On ne gagne rien à entretenir les mythes, surtout quand ils réinterprètent des faits passés à l’aune d’une idéologie présente.
Le 25 octobre, c’était le 1 285ème anniversaire de la bataille de Poitiers lors de laquelle – selon une fiction bien tenace – « Charles Martel écrasa les Arabes ». Cette bataille sans importance politique et militaire fut transformée par une historiographie chauvine en symbole d’une guerre entre une Europe chrétienne et un Orient mahométan. La réalité est bien différente.
Après la rapide conquête de l’Espagne, les troupes musulmanes franchirent les Pyrénées en 719, continuant leur avancée jusqu’en 721 : leur expansion fut freinée une première fois à Toulouse par le duc Eudes d’Aquitaine qui y acquit le doux surnom de « boucher de la chrétienté ». Durant toute une décennie, les Sarrasins se contentèrent donc d’expéditions ponctuelles sur l’Aquitaine. Pour les contrer, Eudes s’allia avec le Berbère Munuza, gouverneur de Narbonne, révolté contre Abd al-Rahman.
La « France » que Charles Martel est censé avoir sauvée n’existait pas alors en tant qu’entité politique et ethnique. Le territoire français actuel se divisait entre les deux royaumes souvent antagonistes d’Austrasie et de Neustrie, dont Charles Martel cumulait les mairies du palais. S’y ajoutait le vaste duché d’Aquitaine, de fait indépendant, dirigé par un Eudes plus latin que germain qui voyait les Francs comme une horde barbare qu’il n’hésitait pas à combattre. Quant à Charles Martel, loin de l’image du pieux chevalier, il fut un pilleur patenté des biens ecclésiaux, ce qui lui valut des remontrances du pape… dont il ignora en 731 l’appel à l’aide, quand Rome était attaquée par les turbulents Lombards.
C’est donc dans un contexte multipolaire et complexe qu’eut lieu la « bataille de Poitiers » qui s’est, en fait, déroulée à Vouneuil-sur-Vienne, après que le gouverneur d’Espagne, Abd al-Rahman, eut lancé une énième razzia au-delà des Pyrénées, non dans un but expansionniste, mais pour piller les ressources des riches abbayes et du sanctuaire de Saint-Martin à Tours. Précisons que ces « Arabes » étaient en majorité des Berbères et des Hispaniques fraîchement convertis à l’islam.
Charles et Eudes, toujours ennemis, s’allièrent dès lors contre Abd al-Rahman qu’ils vainquirent ce 25 octobre 732. Cette bataille ne stoppa en rien la présence musulmane en terre franque : les Sarrasins ne furent chassés de Septimanie qu’en 759 et l’on a des preuves de leur présence dans le Jura jusqu’en 972.
La bataille de Poitiers ne peut, non plus, être considérée comme une opposition entre chrétiens et musulmans, pour une raison très simple : des cavaliers sarrasins se battaient aux côtés des armées franquo-aquitaines. En effet, nous avons évoqué plus haut un certain Munuza, allié à Eudes qui lui donna en mariage sa fille Lampégie. Les chroniques franques et arabes s’accordent à dire que leur mariage de raison devint vite une vraie histoire d’amour. Hélas, en 731, Abd al-Rahman franchit les Pyrénées et marcha sur la Narbonnaise. Munuza fut vaincu et rattrapé alors qu’il tentait de gagner les terres de son beau-père. C’est les armes à la main, en défendant sa bien-aimée chrétienne, que périt ce musulman. Les soldats survivants se battirent aux côtés des franquo-aquitains durant la bataille de Poitiers.
On ne gagne rien à entretenir les mythes, surtout quand ils réinterprètent des faits passés à l’aune d’une idéologie présente. À ce mythe clivant, préférons commémorer la cordiale amitié entre Hâroun ar-Râchid et le petit-fils de Charles Martel, Charlemagne.