Pour atteindre un taux de réussite quasi constant au baccalauréat (environ 88 % depuis 2014), les inspecteurs et les professeurs rivalisent d’imagination. Petits arrangements, bidouillages, argumentaires abscons… tout est bon pour faire grimper les notes. Des profs, lassés de ces consignes – passées essentiellement à l’oral – qu’ils jugent injustes, ont osé dire non à leur hiérarchie. Pour Le Point.fr, ils dévoilent les coulisses de la fabrique des notes. Un secret bien gardé.
La scène se passe dans un lycée du sud de la France. En ce début juillet, les professeurs de français peuvent enfin souffler, ils sont venus à bout de la soixantaine de copies rédigées par des élèves de première lors de l’épreuve anticipée du bac. Reste la commission d’harmonisation, une réunion où ils doivent s’entendre sur leur notation.
Ce jour-là, l’inspectrice pédagogique régionale (IPR) a fait le déplacement en personne. C’est exceptionnel ; d’habitude, un professeur est missionné par le rectorat pour encadrer ses collègues. Dans la salle, on n’entend pas une mouche voler. La dizaine de correcteurs écoutent religieusement l’IPR, une femme d’une soixantaine d’années aux cheveux courts et aux traits tirés. D’un ton autoritaire, elle annonce d’emblée la couleur : « Si la moyenne de votre paquet de copies est d’un point en dessous de la moyenne académique, vous relevez tout votre paquet d’un point ! » Simple, clair, net.
« Puni par l’inspectrice »
Personne ne pipe mot, il s’agit d’un ordre. Pierre, enseignant depuis une vingtaine d’années, bougonne dans son coin. Son paquet de copies est juste en dessous de la moyenne et, bien sûr, en dessous de la moyenne académique. L’inspectrice s’approche de lui.
– « Puisque vous êtes un point en dessous, vous rajoutez un point à toutes les copies ! lui intime-t-elle, sûre de sa logique.
– Désolé, je ne le ferai pas, rétorque Pierre, dans l’indifférence générale.
– Mais… mais vous ne pouvez pas ne pas le faire ! » s’étrangle l’IPR.
La voilà qui sort de sa poche un papier. Une circulaire du ministère de l’Éducation nationale. L’enseignant lit la page et demie avec attention, cherchant en vain la phrase qui l’obligerait à remonter ses notes. Il n’y a rien de tel et il le signifie à l’inspectrice qui, prise au dépourvu face à tant d’audace, argue du fait que l’obligation se dégage « de l’ensemble du texte ». Vexée et rouge de colère, elle devient menaçante.
– « C’est une faute professionnelle ! »
Pierre, sûr de son bon droit et de la justesse de ses corrections, ne se laisse pas impressionner.
– « Je l’assume pleinement et je suis prêt à accepter toutes les sanctions.
– Vous serez convoqué au rectorat ! » tranche l’IPR.
Pierre n’a pas été convoqué au rectorat, mais cette année, pour la première fois de sa carrière, ce professeur agrégé ne corrigera pas les épreuves anticipées de français.
« Voilà, après 17 ans de correction au bac, j’ai été puni par l’inspectrice… » conclut-il. Un de ses collègues qui osa également dire non – ils ne sont pas nombreux – a été « puni » d’une autre manière : il a été envoyé, pour faire passer les oraux, dans un lycée à 150 kilomètres de chez lui !
« L’harmonisation, pour moi, c’est une imposture, juge Pierre. Si les correcteurs étaient invités également à baisser leurs notes, pourquoi pas, mais c’est toujours à la hausse. Sous le couvert d’équité, ce n’est qu’une manœuvre insidieuse pour gonfler le plus possible les notes du bac ! »
Dissiper tous les soupçons de « petits arrangements »
Cette année encore, les 174 331 correcteurs et examinateurs devraient entendre à peu près les mêmes consignes. Le tout de manière informelle, et à l’oral de préférence. Le secret de fabrication des notes du bac est bien gardé. Il entretient un « soupçon latent affaiblissant ainsi la confiance que la société porte au baccalauréat », notait déjà, en 2008, le sénateur Jacques Legendre dans son rapport À quoi sert le baccalauréat ?. Pointant « l’absence de transparence qui entoure le processus d’harmonisation » – un processus jugé toutefois nécessaire puisque la notation est un exercice en partie subjectif –, l’élu UMP préconisait de « rendre publiques » les consignes de correction afin de « dissiper tous les soupçons de petits arrangements ». Depuis dix ans, rien ne semble avoir changé…
Concrètement, il s’agit de ne pas être en dessous de la moyenne académique de l’année précédente, surtout pas en dessous de la moyenne nationale (en 2017, le taux de réussite au bac, toutes voies confondues, était de 87,9 % et de 90,6 % pour la voie générale). Quatre millions de copies seront corrigées ce mois-ci par des professeurs consciencieux en un temps record. Mais la note finale sera-t-elle celle qu’ils ont écrite au crayon de bois le soir à la veillée ou sera-t-elle « gonflée » par leurs soins en commission d’harmonisation ou, bien plus tard, à leur insu ?
Virginie Subias Konofal, agrégée de lettres classiques et auteur de Histoire incorrecte de l’école, est persuadée que l’inspection ne se gêne pas pour passer derrière les correcteurs. Et elle a de fortes raisons de le croire. Un jour, alors qu’elle était en train de corriger des copies du bac de français, dont certaines étaient « vraiment indigentes », elle reçoit un coup de fil de son chef de jury.
« Il faut que votre moyenne remonte de 3 points, lui ordonne l’enseignant missionné par le rectorat. Soit vous remontez tout votre paquet de 3 points soit vous piochez au hasard certaines copies que vous remontez de 6 points. » Virginie Subias Konofal refuse d’obtempérer. Réponse du chef de jury : « Si vous ne le faites pas, je le ferai ! »