Décidément, les Anciens nous avaient prévenus. Un mortel ne peut prétendre s’élever trop haut sans que les Dieux, par une ironie malicieuse, ne rabaissent l’outrecuidant en lui faisant prendre des décisions calamiteuses.
Notre dernier billet gazier se demandait si le Danemark allait enfin autoriser la construction du Nord Stream II dans ses eaux territoriales, 147 petits kilomètres pour terminer le gazoduc qui apportera 55 milliards de mètres cubes supplémentaires à l’Europe. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le feu vert est tombé, au grand dam des médias impériaux qui appellent le Congrès américain à voter des sanctions pour tenter de torpiller le projet.
En visite officielle à Budapest, Poutine s’est félicité de la (tardive) indépendance d’esprit du pays scandinave tandis qu’il préparait dans le même temps l’extension du Turkish Stream vers la Hongrie. La bonne entente d’Orban avec Vladimirovitch rend notre bonne presstituée très nerveuse, tandis que l’avance inexorable des tubes russes vers le vieux continent fait s’arracher les cheveux aux stratèges américains.
Tout irait donc pour le mieux du côté de Moscou si, une nouvelle fois, la faiblesse du tsar envers le sultan ne venait menacer le fragile édifice brillamment bâti en Syrie. Dans notre toute dernière livrée sur la Syrie, nous expliquions que la récré était finie dans le Nord :
L’aventure ottomane est terminée. L’accord de Sotchi concocté par Vladimirovitch donne ses premiers fruits. Le cessez-le-feu est globalement respecté et les Kurdes, après deux jours d’hésitation, ont accepté le plan et commencé à battre en retraite de la frontière. Ils sont remplacés par l’armée syrienne qui se déploie à vitesse grand V pour contenir toute avance future des Turcs.
Notamment à l’est de la zone d’invasion ottomane :
Rompant sans vergogne le relatif cessez-le-feu (précisons que les Kurdes ont leur part de responsabilité, ne s’étant pas retirés partout), les barbus pro-Ankara ont repris l’offensive en direction de Tall Tamir, tuant plusieurs soldats syriens, exécutant ou humiliant les prisonniers. Si, stratégiquement parlant, le fait est mineur, le dommage peut se révéler immense en terme de crédibilité et d’image.
Crédibilité de Damas vis-à-vis des Kurdes, car les loyalistes sont obligés de battre en retraite et abandonner des postes qu’ils étaient venus occuper dans l’euphorie il y a quelques jours. Comment aborder les négociations futures, par exemple le démantèlement des SDF et leur intégration dans l’armée, en position de force si, sur le terrain, cette même armée fait déjà demi-tour ? Et crédibilité des Russes vis-à-vis de ses alliés, car il est incompréhensible pour beaucoup qu’ils laissent leurs protégés syriens, relativement désarmés en ce point, se faire tuer sans réagir. Où sont les Soukhoïs censés vaporiser les modérément modérés ? Où est le coup de poing sur la table de l’état-major russe vis-à-vis de son homologue turc ?
Pire, il semble que les Russes aient demandé à Damas de ne pas envoyer d’équipement lourd ni de couverture aérienne à ses troupes sous le feu. Pour certains, il s’agit de ne pas indisposer le sultan au moment où les patrouilles russo-turques commencent leurs tournées et où, à la demande d’Ankara, les barbus rendent quelques villages au nord de Raqqa. Pour d’autres, les Américains, qui gardent encore le contrôle du ciel au-dessus d’une partie du Rojava n’autoriseraient pas les avions syriens à voler dans la zone. Toujours est-il qu’en termes d’image, tout cela est assez désastreux pour la Russie.
L’instant est pourtant capital. Les flip flop américains ont fait perdre à l’empire son crédit au Moyen-Orient alors que la solidité des alliances russes est louée. Pour Moscou, ce n’est pas le moment de se montrer pusillanime. La notoire mollesse de Poutine envers Erdoğan risque, si elle perdure, de lui coûter très cher...