Le premier tour de l’élection présidentielle et les élections législatives du 14 mai ont déjoué prédictions et sondages, et mis en position favorable Recep Tayyip Erdoğan pour le second tour du 28 mai. Comment expliquer ces résultats ? Trois questions au chercheur Yohanan Benhaïm par Sarra Grira.
Sarra Grira : On dit que celui qui remporte les élections à Istanbul les remporte dans toute la Turquie. Pourtant cette fois, cela ne s’est pas produit.
Yohanan Benhaïm : Ce dicton met en évidence l’importance disproportionnée du vote d’Istanbul sur le résultat des élections du fait de sa très nombreuse population : sur les 600 députés de l’Assemblée nationale, 98 sont élus à Istanbul. À titre de comparaison, Ankara qui est la seconde ville la plus peuplée n’est représentée « que » par 36 députés à l’Assemblée. C’est aussi un rappel du fait que les municipalités ont servi de tremplin au mouvement islamiste dans sa conquête du pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan avait ainsi d’abord été maire d’Istanbul entre 1994 et 1998 avant que le Parti de la justice et du développement (AKP) ne remporte les élections en 2002.
Aux dernières élections municipales en 2019, les deux grandes métropoles, Istanbul et Ankara, avaient été gagnées par l’opposition, grâce aux candidatures d’Ekrem İmamoğlu et de Mansur Yavaş. On s’attendait donc à de bons scores dans ces deux villes pour l’opposition. Cependant, même si Kemal Kılıçdaroğlu devance Recep Tayyip Erdoğan d’un ou deux points, on aurait pu s’attendre à de meilleurs résultats, sachant que les municipalités sont désormais gérées par l’opposition, cela aurait dû avoir davantage d’effet sur le vote. Il est possible que cette candidature n’ait pas permis de capitaliser au maximum sur cette expérience municipale. Ekrem İmamoğlu et Mansur Yavaş pouvaient attirer des électorats conservateurs et nationalistes au-delà du simple électorat du Parti républicain du peuple (CHP) ; au contraire Kemal Kılıçdaroğlu, malgré ses efforts, est assimilé à l’idéologie kémaliste du parti dont il est président et il a plus de mal à attirer des personnes d’autres électorats.
Du côté des résultats aux élections parlementaires à Istanbul, on voit que la coalition au pouvoir reste en tête, mais perd des voix par rapport aux dernières élections de 2018. Cela ne se fait pas au profit de l’opposition qui reste stable, mais une partie des électeurs déçus par le pouvoir se sont orientés vers la coalition d’extrême droite menée par Sinan Oğan, le troisième candidat à la présidentielle. À Ankara aussi le pouvoir perd des voix, mais cette perte se fait au profit de la coalition d’opposition.
Donc même si l’opposition devance le pouvoir dans ces deux grandes villes à la présidentielle, aux législatives le pouvoir reste en tête. C’est sans doute lié au fait que les réseaux de l’AKP sont encore très présents dans les deux villes où le maire métropolitain est d’opposition depuis 2019, tandis que les conseils municipaux restent dominés par l’AKP. Ceci explique aussi la difficulté de l’opposition au niveau national : la coalition au pouvoir continue à bénéficier d’importants relais.
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La capacité d’Erdoğan à se réinventer
Malgré la progression de l’opposition et le recul du nombre de votes pour Erdoğan comparativement à 2018, ce dernier a failli l’emporter dès le premier tour. Comment expliquer cette large base populaire dont il continue à bénéficier, malgré le tournant très autoritaire ? Est-ce facilité par sa mainmise sur les médias ? Qu’est-ce que cela dit de la société turque ?
Recep Tayyip Erdoğan reste aux yeux de son électorat le champion des classes conservatrices, celui qui a réussi à remettre en question la domination de l’élite kémaliste sur l’État. C’est aussi à son crédit qu’est mis le développement du pays de ces dernières décennies et l’importance prise par la Turquie sur le plan international. Malgré la crise, les scandales et l’usure du pouvoir, il parvient à garder cette figure d’un homme politique qui remet en question l’ordre établi au profit des opprimés, que ce soit en Turquie ou dans le monde, alors même qu’il est au pouvoir depuis deux décennies…
Malgré ces continuités il faut bien comprendre que c’est aussi par sa capacité à se réinventer en s’appuyant sur de nouvelles alliances partisanes et électorales qu’Erdoğan se maintient au pouvoir. Alors qu’à ses débuts en tant que dirigeant il s’appuyait sur un agenda de réformes démocratiques, depuis 2015 et la reprise de la guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), il scelle son alliance de fait avec l’extrême droite par la diffusion d’un discours souverainiste, étatiste, nationaliste, qui polarise la société en criminalisant les oppositions, notamment le mouvement kurde.
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