L’hystérie polémique qui a envahi l’espace public au sujet du port du burkini sur la plage révèle des lignes de fracture idéologiques profondes qui traversent la société française et dont l’islam sert de révélateur malgré lui.
Sans surprise, on peut tout d’abord constater que les maires ayant prononcé des arrêtés « anti-burkini » dans les communes de la côte d’Azur appartiennent tous au parti Les Républicains.
C’est le cas d’Henri Leroy, maire de Mandelieu près de Cannes, de Lionnel Lucas, maire de Villeneuve-Loubet, ou encore de David Lisnard, le maire de Cannes, et de Philippe Pradal, l’actuel maire de Nice et ancien premier adjoint de Christian Estrosi auquel il a succédé à la tête de la municipalité. Christian Estrosi, en tant que premier adjoint, aurait d’ailleurs conservé son bureau et ses prérogatives de maire, selon Le Figaro.
Ces élus appartiennent à la droite dite « dure », qui s’est emparée des thématiques et des prises de position du Front national sur les questions sociétales dont les deux caractéristiques principales sont une islamophobie décomplexée et la référence identitaire religieuse.
Lionnel Lucas, maire de Villeneuve-Loubet mais aussi député et vice-président du conseil général des Alpes-Maritime, a ainsi signé un courrier à la ministre de l’Éducation contre l’enseignement de la langue Arabe à l’école primaire, au motif que cette initiative serait « un chiffon rouge pour tous ceux qui s’alarment de l’islamisation des banlieues, de notre incapacité à digérer trente années d’immigrations, dont une forte partie d’origine nord-africaine ».
Il relaye également sur son site Internet une pétition contre l’article 6 de la loi El-Khomri, accusé de favoriser le « communautarisme en entreprise ».
Il justifie son arrêté interdisant le port du burkini sur les plages de sa commune en affirmant que cette mesure permet de faire respecter « l’égalité entre tous les citoyens en refusant tout "apartheid vestimentaire" à des fins idéologiques sans rapport avec la religion ». Nous reviendrons sur le phénomène « idéologique » mentionné par Lionnel Lucas, qui semble central dans toutes les polémiques touchant aux signes visibles de l’islam en France.
David Lisnard, maire de Cannes et député suppléant de la 8ème circonscription des Alpes-Maritimes, il appartient lui aussi à la droite « dure », qui dans les faits, a adopté et banalisé le discours du Front national sur les questions sociétales, particulièrement en ce qui concerne le volet « identitaire ».
Suite à l’attentat de Nice, le journal régional Nice-Matin publiait ainsi le texte d’un courrier de David Lisnard aux autorités catholiques du département dans lequel ce dernier appel à « apporter une réponse impitoyable à ceux qui ont juré devant le diable de nous asservir à leur démon ».
Si l’on peut légitimement s’étonner de la sémantique religieuse utilisée par un élu de la république qui interroge sur sa conception de la laïcité, cette dernière est en revanche tout à fait représentative du courant politique dans lequel la droite « dure » s’inscrit. Pour David Lisnard, le véritable défi des djihadistes est ainsi lancé « à notre civilisation inspirée de la tradition judéo-chrétienne, aux valeurs universelles de liberté, de justice et de fraternité, à l’État de droit, laïque et républicain ».
La droite « dure », plus que de s’accommoder du mélange pourtant antinomique entre laïcité et identité nationale judéo-chrétienne, organise ainsi sa promotion, détournant la laïcité de son objet premier, la neutralité de l’état en matière religieuse, au profit d’une instrumentalisation de cette dernière au service de sa conception « identitaire » confessionnelle de la nation.
En ce qui concerne Christian Estrosi, l’actuel premier adjoint de la mairie de Cannes, ses multiples déclarations ouvertement islamophobes et ses références à l’identité nationale confessionnelle, ne laissent planer aucun doute sur son ancrage idéologique.
La droite « dure », qu’il faudrait dans les faits d’ailleurs plutôt requalifier d’« extrême droite » tant elle partage les positionnements idéologiques sociétaux de cette dernière, promeut ainsi le discours ouvertement islamophobe du Front national tout en le banalisant du fait qu’elle échappe pour l’instant, grâce à son ancrage politique au sein du parti Les Républicains, à la diabolisation médiatique qui frappe le parti lepeniste. Plus que l’opportunisme électoral, qui pourrait expliquer dans une certaine mesure la radicalisation du discours politique dans une région largement acquise aux idées frontistes, un mal idéologique plus profond contamine peu à peu la société française. Le discours de la droite « dure » contribue ainsi activement à enraciner au sein de l’espace public et de l’opinion l’idéologie du « choc des civilisations » dont elle s’inspire et qui fait de l’affrontement de l’islam et de l’Occident « judéo-chrétien » le grand enjeu civilisationnel du vingt et unième siècle. Cette vision manichéenne et messianique de l’histoire mondiale fut à l’origine de la doctrine impérialiste de l’équipe Bush sous la forme de « l’axe du mal » qui servit de justification idéologique aux interventions militaires américaines au Moyen-Orient grâce à la construction d’une menace islamique mondiale, que les USA et leurs alliés régionaux ont par ailleurs largement contribué à construire.
En France, comme le révèle chaque polémique concernant les « signes visibles » de l’islam, cette idéologie se traduit par la crainte d’un « grand remplacement », une « colonisation » de la France par les populations musulmanes, théorisé par l’essayiste Renaud Camus, qui sert de support aux discours sur l’identité nationale et aux racines judéo-chrétiennes du pays, porté aujourd’hui par le parti Les Républicains. Dans ce cadre, les références à la laïcité républicaine sont utilisées en défense de « l’identité nationale » judéo-chrétienne face aux signes visibles de l’islam dans l’espace public.
Cette idéologie à tendance conspirationniste, qui considère ainsi que tous les musulmans comploteraient au nom d’un impérialisme consubstantiel à leur religion, se traduit également au sein de la « gauche » française et du parti socialiste et de ses sympathisants. Délaissant la thématique de « l’identité nationale » portée par la droite radicalisée, les signes visibles de l’islam sont combattus par la « gauche », au nom de valeurs « progressistes » comme les « droits de l’homme », et l’égalité homme-femme. L’islam est ainsi identifié par une partie de la gauche comme une force sociétale réactionnaire qui s’oppose au « libéralisme », notamment dans ses implications sociales. C’est ainsi au nom de la liberté individuelle et du « libre choix » que les signes visibles tels que le burkini sont dénoncés et combattus. La gauche libérale, parce qu’elle œuvre au niveau sociétal à l’extension du nouvel ordre économique mondial, par la destruction des structures familiales et traditionnelles, par la promotion et l’imposition du cadre contractuel des « droits de l’homme », ne peut tolérer des modes de vie ou de pensée inspirés de la « tradition » ou de la religion, perçus comme dangereusement réactionnaires car se refusant aux impératifs sociétaux de l’ordre économique libéral. Dans cette optique, le burkini est dénoncé comme étant le signe d’une pratique de domination patriarcale contraire à l’égalité homme-femme. L’arrêté rendu par le tribunal administratif de Nice considère ainsi que son port peut être analysé comme « l’expression d’un effacement » de la femme et d’« un abaissement de sa place qui n’est pas conforme à son statut dans une société démocratique ».
Or, le statut de la femme, dans la société de consommation actuelle, est avant toute chose celui d’un objet de consommation qui se donne à voir et doit par conséquent, littéralement se « dévoiler ». « L’apartheid vestimentaire » dénoncé par la droite radicalisée, se transforme ainsi pour la gauche en « apartheid économique et sociétal ». Ce bouleversement des valeurs qui renvoie à un refus de la société de consommation et au droit individuel de ne pas se percevoir ni être perçu comme un objet de consommation sexuel, paraît d’autant plus inacceptable à la gauche libérale « progressiste » que cette dernière fut à l’avant-garde du combat pour le droit à « se dévoiler » il y a un peu plus de quarante ans, et à pénétrer pleinement dans la société de consommation basée sur la « jouissance sans entraves »…
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