d’autant que ces officiels peuvent eux-mêmes être noyautés par l’Iran, mais le contexte général - tentative d’attentat contre Soleimani, réouverture d’Al Bukamal - va dans ce sens. Les snipers embusqués, chargés de monter la foule contre les autorités, font furieusement penser au Maïdan tandis que les larmes de crocodile des diplomates US sur "l’inévitable démission" de Mahdi ne trompent personne.
Dans les brumeux et complexes événements qui se déroulent actuellement en Irak, il est pour l’instant malaisé de choisir, parmi les niveaux d’analyse évoqués plus haut, lequel est le bon. Le dernier nous semble le plus vraisemblable mais ceci n’est, pour l’instant, qu’une hypothèse qui demande confirmation. Les prochains jours nous en diront peut-être plus...