En réaction, c’est un nouveau format d’entretien qui fait réagir mon intervenant aux citations que je lui propose. Réaction inconditionnellement libre !
Arthur Sapaudia : Salut Camille ! Tu as répondu par l’affirmative à ma demande et je t’en remercie. Voyons quelle est ta réaction face à l’auteur que je mets sur la table aujourd’hui et que j’apprécie particulièrement : il s’agit de Jean Mabire. Suivrons plus tard tes réactions aux citations d’Arthur Schopenhauer et de Joseph de Maistre.
Nous avons perdu notre âme parce que nous avons perdu le sens des valeurs communes qui formaient l’antique « sagesse » de nos peuples. Il nous faut faire revivre l’âme des Hyperboréens et « redéfinir » Dieu. Car le sacré ne se trouve pas hors de nous, mais en nous. Car Dieu n’est pas du Ciel, mais de la Terre. Car il ne nous attend pas après la mort, mais nous offre la création de la vie. Dieu n’est pas surnaturel et il n’est pas transcendant. Il est au contraire la Nature et la Vie. Il est dans le soleil et dans les étoiles, dans le jour et dans la nuit, dans les arbres et dans les flots. Dieu naît avec les fleurs et meurt avec les feuilles. Dieu respire avec le vent et nous parle dans le silence de la nuit. Il est l’aurore et le crépuscule. Et la brume. Et l’orage.
Dieu s’incarne dans la Nature. La Nature s’épanouit sur la Terre. La terre se perpétue dans le Sang. (Jean Mabire, Thulé : le soleil retrouvé des Hyperboréens, 1977)
Camille Mordelynch : Beau passage, qui sonne finalement assez spinoziste : « Deus sive natura » écrit Spinoza dans l’Éthique, empruntant la formule à Descartes, et ramenant Dieu dans le giron de la nature, loin des spéculations anthropomorphiques des monothéistes quant aux attributs que Celui-ci pourrait posséder. Dieu n’est pas être porteur d’émotions et d’affect, ni un artisan, fabricateur du monde ; sa création ne résulterait pas d’un désir qui suggérerait que Dieu ne se satisfait pas pleinement de lui-même (le désir étant toujours la marque d’un manque, d’une incomplétude) ; et il n’est pas non plus hors du monde, il est le monde. En l’identifiant à la nature, Spinoza renonce à la transcendance divine. C’est ce que l’extrait choisi évoque, renouant avec une conception antique de la phusis (traduit par nature), ou du cosmos, pensé comme totalité sacrée ; c’est donc, en somme, très païen.
Mais étant moi-même chrétienne, il est possible d’en proposer une lecture qui réconcilierait les deux influences, bien que trop souvent présentées en rivales : le christianisme et le paganisme, dont on assiste à un renouveau aujourd’hui, donnent l’impression de chercher à se purifier l’un de l’autre. Il est vrai que la nature, et sa dimension mystique, est au cœur de cette tentative : dans l’histoire des systèmes métaphysiques, le passage d’une théologie naturelle, où l’on rencontrait Dieu empiriquement, dans l’expérience d’une nature conçue comme animée, divinisée (à travers l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, phénomènes météorologiques…), à une théologie révélée où Dieu n’est plus accessible aux lumières de la raison naturelle, mais se révèle à nous en devenant objet de foi, nous aurait coupé d’une appréhension du sacré par la nature.
La victoire de la révélation chrétienne sur les religions polythéistes et à mystère de l’Antiquité sonne comme le triomphe du scindé : deux champs bien tranchés coexistent alors, le profane et le sacré, domaine de Dieu sur-naturel, séparé, intouchable, qui ne doit pas être investi par le profane. La nature matérielle en ressort désacralisée, désenchantée. Pourtant, le grand Pan de la mythologie antique n’est pas complètement mort, comme il a pu être crié sur les rives de la mer Ionienne selon Plutarque (Sur la disparition des oracles) ! Le culte païen et la relation organique de l’homme à la nature, au cosmos harmonieux des Grecs, n’a pas disparu ; j’aime à penser qu’il n’a pu être nié qu’en ayant été absorbé, assimilé, digéré, et que le christianisme en garde la mémoire. Car en réalité l’incarnation, originalité du christianisme (puisqu’elle n’est reconnue ni par les juifs, ni par les musulmans), montre que la transcendance divine est toute relative : c’est une transcendance qui se rend transparente.
Pour le comprendre, partons de ce que le judaïsme proposait jusqu’à alors ; c’est peut-être pêcher par marcionisme, mais la divinité de l’Ancien Testament n’est pas identique au Dieu des évangiles : le Dieu revanchard, violent, jaloux, d’une transcendance verticale opaque, brutale, à qui les Hébreux devaient obéir avec rigidité en respectant la lettre des ordonnancements pour éviter les châtiments, a laissé place à un Dieu d’amour, amant et aimé suprême, sensible au cœur. C’est pourquoi d’ailleurs le Christ l’appelle abba en araméen, tendrement Père ! L’absolutisation de cet amour a pris la forme de la création, puis de l’incarnation, dans laquelle Dieu, par amour, s’est abaissé pour nous relever.
Simone Weil soutenait que pour ce faire, Dieu avait traversé l’épaisseur du temps et de l’espace pour nous rejoindre ; dans son amour désespéré, il s’était encore une fois offert à nous (La Pesanteur et la Grâce). S’est ainsi que le verbe s’est fait chair : il a revêtu l’enveloppe charnelle, s’est diminué jusqu’à partager l’état de sa créature mortelle sous la figure de l’être le plus fragile et dépendant qui soit, un nourrisson, né dans une mangeoire, et qui mourra en esclave sur la croix. À y repenser, cette puissance divine toute paradoxale est d’une beauté inouïe : l’incarnation – et son sacrifice, qui supplante et ce faisant signe symboliquement la fin des sacrifices charnels d’animaux – est la plus belle preuve d’amour et d’humilité de toute l’histoire de l’humanité. Mais quel en est le sens ?
Le Christ est venu nous dire que Dieu n’était pas une entité métaphysique abstraite et irréductiblement séparée, situé sur un plan de réalité qui nous serait inaccessible, mais un être là, un être parmi nous. Dieu est en nous ! Le Christ en est la preuve : il est vain de le chercher ailleurs qu’en soi-même. Il y a finalement un aveu d’immanence dans ce que le Dieu chrétien donne à voir de lui ; et pour un non-chrétien, c’est un blasphème !
À la fois donc dans l’incarnation, originalité radicale, mais aussi dans tout ce qu’il a créé, le divin se réfracte : c’est ce qui faisait dire à Thomas d’Aquin qu’on pouvait remonter à Dieu par l’étude de la nature. La philosophie « est la servante de la théologie » (Somme théologique) : par l’intellect qui comprend le fonctionnement de la nature, Dieu peut être connu, même indirectement. Il est vrai que pour le saisir pleinement, sans être limités par la finitude de nos capacités rationnelles, il nous faut le secours de la foi ; mais on en est amenés à Dieu en le reconnaissant au travers de ses œuvres. La raison, qui sonde la nature, soutient la foi, et la foi éclaire la raison. Ainsi, dans tout ce qui nous entoure, dans l’agencement méticuleusement harmonieux qu’on y décèle, la signature de l’architecte se reflète.
C’est dire que la beauté du monde est sacrée, qu’elle est d’origine divine. La beauté sensible, que l’on touche, que l’on voit, que l’on entend, est une manifestation céleste. C’est déjà ce que Platon avait mis en évidence dans Le Banquet : la beauté n’est pas physique, elle est métaphysique. Cela revient à dire que la beauté visible a une cause invisible : le divin. Et bien qu’on la rencontre sur le plan matériel, l’émoi qu’elle suscite présage de sa véritable essence immatérielle. On se sent pris de vertige devant la beauté d’un paysage, ou d’un visage, précisément parce qu’on pressent qu’elle n’est pas de ce monde. Elle provoque en cela effroi et frayeur, et nous fascine autant qu’elle nous est insupportable ; notre intelligence ne parvient pas à en rendre compte, et abdiquant, elle se sait être en présence d’un mystère venu d’ailleurs.
Je n’aurai donc pas une interprétation panthéiste de ce passage : le divin est contenu partout dans ce monde, mais il n’est pas de celui-ci. Sa transcendance n’est néanmoins pas radicale, loin de là, car elle est faite d’amour, force d’union qui franchit tous les pans de réalité pour en affirmer l’unité. C’est ce qui résonne dans la prière que le Christ adresse au Père et au monde : « Afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aussi soient un en nous. » (Jn 17 :21)