Dans un pays où 97 % des recettes en devises proviennent de l’exportation des hydrocarbures, contrôler le pouvoir permet de contrôler la rente que procure l’or noir.
La réforme de la Constitution algérienne approuvée en février dernier a été accueillie avec enthousiasme par les commentateurs politiques qui ont cru voir dans ses amendements la fin annoncée de la « présidentialisation » accrue du régime (par un transfert de compétences au chef du gouvernement), et une ingénierie constitutionnelle inédite qui empêcherait l’avènement d’une réplique de Bouteflika dans l’ère post-Bouteflika.
Cette lecture naïve traduit une incompréhension de la réalité du pouvoir en Algérie. Derrière les paravents juridiques, la façade légaliste, les décisions se prennent ailleurs, et la guerre de succession fait rage. Au cœur de la lutte pour le contrôle du pouvoir politique, se trouve la Société nationale pour le transport, la production et la commercialisation des hydrocarbures (Sonatrach) dans un pays où 97 % des recettes en devises proviennent de l’exportation de ces hydrocarbures. En Algérie, contrôler le pouvoir permet de contrôler la rente que procure l’or noir, et les crises politiques sont une constante de l’histoire post-indépendance. De l’été 1962 aux révoltes de 1988 et l’hiver 1991 qui plongent le pays dans les affres d’une guerre civile sanglante, les crises politiques d’une intensité et d’une durée variable, entrecoupées par des phases de stabilité, restent systémiques. La répétition de ces crises conduit à privilégier une explication structurelle. Car pour comprendre les enjeux de la crise de succession actuelle en Algérie, encore faudrait-il inscrire solidement cette problématique dans une perspective historique.
Élites sociologiquement faibles
Si les révoltes sociales prennent racine dans l’essoufflement de la logique rentière, la crise politique est née d’une rupture de l’équilibre ou d’une remise en cause de la communauté d’intérêts économiques qui unit les différents clans du pouvoir.
Historiquement, dès l’accession à l’indépendance, l’unité de façade n’a pas résisté aux appétits de contrôle du pouvoir. Dès 1962, le Front de libération nationale (FLN) est déchiré par des luttes intestines et les rapports de force se structurent en fonction de la capacité à rallier les soutiens de l’élite politique du mouvement. Des clans se constituent et se renforcent autour d’affinités idéologiques ou d’alliances de circonstances. Mais cette réalité difficile à pénétrer n’en demeure pas moins le produit de l’histoire coloniale. Tandis que dans l’expérience des sociétés occidentales l’avoir donne accès au pouvoir, dans les pays anciennement colonisés, le processus historique d’accumulation de capital par une classe sociale bourgeoise ne recouvre aucune réalité historique.
L’histoire précoloniale, qui témoigne des formes de propriétés collectives et de l’indivision des terres tribales fondant l’équilibre agraire de la société traditionnelle, et, par la suite, celle de la colonisation et de la pénétration capitaliste, donnant naissance à deux sociétés parallèles distinctes non intégrées, expliquent largement l’absence d’une classe sociale capable de prétendre à la direction politique de la société. La pénétration capitaliste et l’importation des produits manufacturés de la métropole ont bloqué l’émergence d’une industrie locale.
À cet égard, la réflexion de Frantz Fanon sur le concept de bourgeoisie nationale dans les sociétés colonisées est édifiante : « Dans un système colonial, une bourgeoisie qui accumule du capital est une impossibilité. » Le colonialisme a produit une réalité sociopolitique qui façonnera l’avenir de la société algérienne : un capitalisme bloqué, où les élites civiles, sociologiquement faibles, sont politiquement impuissantes face à un corps constitué et discipliné qu’est l’armée.