Selon une étude d’Eurostat, 12% des Français affirment n’avoir jamais utilisé Internet de leur vie. Qui peuvent bien être ces Français non connectés ?
Nicolas Carpentier, 38 ans, n’a pas d’adresse e-mail et n’a d’ailleurs jamais navigué sur Internet.
« Je suis complètement ignorant de ce qu’on peut y faire »
Le Nordiste, qui habite à 5 kilomètres de Maubeuge, à Ferrière-la-Grande, est en recherche d’emploi depuis deux ans. Il touche le RSA (448 euros mensuels) et galère quand la fin du mois approche. Nicolas a un téléphone portable avec un forfait appels et SMS illimités à 20 euros par mois. Il n’a pas les moyens d’acheter un ordinateur :
« Ce n’est pas du tout dans mes priorités »
12% en France, 39% en Roumanie
Le 16 décembre, l’agence chargée des statistiques officielles de l’Union européenne Eurostat a publié une étude où figurait un chiffre frappant : comme Nicolas, 12% de Français interrogés (de 16 à 74 ans) affirmaient n’avoir jamais utilisé Internet de leur vie. En comparaison, ils sont 1% en Islande, 6% en Suède et, loin derrière, 39% en Roumanie.
Celui qui bosse, drague, achète ses billets de train, discute des heures, commente ou perd du temps sur Internet a tendance à l’oublier : 42% de la population mondiale est connectée, c’est-à-dire que la majorité des habitants de cette planète ne le sont pas.
Il y a comme une faille : un internaute français passe en moyenne 4 heures et 7 minutes sur le Net devant son ordinateur, 58 minutes par jour pour les mobinautes et, à côté, 12% n’ont jamais plongé dedans.
12%, ce n’est pas rien. Cet article est né de cette interrogation : qui peuvent bien être ces Français non connectés ?
En retrait, dans la décroissance
Il y a bien sûr ceux pour qui il s’agit d’un choix. « On rencontre des gens dans le retrait, dans la décroissance, qui se déconnectent volontairement », explique Guy Pastre, chargé de mission à la M@ison de Grigny (Rhône). Mais ces non-utilisateurs, « en résistance », sont minoritaires. « Ceux qu’on oublie, ce sont les déconnectés involontaires », souligne le chargé de mission.
« C’est un public qu’on a de plus en plus de mal à identifier »
Dans son rapport annuel publié fin 2014, le Credoc avance un chiffre sensiblement plus élevé que celui d’Eurostat : parmi les Français âgés de 12 ans et plus, 17% se disent non-internautes, un chiffre en constante diminution. Les 70 ans et plus sont surreprésentés, comme les personnes vivant seules et les bas revenus.
La plupart de ces non-internautes n’ont pas d’ordinateur chez eux (73%), lit-on encore dans ce rapport, et près de la moitié sont dépourvus de téléphone mobile (42%).
Pas un problème générationnel
« Les personnes âgées, c’est l’arbre qui cache la forêt », balaie Margault Phélip, directrice adjointe d’Emmaüs Connect :
« Il ne s’agit pas d’un problème générationnel qui sera terminé dans vingt ans »
L’association créée en 2013 a pour objectif de faciliter l’accès aux télécommunications et accompagner les plus fragiles vers le numérique. Emmaüs Connect a touché l’année passée en France 14 000 personnes. « Des gens à la rue ou des gens qui ont des problèmes à finir le mois », détaille Margault Phélip.
L’association distingue plusieurs freins récurrents :
l’illettrisme ;
le coût élevé des communications ;
l’absence de compte bancaire courant ;
l’absence de logement ;
une méconnaissance d’Internet ;
et la défiance envers les nouvelles technologies.
Margault Phélip :
« On leur propose un parcours pour qu’ils acquièrent un bagage numérique minimum : gérer un e-mail, être capable de naviguer sur le site de la CAF ou Pôle emploi »
Pas facile de détecter les problèmes de connexion : « C’est un mal invisible, socialement difficile à exprimer ». Même si des questions ne trompent généralement pas : « 70% n’arrive pas à citer un autre nom de site que Google », explique la directrice adjointe.
« L’e-mail est aussi un bon marqueur, il est souvent créé par un tiers : rares sont les bénéficiaires qui connaissent leur mot de passe par cœur »
Exclusion sociale et numérique
« Le public a pas mal changé », constate de son côté Judicaël Denecé, responsable d’un Espace public numérique (EPN) à Paris, Espace 19 (et blogueur sur Rue89) :
« Moins de gens n’ont jamais touché un ordi de leur vie »
Pour lui, il n’y a plus vraiment d’indicateurs précis. « La plupart ont un e-mail mais certains le tapent dans la barre URL ou ne s’en souviennent pas. [...] Hier, j’ai aidé une dame qui m’a dit “j’ai un e-mail, chez une amie à moi”. »
Judicaël Denecé cite d’autres exemples :
un garçon est venu parce qu’il voulait postuler à McDo : il est allé dans un restaurant mais on l’a renvoyé vers le site ;
un autre devait prendre rendez-vous à un test de langue pour valider l’obtention de sa nationalité. « Il avait une liste de numéros de téléphone d’organismes, mais aucun ne répondait... Et les e-mails, les sites, il ne savait pas comment ça fonctionnait. »
L’Espace 19, qui comptait 400 inscrits en 2014, a mis en place une permanence expérimentale d’un écrivain public numérique, tous les mercredis après-midi. Il s’occupe de démarches nécessitant un ordinateur : prendre un rendez-vous à la préfecture, envoyer un CV, enregistrer sa situation sur Pôle emploi, etc.
« Parfois, on détecte ici des difficultés sociales. L’exclusion sociale et numérique, c’est concomitant »
Rejet, illettrisme
Les déconnectés subis, les plus nombreux, n’ont pour certains pas les moyens d’investir dans du matériel ou se payer une connexion, à l’image de Nicolas Carpentier. Ils peuvent aussi habiter en bout de ligne ou avoir des problèmes avec la langue.
« Il y a 7% d’illettrés en France alors que le numérique est un rapport à l’écrit. Et on estime à 15% l’illectronisme », indique Garlann Nizon, coordinatrice du réseau EPN Drôme/Ardèche qui évoque aussi les problèmes de méfiance voire de rejet.
Guy, 37 ans, habite un hameau situé à 3 km d’un petit village de Haute-Savoie, où il se rend notamment pour chercher du travail au relai Pôle emploi. Il n’a jamais eu d’ordinateur et, sur son précédent portable, surfait un peu pour faire des jeux, consulter la météo ou les infos. Il a arrêté, « trop cher ». Il n’a pas non plus d’e-mail – « Je ne vois pas trop l’utilité, il y a pas mal de piratage, les gens s’en servent à mauvais escient. »