Pour améliorer les performances de l’hôpital, optimiser le fonctionnement des équipes et augmenter la satisfaction des patients, les décideurs politiques s’orientent toujours davantage vers un hôpital-entreprise converti aux méthodes du « lean management ». Pourtant, avec la tarification à l’activité et la bureaucratisation des soins, l’hôpital semble plutôt se transformer en usine tayloriste. Dans ces conditions, un système de santé purement biomédical et techniciste est-il viable ?
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Tarification à l’activité
« Quels systèmes pourraient naître de politiques publiques qui distinguent la santé des soins ? » s’interroge Frédéric Pierru, sociologue spécialiste des politiques publiques de santé, à partir de la fiction d’anticipation proposée par Alexia Jolivet. La piste la plus crédible semble être l’utilisation, de plus en plus prégnante, des instruments de gestion dans la prise en charge médicale — des outils comme la tarification à l’activité (T2A), issue du « Plan hôpital 2007 », qui alloue les ressources aux établissements en fonction du volume de leur activité.
« Avant l’avènement de l’hôpital-entreprise, on assiste à l’émergence de l’hôpital-usine : la politique de gestion est importée de la pensée des ingénieurs et appliquée au soin des méthodes appliquées à la production de biens industriels de masse : optimisation de la production d’un bien ou d’un service, réduction des activités complexes, interchangeabilité des producteurs, disparition de la singularité de la relation thérapeutique, et obsession du chiffre », analyse le sociologue.
« Avec la tarification à l’activité, les gestionnaires cherchent à piloter à distance le monde médical et les pratiques de soin, plus qu’à être efficaces », constate Frédéric Pierru. Il s’agit, ni plus ni moins, que de l’utilisation de la bureaucratie comme outil de pouvoir ainsi que l’a décrit brillamment l’anthropologue David Graeber dans son essai Bureaucratie (Les Liens qui libèrent, 2015).
« Les effets de la gestion redoublent les effets déshumanisants de la biomédecine »
Dans cette perspective centrée sur l’acte technique et immédiatement curatif, la logique du résultat repousse toujours plus la notion de soin de l’hôpital, créant ainsi des usines à soins techniques, où la dimension humaine n’existe plus. « Les effets de la gestion redoublent les effets déshumanisants de la biomédecine », déplore le sociologue. Mais si les logiques gestionnaires sont compatibles avec la biomédecine ou les actes chirurgicaux bénins, elles sont beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre par les soignants qui prennent en charge les maladies chroniques, processus de soins dans lesquels le patient est central en tant qu’individu, comme dans le cas du diabète et des troubles psychiques. Dans ces spécialités, les logiques gestionnaires et le dénombrement du nombre d’actes entravent une dimension du soin et de la prise en charge qui ne peuvent pas être quantifiés, décomposés, standardisés ou homogénéisés.